Chapitre II
la dernière passion du chevalier frédéric de gentz
En 1829, le chevalier Frédéric de Gentz, âgé alors de soixante-cinq ans, couronnait par un merveilleux roman d’amour une vie de travail et de plaisir. Ce n’était pas un numéro quelconque qui venait allonger la liste des mille et trois victimes de ce Don Juan sur le retour. Il faisait une conquête, inattendue à son âge, celle de Fanny Elssler, la ravissante danseuse du théâtre impérial du Kærnthner-Thor, dont la jeunesse toute fraîche et la beauté harmonieuse étaient illuminées par les premiers rayons de la gloire. Le vieux libertin cueillit ce bouton de rose. Mais avec l’enivrant parfum qui s’en dégageait, un printemps nouveau se fit dans son âme corrompue et lasse.
C’était une singulière et peu recommandable existence que le chevalier Frédéric de Gentz avait menée jusqu’au seuil de l’extrême vieillesse. Doué d’une raison extraordinairement lucide et d’une des intelligences les plus déliées de l’époque, capable par moments d’un effort de volonté, presque de courage, il ne s’en jetait pas moins, tête baissée, dans toutes les folies.
Il avait un goût effréné pour le jeu, pour les femmes, pour tous les raffinements de la sensualité et pour toutes les élégances qui embellissent la vie. Il passait dans les tripots des nuits terribles d’où il sortait ravagé par les émotions, anéanti par ses pertes, accablé de reproches qu’il s’adressait à lui-même et qui ne l’empêchaient pas de reprendre, dès le soir suivant, sa place autour du tapis vert.
Après des idylles précoces il s’était fiancé. Mais la jeune fille, qui sans doute l’avait jugé incapable d’un attachement durable, avait rompu à temps un engagement périlleux, et, comme pour lui montrer combien elle avait sagement agi, Gentz se lança dans des orgies retentissantes. C’était à Berlin, dans les dernières années du dix-huitième siècle. Gentz, Prussien d’origine, y occupait une situation plus modeste en apparence qu’en réalité à l’administration centrale du royaume. Fonctionnaire d’une haute valeur, il ne se confina point dans des bureaux de ministère. En même temps qu’il fréquentait la société aristocratique, en même temps qu’il était un des hôtes les plus appréciés du salon célèbre de Rahel Levin, plus tard Rahel Varnhagen, il était très répandu dans le monde où l’on s’amuse. Il s’affichait avec une actrice d’une grande beauté, Christine Eigensatz, qui cependant ne l’enchaînait pas assez pour l’enlever à une autre maîtresse, Marianne Eybenberg. C’est à Berlin, dans cette période tumultueuse de son existence, qu’il eut l’idée bizarre de se marier. Sa femme regretta bientôt la plus déplorable des erreurs, obtint le divorce et mourut. Gentz traitait avec faste ses belles amies. Un auteur qui a publié en 1808 un Tableau de la société dans le royaume de Prusse, Buchholz, parle avec indignation de certains fonctionnaires qui, avec un traitement de 2 000 à 3 000 thalers, en dépensaient de 300 à 400 en un seul souper offert à des femmes de théâtre ou à des filles de joie. Gentz n’est pas nommé, mais c’est lui, sans aucun doute, que visait cette critique. Le joyeux viveur devint légendaire. Il figurera dans un roman de Willibald Alexis qui le représente comme un client assidu des maisons de débauche.
Lorsqu’en 1802 Gentz quitta Berlin pour aller exercer à Vienne, avec le titre vague de conseiller impérial, une activité de publiciste qui lui donna une grande importance politique, il ne changea rien à ses habitudes d’épicurien. Il s’installa au Kohlmarkt dans un appartement qu’il meubla somptueusement ; trois domestiques en livrée faisaient le service. Plus tard il fit l’acquisition d’une maison de campagne située à proximité de la ville, et qui s’appelait Weinhaus. Il sut en faire une retraite délicieuse où il accumula les meubles de prix, les objets d’art, les jolis bibelots. Des jardiniers y cultivaient à grands frais des fleurs rares que le galant propriétaire était fier de pouvoir offrir, au cœur de l’hiver, à ses nombreuses amies.
Une page de l’Autobiographie de Grillparzer nous donne une description de l’intérieur de Gentz. En 1824 le poète, dont la censure gardait indéfiniment le drame d’Ottokar, se rendit, pour s’informer des destinées de sa pièce, auprès du puissant conseiller impérial, et voici en quels termes il nous raconte sa visite :
« Je me souviens encore de l’impression de répugnance que produisit sur moi l’appartement de cet homme. Le parquet du salon d’attente était couvert de tapis capitonnés, de sorte qu’à chaque pas on enfonçait comme dans un marais et qu’on éprouvait quelque chose comme le mal de mer. Sur toutes les tables et commodes étaient placés des compotiers avec des fruits confits, afin qu’à tout moment le sybarite qui habitait là pût satisfaire sa gourmandise. Enfin dans la chambre à coucher il était étendu, en robe de chambre de soie grise, sur un lit d’une blancheur de neige. Il y avait là des bras mobiles qui lui avançaient l’encre et les plumes, quand il en avait besoin, un pupitre qui se déplaçait automatiquement dans tous les sens ; je crois que même le vase de nuit, par une pression sur un bouton, venait offrir ses services. Gentz me reçut froidement, mais poliment. »
Les Viennoises n’eurent point de peine à faire oublier à Gentz les beautés de Berlin. Ce n’est pas qu’il fût toujours très difficile dans ses choix. Christine Eigensatz fut remplacée par une personne dont il dit lui-même qu’elle était « de basse condition et d’attraits médiocres ». Il eut d’elle un fils dont il ne dédaigna pas de s’occuper ; quand elle se fut mariée, il lui servit fidèlement une pension. Son cœur eut des aspirations plus hautes. Il continuait de correspondre avec une femme qu’il avait connue dans sa jeunesse au cours d’un voyage à Weimar, Amalie Imhoff, et pour qui, quoiqu’elle eût repoussé ses hommages, il n’avait cessé d’éprouver de la tendresse. Il soupira pour de grandes dames auxquelles il pouvait à peine se permettre de laisser deviner sa passion : c’étaient la duchesse Jeanne d’Acerenza, la princesse de Solms, la princesse Dolgorouki, la comtesse Lanckoronska. Il s’enhardit auprès de la comtesse Eléonore Fuchs ; il lui confessa son amour dans une lettre qui est un chef-d’œuvre de prudente audace et qui rendit possible la continuation des relations amicales, lorsque l’aimable femme l’eut un peu sévèrement remis à sa place. Bien assez de bonnes fortunes le consolèrent des rigueurs des femmes vertueuses ou trop fières. Son journal mentionne à tout moment des entrevues galantes. Celui de 1817 en note encore dix, de janvier à juillet, avec cinq personnes différentes. Gentz avait alors cinquante-trois ans.
Pour mener cette vie de luxe et de plaisir, il fallait des revenus considérables. Gentz se les procura par un labeur opiniâtre. Ce jouisseur fut un travailleur infatigable. Ce n’est pas avec ses appointements de fonctionnaire à Berlin, ni avec les 4 000 florins touchés à Vienne, qu’il pouvait faire face à ses énormes besoins d’argent. C’est de sa plume qu’il vécut si largement. A Berlin ses écrits politiques lui ouvrirent les portes des ambassades et lui valurent les confidences des diplomates. Mis au courant de la situation en Europe, habile à démêler les intrigues des cabinets, capable de juger les mesures prises, d’en prévoir les effets et de proposer lui-même ses solutions propres, Gentz était un secours précieux pour des gouvernements qui auraient voulu être renseignés et même un peu conseillés. Ce genre de service, il le rendit à l’Angleterre. Il entretint avec les hommes d’Etat de ce pays une correspondance active dans laquelle il exposait et interprétait ce qui se passait sur le continent ; il leur communiquait ses vues qui tendaient à une lutte sans merci contre la Révolution française, puis contre Napoléon. Les Anglais attachaient une grande importance à ces informations accompagnées de conseils et les payaient en conséquence. Le carnet de Gentz enregistre en 1800 une somme de 1 500 livres sterling envoyée par lord Grenville.
A Vienne le contact quotidien avec les hommes qui dirigeaient la politique et l’ascendant que Gentz conquérait auprès d’eux donnèrent encore plus de prix à sa correspondance. Tout en écrivant mémoires sur mémoires pour le compte du gouvernement autrichien, tout en fournissant de nombreux articles au journal quasi-officiel, l’Œsterreichischer Beobachter, il ne cessa point son action à Londres, à la grande colère de Napoléon qui reconnaissait en lui l’un de ses plus dangereux adversaires. Le blocus continental gêna beaucoup les rapports de Gentz avec l’Angleterre ; les subsides qu’il en retirait lui arrivaient irrégulièrement ; il se vit obligé de restreindre son train de maison. Après 1810 cette source de revenus se tarit complètement. Gentz fut sauvé par l’hospodar de Valachie, Karadja, qui cherchait à Vienne un correspondant initié aux secrets de la politique et qui fut heureux de le trouver dans la personne du collaborateur immédiat du prince de Metternich. Une nouvelle mine d’or s’ouvrit pour le brillant écrivain. Le bon Valaque lui donnait 6 000 ducats par an, c’est-à-dire plus de 60 000 fr. Une année même, en signe de satisfaction particulière, il porta les honoraires à 20 000 ducats.
C’étaient là des sommes honnêtes. Cependant elles ne suffisaient pas à combler le gouffre
que creusait chaque jour la prodigalité de Gentz. Il lui fallut frapper à d’autres portes
encore, recourir à la libéralité du prince de Metternich, multiplier les besognes
lucratives. Les mémoires qu’il écrivit en 1811 à l’occasion de la réforme des finances
autrichiennes lui attirèrent la reconnaissance de plusieurs grandes maisons de banque. Il
fournit
au Conservations-Lexikon un article sur
Rothschild qui lui fut royalement payé. Après sa mort, Rothschild dit de lui :
« C’était là un ami ! Je n’en retrouverai jamais un pareil. Il m’a coûté de
grosses sommes : on ne saurait croire les grosses sommes qu’il m’a coûtées, car il
n’avait qu’à écrire sur un billet ce qu’il voulait avoir, et il l’obtenait
immédiatement ; mais depuis qu’il n’est plus, je sens bien ce qui nous manque, et je
donnerais volontiers trois fois ce que j’ai dépensé, si je pouvais le rappeler à la
vie. »
Enfin l’empereur François, qui pourtant ne l’aimait pas, se décida vers
la fin de sa vie à porter son traitement à 8 800 florins. Tout cet argent fondait en un
clin d’œil. Quand Gentz mourut, ses tiroirs étaient complètement vides.
Cet ardent défenseur de la politique de réaction a été naturellement l’objet de violentes attaques. Il fut exécré par les libéraux d’Autriche, ainsi par Grillparzer. On a douté de la sincérité de ses convictions ; on l’a accusé d’avoir vendu sa plume. Les gens qui le voyaient de près en jugeaient autrement. Ils appréciaient en lui non seulement le talent, mais encore le caractère. Sans doute on avait des défauts à lui reprocher ; on pouvait être scandalisé des désordres de sa vie ; on pouvait rire de certaines de ses faiblesses, par exemple de sa vanité naïve ou de la peur atroce qu’il avait de la mort. Mais ni les princes dont il soutenait la cause, ni les hommes d’Etat qui recoururent à ses lumières ne le supposaient indigne de leur confiance, pas plus qu’ils ne lui refusaient leur estime. C’est avec une sécurité absolue qu’on le choisissait pour certaines charges importantes et délicates. C’est à lui qu’on faisait fréquemment appel dans les moments critiques où la lutte contre Napoléon exigeait un redoublement d’énergie et de prudence. C’est lui qui tenait la plume au Congrès de Vienne. Il fut la cheville ouvrière des Congrès de Carlsbad, de Troppau, de Vérone. Louis XVIII sollicitait de lui des avis qu’il donnait avec une entière franchise. Après 1830, Louis-Philippe, qui l’avait connu personnellement autrefois, lui écrivait lui-même à diverses reprises comme à un homme loyal qu’il pouvait sans inquiétude charger de la défense de ses intérêts. Les nombreuses décorations que la plupart des souverains d’Europe accordèrent à Gentz paraissent aussi montrer qu’ils ne le considéraient point comme un scribe à gages, mais comme une force qui méritait d’être honorée. De très hauts personnages étaient flattés des attentions qu’il avait pour eux. A l’époque du Congrès de Vienne la faveur d’être invité à sa table était extrêmement appréciée. On était sûr d’y rencontrer la société la plus aristocratique et la plus amusante.
Ce n’était pas impunément que le fameux viveur avait passé, durant toute sa vie et sans s’accorder de repos, du tourbillon des affaires au tourbillon des fêtes. Sa constitution, quelque robuste qu’elle fût, n’avait pas été sans subir quelques atteintes. A l’approche de la soixantaine, il y eut des moments où l’organisme surmené demandait grâce. En 1823 il produisait l’effet d’un homme passablement déprimé et vieilli au baron d’Andlaw, qui a fait de lui une description assez peu attrayante :
« Le corps était incliné en avant, la démarche fuyante et incertaine ; une perruque roussâtre couvrait la tête ; le vêtement était propre, mais non tout à fait à la mode. L’expression de sa physionomie était intelligente, mais le regard manquait de fermeté. On le rencontrait rarement à pied, il était le plus souvent en voiture ou dans une chaise à porteurs. En société il ne se sentait à l’aise que lorsqu’il était entouré de figures connues ; un étranger, un visage qui lui déplaisait, ou seulement une moustache le rendaient taciturne. Un grand lorgnon noir qu’il se plantait devant les yeux lui donnait de la contenance et lui servait en même temps à dévisager les personnes présentes13. »
Gentz essayait de réparer ses forces en recourant aux eaux thermales. Ischl et Gastein lui furent plus d’une fois propices. Il en revenait avec un renouveau de jeunesse. Ce n’est plus du tout l’être fatigué, un peu décrépit, de la description du baron d’Andlaw, qui nous apparaît dans un portrait peint par Lieder en 1824. Ici la flamme intense du regard anime la figure ; si le menton et la mâchoire ont pris un peu de lourdeur, l’ensemble de la physionomie a gardé un air remarquable de finesse et de séduction vivace. En 1829, Gastein avait particulièrement bien montré ses vertus de fontaine de Jouvence. Gentz était rentré à Vienne l’échine droite et le jarret souple. Il se sentait de taille à entreprendre de nouvelles conquêtes. C’est à ce moment-là qu’il fit la connaissance de Fanny Elssler. Le vieillard devint l’amant de la danseuse qui n’avait que dix-neuf ans.
L’histoire de cette liaison nous est racontée par Gentz lui-même dans de nombreuses
lettres. Il y a d’abord celles qu’il écrivit à Fanny. Elles ne nous ont pas été conservées
toutes, la destinataire en ayant détruit elle-même la plus grande partie14. Il y a les confidences faites à Joseph
Pilat15 et à Prokesch-Osten16. Il y a des lettres à la comtesse Eléonore Fuchs, à qui, n’ayant pu
l’avoir pour maîtresse, Gentz fit savoir comment
il se
consola17. Nous avons surtout la correspondance avec Rahel devant qui
Gentz se confesse et s’analyse avec autant de clairvoyance que de franchise. Varnhagen von
Ense, le mari de Rahel, loin d’être choqué de ces lettres qui détaillaient à sa femme les
joies et les souffrances d’un sexagénaire amoureux, les comparait aux Elégies
romaines de Gœthe. « Il faut, disait-il, les lire et les honorer à titre
égal. »
C’est le hasard, raconte Gentz à Rahel, qui l’aurait mis en présence de l’éclatante étoile du théâtre du Kærnthner-Thor. Il ne l’avait point cherchée ; cependant, une fois que son heureuse fortune l’eut placée sur son chemin, il appliqua de propos délibéré tous ses soins à nourrir la passion qu’elle lui inspirait. Un autre jour il dit à la même amie que la rencontre se fit dans l’hiver de 1829 par un concours bizarre de circonstances sur lesquelles il promet des détails ; malheureusement il oublia de les donner.
Le premier témoignage direct que nous ayons des sentiments de Gentz pour Fanny est du 9 mars 1830. C’était le jour où la jeune fille, dont le vrai nom était Françoise, célébrait sa fête. Gentz lui écrit :
« Je ne pouvais me décider à vous envoyer en guise de salut pour le jour de votre fête des fleurs fraîches, parce qu’elles sont un symbole trop attristant de fragilité. Parmi celles que je vous adresse il y en a peut-être l’une ou l’autre qui après des semaines ou des mois réussiront encore à attirer sur elles votre aimable regard, et qui sait ? à éveiller en vous, pour un instant rapide, le souvenir de votre vieil ami. Si la centième partie seulement des vœux que je forme pour vous se réalise, la destinée la plus heureuse, la plus florissante, dont jamais une mortelle ait joui, sera la vôtre. Votre beauté et vos talents vous gagnent des admirateurs en foule : je ne puis me compter que parmi les muets et les désintéressés. Mais il est une chose dont je suis fier : pour apprendre comment on peut vous aimer et comment on doit vous aimer, si l’on veut être digne d’être aimé en retour par vous (à condition toutefois d’avoir des titres supérieurs aux miens), je souhaite pour votre futur bonheur, ma très chère Fanny, que tous ceux qui vous approcheront prennent modèle sur
« Votre fidèle et respectueux admirateur,
C’est un langage un peu cérémonieux et guindé. On y sent l’humilité inquiète du vieillard
qui n’est pas sûr de plaire et qui redoute le ridicule. Une pointe de jalousie perce à
l’adresse de rivaux possibles, qui auront l’avantage de la jeunesse.
Cependant il y avait autre chose encore dans ce billet que les formules
compliquées d’une galanterie sénile. Une femme pouvait y percevoir le murmure discret
d’une passion réelle. Ce style de chancellerie était comme une étoffe un peu raide, mais
que soulevaient les battements d’un cœur épris. Il faut croire que l’hommage ne fut point
dédaigné, car aussitôt Gentz se sentit encouragé à faire un nouveau cadeau. Le 30 mars, il
offrait à Fanny des « bagatelles » renfermées dans un carton, probablement des dentelles.
Un ami avait désapprouvé son choix, mais il consulta une des dames réputées pour avoir le
meilleur goût de tout Vienne ; elle l’assura que le cadeau ne serait pas moins utile
qu’agréable. « Vous pourriez me rendre infiniment heureux, dit Gentz dans son
billet d’envoi, si, sans ajouter une parole de remerciement, chose contre laquelle je
proteste de toutes mes forces, vous vouliez bien écrire de votre jolie main sur un petit
bout de papier ces mots : Vous avez eu raison. Voudriez-vous rejeter une demande si
modeste ? »
Le viveur blanchi sous le harnois parle encore avec la timidité d’un écolier. Le haut
personnage, familier avec les puissants de la terre, se fait petit devant une célébrité
naissante d’opéra. Il tremble au moment de s’engager dans une aventure qui à la fois
l’attire et l’effraie. S’il est enhardi peu à peu par l’accueil que la bien-aimée fait à
ses déclarations et à ses présents, il lui faut néanmoins d’autres encouragements encore.
Il éprouve le besoin
de savoir ce que ses amis pensent de son
cas. Il va faire des confidences à l’un des plus délicats et des plus dévoués, à
Prokesch-Osten, une de ces natures loyales et sûres auxquelles vont tout droit les
épanchements. Comme s’il voulait prévenir les railleries auxquelles il s’attend, il avoue
sa faiblesse avec un sourire ; il rappelle son âge et se range dans la famille des
vieillards que les années n’ont point protégés contre la folie. Il invite son jeune
confident, qui est poète à ses heures, à écrire quelques variations sur l’histoire, contée
par André Chénier, d’un barbon amoureux ; il lui signale aussi, comme matière à
développements, une anecdote qu’il cite en français : « Dénon, à l’âge de
quatre-vingt-trois ans passés, se supposait de bonne fortune, non par fatuité, mais
seulement pour prolonger les illusions du bel âge. »
En souple diplomate autant qu’en ami indulgent, Prokesch-Osten endort les scrupules de
Gentz ; il lui reproche de se vieillir ; il voit dans cette dépréciation de soi-même la
coquetterie d’un homme qui promet moins, pour donner plus. « Malheur au cœur,
dit-il, que les années dépouillent de toute floraison, et malheur à la doctrine qui
considère comme de la dignité et de la sagesse un desséchement prématuré ! Ce n’est pas
ainsi que pense Anacréon, lorsqu’il dit dans une de ses chansons qu’il ignore si ses
cheveux grisonnent ou même tombent ; ce qu’il sait fort bien, c’est qu’il faut tenir
avec d’autant plus de chaleur et de passion
aux joies de la vie
que celle-ci se rapproche davantage de la fin. »
Prokesch-Osten ne troussera pas
de couplets malicieux sur le thème du barbon amoureux ; il composera un sonnet où seront
idéalisés les premiers aveux échangés entre Gentz et Fanny.
« Cela ne s’appelait point de la douleur, cela ne s’appelait point de la joie ; c’était plus que l’une et l’autre intimement unies. Je n’arrive pas encore à comprendre comment j’ai trouvé des mots pour lui avouer ce que je lui ai tu.
« Je vis briller dans ses yeux une sombre flamme. Alors mon doute tomba, mon inquiétude s’évanouit. Je saisis clairement qu’elle comprenait mon cœur et je m’écriai : Rien ne me séparera de toi !
« Quant à elle, elle dit des paroles merveilleuses, tendres et douces, comme jamais je n’en avais entendu de sa bouche. Elle était inondée d’une clarté singulière.
« Si bien que tous ceux qui l’auraient vue seraient tombés à genoux. Puis elle s’en alla, non pas comme vont des êtres humains, et à mon regard elle resta visible longtemps encore. »
La comtesse Fuchs, mise également dans le secret, fut suppliée de ne pas le trahir. A
cette dame qui avait résisté à ses avances, Gentz vante les heures délicieuses qu’il passe
avec sa nouvelle amie. Pour éviter le ridicule de paraître trop sérieusement épris, il
affecte un air de philosophe blasé. « La fragilité, dit-il, n’est-elle point le
sort
de l’humanité ? »
et il ajoute en répétant la
citation française dont il s’était déjà servi dans sa lettre à Prokesch-Osten :
« Je me livre à ces fredaines non par fatuité, mais pour prolonger les illusions
du bel âge. »
Nous n’avons point la réponse de la comtesse, mais il est permis
de supposer qu’elle ne contenait point de blâme bien farouche, car, dans la lettre
suivante, Gentz continue sa confidence le plus naturellement du monde et, maintenant, il
ne dissimule plus la force de sa passion.
« J’ai déjeuné tendrement, écrit-il à la comtesse le 23 juin 1830, avec une personne qui a vingt ans aujourd’hui même et qui, sans effort, sans presque le vouloir, m’a emprisonné dans un véritable réseau magique. Venez ce soir au ballet et vous verrez combien elle est belle ! Cependant sa beauté ne suffit pas pour expliquer l’incendie qu’elle a allumé en moi. Il faut qu’il y ait là-dessous un autre mystère. Il se passe des choses surnaturelles. »
La veille de l’anniversaire de la naissance de Fanny, Gentz avait passé une partie de la journée avec elle. Depuis cinq semaines il la voyait tous les jours. Il lui avait promis que, s’il la fatiguait par ses bavardages, il se contenterait de la contempler en silence. Ces rencontres quotidiennes rendirent l’intimité complète. Le 2 mai Gentz se servait encore, en écrivant à Fanny, de la tournure cérémonieuse par Sie ; le 23 juin il la tutoie. Ce jour-là, quoiqu’il l’ait vue longuement la veille, il ne peut résister au besoin de lui écrire ; il lui dit :
« Avec quelle émotion je t’adresse aujourd’hui mes souhaits, tu le sentiras toi-même, puisque tu as compris depuis longtemps combien est immense mon amour pour toi. Les petits cadeaux que je t’envoie ci-joints m’apparaissent comme de la poussière si je les mets en balance avec le bonheur sans nom que m’ont procuré dans ces cinq dernières semaines mes entrevues de chaque jour avec toi. Si je pouvais donner à mes vœux de la force et des ailes, toute ta belle existence serait une suite ininterrompue des heures les plus fortunées. Je suis fier d’avoir reconnu toute ta valeur, dont ta beauté et ton art ne sont que des parties, et j’apprécie plus que tous les biens de la terre l’amitié par laquelle tu récompenses mon amour. Tu sais combien je suis enclin aux pensées mélancoliques. Pardonne donc, mon amie adorée, si même aux délices de ce jour je mêle une pensée amère. Je ne puis écarter de moi cette question : Que sera-t-il advenu de nous la prochaine fois que ce jour reviendra ? L’avenir est caché par un voile sombre. Je ne veux pas le soulever. Que de moi Dieu dispose comme il lui plaira. La seule chose que je lui demande, c’est qu’il répande à flots sur toi les bénédictions de toutes sortes. Ce dont je suis sûr, c’est que ni le temps, ni l’éternité ne sauraient éteindre le sentiment que tu as éveillé dans mon cœur. Même ce noble mot de Treue (fidélité) n’est pas assez fort pour l’exprimer. C’est en toi seulement que je vis, et mourir n’a désormais pour moi d’autre signification que de quitter un monde dans lequel tu respires.
« J’ai le courage de croire que, moi aussi, je ne pourrai par rien être arraché de ton cœur, et si, par une simple pression de ta main, tu m’affirmes que je ne me suis pas trompé, il ne me restera plus de vœux à former à l’occasion de la fête du 23 juin, après le bonheur que j’ai eu la veille. »
Les deux amants sont à Vienne. Leur liaison commence à être connue ; on l’accepte sans blâme, ni raillerie. Quoique rien ne les sépare, les lettres et les billets se succèdent. Gentz doit voir Fanny dans quelques heures ? Il lui écrit pour lui dire son impatience de la rejoindre. Il vient de la quitter ? Il lui écrit pour la remercier de l’ivresse qu’elle lui a fait goûter. Fanny répond ; elle surmonte la crainte qu’elle éprouve, elle, fille d’opéra sans instruction, sans orthographe, à placer de sa prose sous les yeux de l’un des plus merveilleux stylistes du temps ; elle copie des vers qui expriment ses sentiments mieux qu’elle ne saurait le faire, et les envoie à son ami. Et lui s’extasie devant ce naïf griffonnage ; il la félicite du choix des vers ; il baise la main qui a écrit de si douces choses, en attendant l’heure où ses baisers monteront jusqu’à la bouche.
Un sentiment nous frappe dès maintenant dans cette
correspondance : c’est la sécurité parfaite avec laquelle Gentz jouit de l’amour de Fanny.
Nous sommes surpris de l’entendre dire : « J’ai le courage de croire que, moi
aussi, je ne pourrai par rien être arraché de ton cœur. »
N’y avait-il pas à
parier 90 pour 100 qu’un galant de son âge aurait le sort qu’Agnès, dans l’Ecole des Femmes, inflige à Arnolphe ? Gentz, quoiqu’il connût son Molière, fut
sans crainte. A ses timidités du début a succédé maintenant le bonheur limpide d’une
possession sûre. Pas un instant il n’a le plus petit mouvement de défiance ou de jalousie.
Est-ce fatuité ? Non. Il a vu clair dans le cœur de Fanny ; il la sait sans duplicité,
sans vice. Il lui a donné la preuve d’un amour extraordinaire, fondé sur l’estime autant
que sur l’admiration de sa beauté. Elle a été sensible à cet hommage, et, en échange, elle
lui a fait le don irrévocable d’elle-même. Voilà ce dont il est absolument convaincu.
« Une chose est certaine, lui écrit-il le 3 juillet 1830, c’est que, au moment où
je t’ai quittée hier, un sentiment de paix s’est éveillé en moi, comme
je ne l’avais plus connu depuis longtemps, et que ce sentiment avait passé de ton âme
tranquille dans la mienne. Mon sommeil aussi fut doux, comme si j’avais dû me réveiller
au paradis. »
Quelques jours après, Gentz assistait à un ballet où dansait
Fanny. Un prince qui était dans la même loge que lui remarqua son attitude immobile et
silencieuse. Le haut
personnage en conclut que les rapports avec
Fanny devaient être excellents. « Un tel calme, dit-il, suppose de l’harmonie et de
la sécurité. »
Et Gentz, qui raconte l’incident à la comtesse Fuchs, ajoute :
« Il n’a pas tout à fait tort. »
Cette quiétude adoucit pour Gentz les douleurs d’une longue séparation. Il était sûr que pendant son absence Fanny lui serait fidèle. Dans les derniers jours de juillet il fut obligé d’accompagner le prince de Metternich qui allait passer la saison des chaleurs dans son domaine de Kœnigswart. La perspective de ce départ avait éveillé en lui des sentiments contraires. Son cœur en était profondément attristé, mais sa raison s’en félicitait. Sa raison s’alarmait de l’intensité toujours croissante d’une passion qui menaçait de le dévorer. Une absence de plusieurs semaines dissiperait peut-être ce vertige qui entraînait toutes ses pensées. Peut-être, soustrait au charme qui l’ensorcelait, se ressaisirait-il. Ce n’était pas une liberté complète qu’il souhaitait, mais l’apaisement d’une fièvre brûlante. Même s’il arrivait à modérer ses sentiments, écrivait-il à la comtesse Fuchs, il lui en resterait bien assez pour en vivre jusqu’à la fin de ses jours.
Le cœur étouffa la voix de la raison. A mesure que l’heure du départ approchait, la tristesse de Gentz augmentait, vainement combattue par Fanny qui redoublait de tendresse. Elle se prodigua pour remonter son courage et réussit enfin, le jour des adieux, à faire taire ses gémissements. Le même soir il lui écrivait encore pour la remercier :
« Tu as mis aujourd’hui le comble à tes bienfaits, chère Fanny, en me rendant supportable une des heures les plus terribles de ma vie, en réussissant presque à me l’adoucir. Sans doute les douleurs qui m’oppressaient lorsque j’ai pris congé de toi, me suivront à chaque pas que je ferai ; mais, par contre aussi, tes paroles tendres et fortes auront partout et toujours un écho dans toutes les profondeurs de mon cœur. Adieu, toi que j’aime d’un amour inexprimable ; je ne veux point, par mes larmes amères, amollir ton âme céleste ; je ne veux pas m’anéantir moi-même dans un gouffre de tristesse ; je veux vivre, de même que toi tu vis, et, avec mon amour, braver tous les coups du destin, la mort même. Mais toi, ma douce enfant, puisse le ciel t’accorder sa meilleure protection ! »
Le lendemain matin la chaise de poste se fait attendre. Il est six heures et demie. Gentz
saisit encore vite sa plume. « Toutes mes pensées, écrit-il, sont auprès de toi,
chère Fanny ! Pourquoi faut-il que je quitte Vienne ? Pourquoi ne puis-je pas jeter
encore un regard dans l’abîme de tes yeux ? Adieu, ange, pense à moi ! »
En route il exhale ses plaintes en quatre strophes mélancoliques :
« C’est ainsi que je m’éloigne, en me lamentant tout bas, du doux objet de mes vœux, et quand même c’est pour quelques jours seulement, quelques jours, c’est trop.
« L’amour fera le compte de son temps par heures et non par années. Le jour passé dans la solitude est pour lui une longue, une éternelle souffrance.
« Car précieux sont les moments que seul un Dieu nous donne et nous enlève. Souvent un instant rapide conduit au bonheur ; un instant seulement y mène celui qui aime.
« C’est pour cela que je quitte, le cœur accablé, ce lieu chéri : j’emporte avec moi toutes mes douleurs et toute joie. »
Gentz était à peine installé à Kœnigswart, qu’une grosse nouvelle mettait en émoi les habitants du château. Une révolution venait d’éclater à Paris ; le trône était renversé, Charles X prenait le chemin de l’exil. Ainsi ce funeste esprit de liberté que le prince de Metternich avait combattu et traqué dans toute l’Europe n’était point terrassé ! Le principe de la légitimité dont il avait été l’infatigable champion était de nouveau foulé aux pieds par un peuple indocile ! L’œuvre de la Sainte-Alliance était détruite ! Il était urgent de parer au mal ; il fallait l’empêcher d’étendre ses ravages. Il y eut à Kœnigswart un branle-bas de combat. Des courriers arrivaient de Vienne, bride abattue ; Metternich envoyait des estafettes de tous côtés ; il fallait donner le mot d’ordre aux ambassades ; il fallait empêcher les journaux de faire connaître les événements de Paris, il fallait réprimer tout mouvement libéral en Autriche et en Allemagne.
Il semblerait que Gentz aurait dû être particulièrement affecté du retour offensif de
l’hydre révolutionnaire contre laquelle il avait lutté pendant plus de trente ans.
Quoiqu’il n’aimât point Charles X, la chute de ce souverain était la défaite du système
politique pour lequel il avait vécu, dont il avait vécu. Néanmoins, au milieu de ses amis
consternés, il resta souriant et fut même joyeux. C’est que, la veille du jour où
arrivaient à Kœnigswart les nouvelles de Paris, il avait reçu de Fanny une lettre
contenant des fleurs et des vers. Cet envoi lui avait causé un bonheur immense. Toute la
journée il avait montré un entrain merveilleux. Le soir sa bonne humeur avait mis en fête
le salon du prince. Il s’était prêté de la meilleure grâce du monde aux taquineries des
princesses Hermine et Léontine de Metternich. On lui disait qu’il avait une nature
féminine. Pourquoi ? demanda-t-il. C’est parce que vous avez, lui fut-il répondu, les
nerfs irritables, la peau sensible, l’âme tendre, la voix douce et une coquetterie sans
bornes. Le prince ajoutait que d’ailleurs il aurait été une femme des plus séduisantes et
qu’à un âge avancé il aurait encore, comme Ninon de Lenclos, tourné la tête aux hommes.
« Eh bien, disait la princesse
Léontine,
je vous déclare que, si vous voulez maintenant encore vous changer en femme, je serai
demain votre amoureux. »
Et Gentz de répliquer : « Je vous suis très
reconnaissant de ce compliment ; il me démontre que si une femme ou une jeune fille
était assez folle pour me permettre, en ma qualité actuelle d’homme, de l’aimer malgré
mes années, vous lui pardonneriez cette folie, surtout si je n’exigeais point qu’elle
m’aimât en retour. »
Tout le monde répondit : « Naturellement. »
Cette allusion à Fanny Elssler eût été un manque de tact, si Gentz n’avait été amené à la
faire par ses hôtes eux-mêmes qui avaient, les premiers, effleuré ce sujet, en termes
d’ailleurs très délicats et très bienveillants. La soirée s’était terminée par une
promenade dans le parc, où Gentz fit aux dames un petit cours d’astronomie. Le prince de
Metternich lui dit en le quittant : « Il faut qu’il vous soit arrivé aujourd’hui
quelque chose de fort agréable, car il y a longtemps que je ne vous ai vu si
gai. »
C’est de cette joie que débordait encore son cœur le lendemain matin, au milieu de
l’effarement causé par les dépêches venues de Vienne. Sa pensée était auprès de Fanny,
pendant que Metternich l’obligeait à travailler avec lui. Il prit prétexte d’une douleur
au pied pour éviter une promenade que lui proposait le prince. Son désir était de rester
seul et de s’enfermer avec les chers souvenirs de sa bien-aimée. Il lui écrit : « …
Me
voici donc, assis à cette place, abreuvant
mon âme de la douceur de ta chère lettre (la troisième) de samedi dernier, et des
corolles de fleurs que ta main a cueillies et touchées, et des vers qui les
accompagnent, et j’oublie la politique et le monde et je ne pense qu’à toi. »
Il
la remercie avec chaleur de lui avoir écrit ; il lui en est d’autant plus reconnaissant
qu’elle a horreur de prendre la plume ; ce sacrifice qu’elle s’impose est une des
meilleures actions qu’elle puisse accomplir dans sa vie. Il lui raconte longuement la
soirée de la veille. « Tes lettres avaient éveillé toutes mes forces vitales ;
au-dedans de moi-même c’est de toi que j’étais sans cesse occupé ; à la promenade, à
table, dans les étoiles, je ne voyais que toi, je ne songeais qu’à toi. »
Il
fait le récit d’un petit accident qui lui est arrivé dans la nuit. Croyant entendre le
bruit d’une voiture, il s’était réveillé en sursaut, avait bondi de son lit, buté contre
le seuil de la porte et s’était blessé à la cheville. Puis il parle d’un mauvais roman
qu’il a lu pour faire plaisir à Thérèse Elssler qui s’intéressait à l’auteur. Il s’emporte
contre « le plus méprisable des coquins », un directeur de théâtre, semblerait-il, qui
faisait des misères à Fanny. Enfin il s’inquiète d’un certain livre qu’il ne nomme point,
qui était entre les mains de Fanny, et qu’il voudrait savoir en lieu sûr. Quel était ce
dangereux ouvrage ? Sans doute les Reisebilder de Heine, de ce
malfaiteur littéraire qui était frappé d’interdiction pour
cause
de libéralisme, mais dont Gentz et Fanny savouraient ensemble, en cachette, les poésies,
comme il l’avouera plus tard à Rahel.
Voilà quels étaient les pensées et les sentiments d’un des plus vaillants défenseurs des trônes, le jour où un trône s’écroulait en France.
Après la villégiature de Kœnigswart, une nouvelle séparation vint mettre à une rude épreuve le courage de Gentz. En septembre Fanny se rendait à Berlin où elle était engagée pour deux mois, avec sa sœur Thérèse. Comment Gentz avait-il pu consentir à ce départ ? Il le dira lui-même plus tard à Rahel qui s’en étonnait. En permettant que son amie s’éloignât, il montrait combien profond et désintéressé était son amour pour elle. Le souci de son avenir d’artiste exigeait que Fanny parût sur des scènes étrangères. Tant qu’elle restait à Vienne, elle n’était qu’une célébrité locale. D’ailleurs nul n’est prophète en son pays. Elle aurait dans sa ville natale plus de prestige, si elle y revenait avec des lauriers conquis au dehors. Le voyage à Berlin offrait des avantages que l’amour de Gentz ne pouvait remplacer. Il n’avait pas de fortune à laisser à la chère enfant. Il ne se reconnaissait pas le droit d’entraver sa carrière. Il fit donc taire toute considération égoïste et se résigna au martyre.
Il voulut du moins qu’il y eût à Berlin quelqu’un qui parlât de lui à sa bien-aimée, chez qui elle fût sûre de trouver un peu de sa propre tendresse, et qui enfin le tînt lui-même au courant de ce qui advenait à l’absente. C’est à Rahel Varnhagen qu’il confia ce rôle.
Rahel ne savait rien encore de la dernière passion de son vieil ami. Elle en apprit toute la force et les singuliers effets par une lettre du 22 septembre 1830.
« Vous serez étonnée, lui écrivait Gentz, peut-être même effrayée, si je vous dis que l’objet de cette passion est une jeune fille de dix-neuf ans et, qui plus est, une danseuse. Il me faut compter non seulement sur votre bienveillance, mais encore sur votre libéralité (dans l’acception ancienne, la plus noble du mot), sur votre manière de voir qui s’élève au-dessus de toutes les considérations vulgaires, sur votre esprit ouvert, sur votre tolérance, pour ne pas redouter qu’après un aveu de ce genre vous ne me condamniez sans pitié ni merci.
« Mais si je vous affirme que ma liaison avec cette jeune fille a versé sur moi une plénitude de bonheur comme je ne l’ai jamais connu, que cette liaison est devenue le contre-poids de soucis multiples auxquels j’aurais succombé sans cela, le principe qui entretient la sérénité de mon âme, qui entretient ma santé et ma vie, alors vous ne serez pas seulement disposée à m’excuser, mais avec votre habituel esprit de justice éclairée vous reconnaîtrez qu’une personne capable d’exercer une telle action sur moi doit posséder, outre le charme infini qui me captive, certaines qualités qui expliquent des relations de la nature de celles que je vous décris. »
« Cette personne, continue Gentz, est pour le moment à Berlin. » Il demande à Rahel de ne pas se contenter d’entendre parler d’elle, mais d’aller la voir au théâtre. Il sait que Rahel fait grand cas de la physionomie extérieure des gens. Il est curieux de connaître l’impression produite par Fanny sur un juge aussi avisé.
Dans la même lettre Gentz fait un autre aveu. En même temps que le goût du monde, que le culte de la beauté féminine et que l’amour, Fanny a réveillé en lui le goût de la poésie. Il s’est plongé dans la lecture de poètes anciens et modernes, latins, allemands, italiens, français. Un exemple va montrer à Rahel jusqu’où il en est venu : il s’est épris de Heine, oui, de Heine, le libéral, le pamphlétaire, l’apôtre de la Révolution ! Depuis plusieurs mois déjà il se délectait avec les Reisebilder, ces pages si frondeuses, si dangereuses, mais coupées de si exquises poésies. Aujourd’hui c’est le Buch der Lieder qui le charme. Il n’en apprécie pas également tous les morceaux, mais il en est qui sont délicieux. Aimer une danseuse, à son âge, et sympathiser avec Heine, voilà certainement deux faiblesses auxquelles on ne se serait pas attendu de sa part ! Il n’aurait pas osé s’en ouvrir à Rahel, si sa lettre n’avait pas dû lui être transmise par un courrier autrichien, c’est-à-dire par un moyen plus sûr que la poste ordinaire.
La réponse de Rahel, datée du 9 octobre, est curieuse. Elle nous montre une entière « libéralité », pour employer le mot de Gentz, une complète absence de pruderie et de préjugés chez une des femmes du monde les plus considérées du Berlin de 1830. Rahel avait avec Gentz son franc parler ; elle ne se privait pas de gronder ou de railler ce grand enfant. Cette fois, elle n’eut pas une parole de blâme. Au contraire l’accueil affectueux, vraiment maternel, qu’elle fit à Fanny fut l’approbation d’une liaison qui aurait pu ou la scandaliser ou l’inquiéter. La beauté, le caractère et le talent de la jeune fille lui inspirèrent une admiration qu’elle traduisit librement, sans craindre d’aviver encore par ses paroles enthousiastes la flamme qui dévorait le vieillard. Des deux côtés elle encourage et favorise cette liaison, du côté de Fanny en lui parlant de Gentz en amie dévouée, du côté de Gentz en exaltant les qualités de sa bien-aimée.
Rahel raconte donc que Fanny arrive dans son salon rempli de monde. La belle visiteuse, invitée à s’asseoir à côté de la maîtresse de maison, attache sur elle de longs regards souriants, caressants, pleins de confiance ; c’est l’enfant attendu, venant se serrer contre sa mère qu’il ne connaît pas encore. Les deux femmes auraient pu se parler à mi-voix ; elles ne le font pas. Elles causent, se comprenant à demi-mot, de Vienne, des lettres arrivées de là-bas, des réponses que l’on fera. Le nom de Gentz n’est pas prononcé, et Rahel s’écrie triomphalement dans le récit qu’elle fait de cette conversation : « Y a-t-il une diplomatie plus adroite ? » L’on se promit de se revoir souvent. Il y avait malheureusement un ennui : c’était la présence, presque inévitable, de Thérèse, la sœur aînée, la Minerve au front majestueux. Rahel sentait que, malgré toute sa diplomatie, ce témoin serait un obstacle aux effusions complètes.
A cette première visite, Fanny séduisit sa nouvelle amie plutôt par l’harmonie de tout son être et par l’expression de son visage que par le détail de sa beauté. Sa toilette avait empêché Rahel d’analyser sa perfection. Elle portait des gants blancs qu’elle n’eut pas l’occasion de quitter, de telle sorte qu’il fut impossible d’admirer la finesse de ses mains. Sa robe montait jusqu’au menton, cachant les lignes gracieuses du cou. Sa jolie tête disparaissait sous une capote de dentelles garnie de fleurs. Pour la contempler dans toute sa splendeur, il fallut attendre que Rahel la vît au théâtre. Alors celle-ci fut éblouie. Ce fut alors, écrivait-elle à Gentz, « que Vénus tout entière sortit des flots ». Le compte rendu dithyrambique qu’elle lui envoya de la représentation fut comme un vin capiteux qu’il but avec béatitude et qui acheva de le griser.
On comprend que Gentz ait appelé la réponse de Rahel une lettre d’une importance capitale
pour lui et qu’il ait dit à la confidente, à l’indulgente
protectrice de ses amours : « Il n’y a pas deux amies comme vous au
monde ! »
La passion qui était maintenant sa principale raison de vivre était
approuvée, encouragée, par une femme dont le jugement était décisif à ses yeux. Sûr
désormais de trouver chez elle un écho sympathique, il lui dévoila complètement son cœur ;
il analysa devant elle ses sentiments avec cette merveilleuse lucidité d’esprit qui le
distinguait. Ce qu’il y a de remarquable dans ses confidences, c’est la force de la
passion qu’il exprime, et en même temps la sûreté avec laquelle il la dissèque. Rahel
admirera sa précision d’anatomiste.
« Oui, ma chère amie, écrit-il de Presbourg le 18 octobre 1830, il faut que je vous en fasse l’aveu : toutes les passions qui ont jamais bouillonné dans ma poitrine (et depuis vingt ans, je m’en croyais délivré à tout jamais) n’ont été que jeux d’enfants, comparées à celle que cette jeune fille a fait brûler en moi… Maintenant que vous avez constaté quelques-uns de ses charmes, cela vous semblera naturel et croyable, si je vous dis que Fanny n’aurait eu qu’à faire un signe pour voir à ses pieds dix amants plutôt qu’un, et des plus séduisants, des plus puissants. Elle les a dédaignés tous, et c’est moi qu’elle a choisi. Je n’avais à lui offrir ni jeunesse, ni beauté, ni richesse, rien de ce qui pouvait captiver une jeune fille et, qui plus est, une personne appartenant au théâtre. Les plus éclairés parmi les hommes ordinaires pensent et disent (car ma liaison avec elle est le sujet d’innombrables conversations dans la société d’ici où ma présence est bien vue) que j’ai fait sa conquête uniquement par ce qu’on appelle mon éloquence. Cela serait déjà bien assez curieux ; mais il s’en faut de beaucoup que ce soit la bonne explication. C’est uniquement par la puissance magique de mon amour que je l’ai conquise. Lorsqu’elle a fait ma connaissance, elle ne savait pas, elle ne soupçonnait pas qu’il y eût un pareil amour, et cent fois elle m’a avoué que par la manière dont dès le premier moment je me suis comporté avec elle et, dans la suite, par la révélation d’un amour ni fréquent, ni vulgaire, qu’elle n’aurait jamais cru possible, je lui avais ouvert un monde nouveau. Ici et pas ailleurs est la clef de tout le mystère.
« Il va de soi que je n’ai jamais eu la folle prétention de m’attendre à ce qu’elle m’aimât en retour, dans l’étroite acception du mot ; je ne m’imaginais point (car ma raison ne m’abandonne pas, même au milieu de la passion la plus violente) qu’elle pût devenir amoureuse de moi. Il m’a suffi de lui inspirer un sentiment flottant entre l’amitié, la reconnaissance et l’amour, et j’ai véritablement réussi (car l’homme réussit toujours dans ce qu’il poursuit avec une pleine énergie et une vraie persévérance), j’ai réussi à établir, à consolider en elle ce sentiment de telle façon qu’il a peu à peu rempli toute mon âme et qu’aujourd’hui, à moins que tout ne me trompe, tout autre sentiment aurait de la peine à s’y substituer ou à le vaincre.
« Songez un peu ce que c’est, de voir récompensée de la sorte une passion comme la mienne, à mon âge, avec le peu de titres qui me restent ! Figurez-vous la satisfaction de l’amour-propre 18, dont aucun mortel ne peut se débarrasser, et moins que tout autre celui qui aime la flatterie au même point que vous et moi ; imaginez-vous la félicité de rapports quotidiens, troublés par rien, avec une personne en qui tout me séduit, qui n’a pas besoin « de sortir des flots comme Vénus tout entière » (expression divine et parfaitement compréhensible pour moi, employée dans votre lettre !), dont les yeux, dont les mains (examinez-les donc !), dont tous les attraits pris un à un peuvent pendant de longues heures absorber ma contemplation, dont la voix m’ensorcelle, et avec laquelle j’ai des entretiens intarissables dont vous seriez souvent stupéfaite, comme avec l’élève la plus studieuse (je fais son éducation avec une sollicitude paternelle), avec quelqu’un qui serait à la fois ma bien-aimée et mon enfant ; imaginez-vous cette abondance de jouissances et en outre tant de choses encore qui ne peuvent pas se dire, et il sera facile à une âme de la force de compréhension de la vôtre, de s’expliquer complètement ce que d’autres considéreront comme une folie. D’ailleurs vous avez déjà deviné la plupart des choses ; votre lettre et l’accueil que vous avez fait à Fanny m’en sont la preuve. »
Gentz en veine de confidences ne peut plus s’arrêter. Son cœur déborde, sa lettre s’allonge. Sa pensée se reporte à la première entrevue de Rahel et de Fanny. Le paternel éducateur craint que son élève n’ait pas été brillante. Elle a dû paraître timide et gauche, pense-t-il ; en présence d’une femme dont elle a entendu vanter l’intelligence merveilleuse, elle aura été paralysée par la conscience des lacunes de son instruction. Il espère cependant que la petite sauvage finira par se laisser apprivoiser et que sa langue se déliera ; il compte sur Rahel pour continuer l’œuvre commencée par lui.
Parmi les autres points auxquels il touche, il y a la question du retour de Fanny à
Vienne. Rahel lui avait demandé s’il ne craignait pas que sa charmante petite amie,
devenue l’idole du public berlinois, ne se laissât retenir définitivement par des offres
brillantes qui lui étaient faites. Il avoue que cette réflexion lui avait causé une chaude
alerte. Mais sa frayeur ne dura point. Ses rapports avec Fanny étaient de nature telle
qu’il était sûr de la voir rentrer à Vienne à la fin de ses deux mois de congé. Sa seule
inquiétude était qu’on ne lui proposât un engagement tellement avantageux à Berlin que
lui-même se crût obligé, tout le
premier, de la pousser à le
signer. Si cette éventualité ne se produit pas, il pense qu’il la reverra dans les
premiers jours de décembre. Mais il serait heureux que Rahel pût la décider à partir une
quinzaine de jours plus tôt. « Je ne puis presque plus, écrit-il toujours dans la
même lettre, supporter la torture que me cause son absence. Tant qu’elle était ici — et
cela est une des choses remarquables de cette période de ma vie — toutes les affaires,
même les plus désagréables (où y en a-t-il d’autres en ce moment ?) devenaient faciles
pour moi, et je n’ai pas négligé la plus petite de celles que m’imposaient mes fonctions
publiques. Aujourd’hui je suis parfois accablé de mélancolie. Dites-lui tout cela, si
vous avez l’occasion de lui parler de moi et de nos relations. Ajoutez (et cela aussi
est la pure vérité) que ma santé même en souffre. »
Cette « grande lettre de Presbourg », comme disait Rahel, grandis epistola, demande qu’on s’y arrête. La passion qu’elle analyse avec tant de complaisance n’est point banale. Les sens certes y ont leur part. Mais il s’y mêle aussi des éléments de nature plus éthérée. Le romantisme qui sommeillait dans l’âme de cet homme de salon, partagé entre les frivolités mondaines et la politique, s’était réveillé avec force. La petite fleur bleue renaissait sur un sol ravagé par les orages de la vie. Cet idéalisme s’accompagnait de confiance. La lettre à Rahel exprime la même certitude d’être aimé que celles que Gentz écrit, soit à la comtesse Fuchs, soit à Fanny elle-même.
Cependant cette lettre nous fait voir, sans que Gentz s’en aperçoive, une menace pour son bonheur dans les raisons mêmes qu’il se donne pour le croire à l’abri de tout danger. Il n’attribue son succès ni à ses charmes physiques évidemment défraîchis, ni à ses phrases enveloppantes de beau parleur. Son assurance se fonde uniquement sur les mérites de son amour dont la profondeur et le désintéressement ont plus de prix, pense-t-il, que les turbulentes ardeurs de la jeunesse. Mais le péril était précisément dans cette gravité d’une passion qui pouvait paraître trop peu juvénile. Gentz s’imagine avoir une supériorité sur les amoureux ordinaires. Il ne fait qu’indiquer le défaut de la cuirasse. On est choqué de lui voir prendre avec sa maîtresse un rôle d’éducateur. La disproportion d’âge est vraiment trop grande entre cet Abélard et cette Héloïse. Quand il se comporte à la fois en père et en amant, on est péniblement impressionné comme d’une vague odeur d’inceste. Il fallut des prodiges d’habileté et de dévouement pour voiler à une jeune fille de tempérament sain et d’esprit droit le déplaisant paradoxe d’une telle situation. Rahel ne releva point ce qu’il y avait là de faux et d’anormal. Elle garda son air ravi et bénisseur.
L’espoir dont s’était bercé Gentz de voir revenir Fanny dès la seconde quinzaine de
novembre ne
se réalisa point. Les Berlinois ne pouvaient se
décider à laisser partir la sémillante Viennoise. Sans doute ses triomphes réjouirent
Gentz, mais il tremblait que le nombre multiplié des représentations ne causât à la chère
créature des fatigues excessives. Il accusait la direction du théâtre d’en user avec elle
d’une façon barbare. Puis, songeant à lui-même, il se lamentait de cette absence qui se
prolongeait. « Il est grand temps, écrivait-il le 6 novembre à Rahel, qu’elle
revienne ! Si vous saviez combien je l’idolâtre ! Sans doute vous connaissez l’amour
comme peu de personnes. Mais néanmoins vous seriez étonnée, si vous conversiez huit
jours avec moi. De toute ma vie, je n’ai jamais, absolument jamais rien ressenti de
semblable. Je crois maintenant à tout, même aux plus absurdes mystères du
magnétisme. »
En attendant les joies du retour, Rahel berce la douleur de l’impatient amant. Elle lui
parle de la tendresse instinctive qu’elle a, dès la première minute, éprouvée pour Fanny.
« Il est des sympathies, écrit-elle, en français, il est des nœuds
secrets… »
Elle raconte qu’elle a lieu d’être fière de sa sagacité. Elle avait
écrit un mot à Fanny pour la féliciter d’une de ses toilettes qu’elle appelait
« personnelle ». Or, elle put, au cours d’une visite qu’elle lui fit, se convaincre de la
justesse de cette expression. « Au moment où j’entre, dit-elle, elle était assise
en train de préparer pour sa sœur et pour elle-même de ses mains souveraines des
garnitures pour costumes de bal avec des
dentelles, des fils de laiton et des rubans ; elle est adroite comme une fée, l’ouvrage
est gracieux comme s’il arrivait à l’instant même de Paris ; c’est ingénieux, et il n’y
a qu’un caractère tout à fait individuel qui puisse imaginer chose semblable. Elle se
coiffe aussi elle-même. J’étais tombée juste, en qualifiant sa toilette de
personnelle. »
Rahel voit avec effroi venir le jour où les deux sœurs partiront.
« Ce sera alors, dit-elle, la nuit sombre pour moi à Berlin. »
Enfin « la grande épreuve » se termina. Fanny revint à Vienne, couverte de gloire, dans
la première quinzaine de décembre. Il semblerait que Gentz eût dû s’abandonner sans
réserve aux délices dont il avait été sevré pendant de longues semaines. Il fut tout
surpris lui-même de constater que son bonheur n’était plus aussi complet qu’avant la
séparation. Pendant quelque temps il avait oublié son âge ; maintenant il se sentit vieux
et usé, quand il se retrouva en présence de la plus superbe fleur de jeunesse. Il écrivait
à la comtesse Fuchs, le 15 décembre : « Hier j’ai passé quelques heures joyeuses.
Par son séjour à Berlin Fanny n’a rien perdu de sa grâce, de son charme, de son
innocence ; par contre, elle a beaucoup gagné en aplomb et en manières mondaines.
Néanmoins j’éprouve quelque peine à me replacer avec elle dans la même situation
qu’autrefois. Elle me parait si jeune que je ne puis plus me la représenter
autrement que comme un enfant chéri, comme ma fille, et à
certains égards elle l’est. Par suite vous tolérerez mon amour pour elle avec un peu
plus d’indulgence encore qu’auparavant. »
Il n’est plus de force à supporter des
plaisirs violents. « Hier soir, écrit-il un autre jour à la même, j’étais à
demi-mort. Des ventouses le matin, au déjeuner un tête-à-tête et un entretien
mélancolique avec Prokesch, et enfin le soir un autre tête-à-tête dont je dirais
volontiers avec Gœthe :
« Plutôt me débattre à travers les souffrances que de
porter tant de joies de la vie »
, tout cela m’avait tellement fatigué qu’à dix
heures je tombai comme une masse dans mon lit et que ce matin à quatre heures je me suis
réveillé comme quelqu’un qui se serait grisé la veille. »
Dans les lettres à Rahel une note de plus en plus sombre succède aux accents triomphants des mois précédents. Le 21 janvier 1831, Gentz la prie de lui pardonner son long silence : il a le moral malade. Les événements publics marchent contre son gré ; les idées qu’il a toujours combattues font leur chemin ; son rôle est terminé. Il est accablé de dettes et sent le poids de plus en plus lourd de la vieillesse.
« Mes relations avec Fanny, continue-t-il, et son incomparable conduite à mon égard sont maintenant les seuls points lumineux dans mon existence. Cependant même cette tendre et bienheureuse liaison ne saurait me procurer une sérénité durable. Il y a des heures où même auprès d’elle je fais la douloureuse expérience décrite en termes si frappants par un de nos plus grands poètes de l’antiquité, un de ceux qui de tout temps ont été pour moi les plus dangereux… Vous connaissez certainement Lucrèce :
medio de fonte leporumSurgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angit.(De la source même des délices monte quelque chose d’amer qui nous oppresse au milieu des fleurs.)
« Quand on est arrivé à ce point, on a des raisons de se plaindre. Mais j’initie Fanny aussi peu que possible aux secrets de mon chagrin. Plus elle garde de sérénité et de liberté d’esprit, plus je suis sûr de trouver auprès d’elle les dérivatifs et la détente, sans lesquels je ne tarderais pas à succomber. »
Le lendemain il raconte à la même que, Fanny étant peu occupée au théâtre à cause de
l’absence du premier danseur, il passe toutes ses soirées avec elle. Il lui répète, à
genoux, comme une formule d’adoration, le mot superbe de Rahel : « C’est alors que
Vénus tout entière sortit des flots. »
Il lui enseigne le français et
l’allemand. « Je l’élève, dit-il, comme un enfant chéri. C’est la seule occupation
qui ait gardé quelque charme pour moi. Auprès d’elle seule j’oublie parfois les soucis,
la vieillesse et la mort. Je la considère comme un don du ciel, comme une fleur du
printemps qui pousse pour
moi au milieu des
champs de glace et des tombes. »
Malgré la peine qu’il éprouve, comme il disait à la comtesse Fuchs, à se replacer avec
Fanny dans la même situation qu’auparavant, il a toujours pour elle les attentions
accoutumées et lui tient le même langage plein de tendresse, qui devient seulement un peu
plus grave. Les nuages qui passent sur son âme assombrissent les billets qu’il lui écrit.
La pensée de la mort le poursuit et se glisse dans ses plus brûlantes déclarations. En
plein hiver il envoie des fleurs de Weinhaus qu’il appelle son Weinhaus à elle, avec ces
deux lignes : « Je voudrais être à leur place et pouvoir ne jamais quitter ta
chambre, car c’est le seul endroit où je me sente heureux. »
Les deux amants se sont replongés avec délices dans la lecture de Heine. Le lundi de Pâques 1831, Gentz copie une strophe du Buch der Lieder et l’envoie à Fanny en y ajoutant quatre vers de sa façon :
« Je t’ai aimée et je t’aime encore, et si le monde s’écroulait, de ses débris s’élèveraient les flammes de mon amour.
« Et lorsque je t’aurai aimée jusqu’à l’heure de ma mort, j’emporterai dans la tombe éternelle la grande blessure d’amour.
« Voilà, chère Fanny, ma vraie profession de foi. Moi aussi, je l’emporterai « dans la tombe éternelle », mais pour le moment j’espère qu’elle m’accompagnera encore dans la vie sur un bon bout de chemin et que la journée d’hier ne sera ni la seule, ni la dernière en son genre. »
Un écho de la même poésie de Heine se retrouve dans un billet que Gentz envoie deux jours après à Fanny et d’après lequel leur liaison aurait traversé une légère crise :
« Il faut que je te voie dans le courant de la journée, chère Fanny, serait-ce très tard. Tu n’aimes pas les explications ; mais après la soirée d’hier il en faut une. Un étranger qui aurait été témoin de notre entretien nous aurait pris facilement pour deux êtres de nature différente et aurait pu croire que notre union ne serait point de longue durée. Et pourtant ton cœur te dira ce que me dit le mien, à savoir qu’entre nos deux êtres de nature différente ce n’est pas un lien ordinaire, mais un lien magique qui existe. Ce dont nous vivons, c’est plus que de l’amour. Tu as été créée pour moi, et tu le sens. Si la destinée s’est trompée quand elle nous a fait naître, ce n’est ni ta faute, ni la mienne. Mais elle ne peut plus nous séparer, « et si ce monde s’écroulait », le jour où il s’écroulera pour moi, alors arrivera… ce que dit le dernier vers. Je ne te demande pas de réponse ; je te prie seulement de lire et de relire ce billet. »
Quelques jours après, c’est encore un souvenir de Heine qui revient. Gentz a passé une
mauvaise nuit, ce dont il accuse un « noble breuvage » que Fanny lui a préparé la veille
au soir. « Je désire savoir, écrit-il, le matin du 23 avril 1831, comment
a dormi ma douce bien-aimée, mein süszes Lieb
(pour parler avec notre ami Heine) et comment elle se porte aujourd’hui… J’espère te
voir à deux heures, ne serait-ce que pour quelques minutes. Un seul regard de tes yeux a
plus de prix pour moi que tout ce que le monde aurait encore à m’offrir. »
Ce n’est pas seulement de la poésie qui envahit à présent l’âme et les lettres de Gentz.
Il s’abandonne à une exaltation mystique qui nous surprend chez cet homme blasé par de
longues années de vie de cour. Il fait intervenir le ciel dans son aventure amoureuse. Il
écrit à Rahel, le 8 juillet 1831 : « Ce bonheur inexprimable, le seul que j’aie
sauvé d’un grand naufrage, ce n’est pas à moi que je le dois, mais à elle, ou plutôt au
ciel qui l’a créée telle qu’elle est, et qui l’a mise sur mon chemin. »
Le
31 août suivant, il dit à Fanny : « C’est Dieu qui nous a menés l’un à l’autre ;
lui seul peut nous séparer. »
Ces mots terminent un billet particulièrement
passionné dans lequel il a dit à sa maîtresse qu’il a, depuis quelque temps, essayé de
l’aimer un peu moins. Mais il s’est convaincu que cette tentative serait aussi criminelle
qu’inutile, car elle serait un suicide formel, une impiété.
Gentz sentait-il ce qu’il exprimait avec tant de flamme ? Ou bien ses lettres si brûlantes n’auraient-elles été que les exercices d’un virtuose habile à jongler avec les mots ? Quand il parlait de Dieu, du ciel, de la destinée, n’étaient-ce pas tout simplement les prouesses oratoires d’un rhéteur qui n’avait que cette ressource-là pour s’attacher un cœur naïf et chez qui la phrase masquait la passion absente ? Il est possible que plus d’une fois Gentz ait été trop bien servi par son imagination et par sa maîtrise du style. Cependant, s’il est prudent de faire une certaine part à l’exagération, il est permis de croire qu’il restait encore bien assez d’ardeur véritable. C’est ce que prouverait, par exemple, une page de son journal intime, dont plusieurs expressions offrent des ressemblances frappantes avec le billet du 31 août 1831 :
« A maintes heures, je m’imagine que je serais plus heureux, si je l’aimais un peu moins. Plus tranquille peut-être. Mais peux-tu arrêter le torrent, pour l’empêcher de submerger dans sa course les haies et les vignes ? peux-tu empêcher la flamme une fois déchaînée de dévorer ta vieille chaumière ?
« Activité et repos, plaisir et peine n’ont plus de sens pour moi que par elle et avec elle ; la liberté même (car une chose est sûre : c’est que je suis enchaîné, quoique ce soit avec des chaînes de roses) la liberté serait un fardeau pour moi, si je devais consumer loin d’elle mes jours.
« Ce délicieux petit air fripon, ce sourire magique dont on s’abreuve jusqu’à l’ivresse complète ! Et cela sans aucune perfidie, sans le moindre effort pénible pour capter la faveur ! Pas un souffle de coquetterie en elle ! Si cependant c’était de l’artifice, si le sourire magique ne venait point de l’âme, ce serait alors une preuve de plus que les femmes sont de redoutables créatures.
« Jamais, fût-ce dans les circonstances les plus douloureuses, on ne doit croire à l’impossibilité d’un retour des heures sereines. Lorsqu’une grande souffrance de l’âme enveloppe de nuit tout autour de nous, lorsque s’éteint le dernier rayon d’espoir et de joie que le ciel pouvait envoyer, personne ne doit croire que les étoiles éternelles elles-mêmes sont éteintes. Elles continuent à briller au-dessus des nuages. Toute souffrance n’est qu’une nuée ; elle s’éparpille et se dissipe.
« Pourquoi les choses ont-elles une fin ici-bas ? Pourquoi tout ce qu’il y a de tragique et de douloureux a-t-il sa racine dans cette pensée ? Pour s’en délivrer, pour s’en consoler, il n’y a guère qu’un moyen : c’est, par la puissance de l’esprit, de considérer la fin comme un commencement, comme un nouveau point de départ. »
Combien ce langage ému et plein d’élévation contraste avec le ton frivole des billets de l’année précédente où Gentz traitait de fredaines ses tardives amours ! Celles-ci sont maintenant quelque chose de sacré. Il en parle avec respect, avec dévotion. Il est à tel point pénétré de gravité religieuse qu’il songe à donner à son union la sanction du mariage.
Un sérieux obstacle s’opposait à ce que Gentz épousât Fanny : c’était la différence de
religions ; il était protestant, elle était catholique. Un
mariage mixte n’était pas possible. Le monde de la cour acceptait avec une indulgence
complète les unions libres, mais des principes impitoyables défendaient aux amants de
régulariser leur situation, s’ils n’appartenaient pas tous deux au même culte. Gentz,
malgré l’action de son mystique ami Adam Müller, malgré ses sympathies secrètes pour le
catholicisme, avait toute sa vie refusé de s’y convertir. Par un scrupule qui lui fait
honneur, il avait reculé devant un acte qui aurait pu paraître inspiré par des mobiles
intéressés, et c’est cette louable obstination seule qui lui avait fermé l’accès des plus
hauts postes. Or, maintenant son grave et profond amour pour Fanny le faisait incliner
vers une résolution que le souci de sa carrière n’avait pu le décider à prendre. Il note
dans le livre de l’Allemagne un passage où Mme de Stael, parlant de
l’Obéron de Wieland et de la fille du Sultan qui se fait baptiser pour
épouser Huon de Bordeaux, dit ceci : « Changer de religion par amour est un peu
profane ; mais le christianisme est tellement la religion du cœur, qu’il suffit d’aimer
avec dévouement et pureté, pour être déjà converti19. »
Gentz envoie ce passage à la comtesse Fuchs, en
supprimant toutefois les mots « et pureté », et ajoute : « Je ne veux point faire
d’application profane et me contente de vous demander si la pensée n’est point
belle. »
Quelque belle qu’il
trouvât la pensée, la
conversion intérieure par l’effet de l’amour ne lui suffisait point. Il songeait à la
cérémonie rituelle et publique.
Ce qui l’empêcha d’y procéder, ce fut l’intérêt de Fanny. En la fixant auprès de lui par
le mariage, il arrêtait dans son essor une artiste à qui semblait promis un avenir
superbe. Il éprouvait les mêmes scrupules que l’année précédente, lorsqu’il consentait au
départ pour Berlin. « Dans l’année qui vient de s’écouler, écrivait-il le
8 juillet 1831 à Rahel, Fanny a fait des progrès étonnants. Elle est aujourd’hui (et ce
n’est pas moi seul qui pense ainsi) la première danseuse d’Europe. Une vaste et
brillante carrière est ouverte devant elle. Elle me survivra de longues, de longues
années et j’agirais en criminel, si j’entravais son avenir. Voilà comment je penserais,
même si je possédais un demi-million, si je pouvais le lui léguer demain, l’épouser
après-demain et l’enlever au théâtre. »
Mais il ne possédait pas le
demi-million ; il n’avait rien, si ce n’est des dettes. Un jour il parle en termes
mystérieux d’un arrangement qu’il a conclu avec Rothschild en faveur de Fanny. Les
avantages qu’il avait obtenus pour elle n’étaient sans doute pas suffisants pour être mis
en balance avec ce qu’elle aurait perdu, si elle avait quitté le théâtre ou si elle était
seulement restée à Vienne. Encore une fois Gentz se résigna ; il donna une nouvelle preuve
de son amour en laissant à celle qu’il aimait une entière liberté.
Elle en profita pour retourner à Berlin vers la fin d’octobre.
Les souffrances endurées par Gentz l’année précédente à la même occasion revinrent plus
aiguës. « Vous vous souvenez, écrit-il à Rahel le 13 novembre, des plaintes que
m’arracha l’an passé l’absence de Fanny. Pour comprendre quelles sont aujourd’hui mes
dispositions, il vous faut savoir que ma liaison avec elle est devenue encore infiniment
plus intime et plus solide, qu’au plaisir de la fréquenter j’ai sacrifié tout,
absolument tout ce qui s’appelle distractions et vie mondaine, et que dans ma tête toujours saine et active je ne trouve rien pour remplir le vide
terrible que la séparation laisse cette fois dans mon cœur. »
Cette nouvelle absence de Fanny produisit sur Gentz les effets qu’il attendait en juillet 1830 de sa villégiature à Kœnigswart. A ce moment-là, on s’en souvient, il écrivait à la comtesse Fuchs que, de cet éloignement, il espérait une victoire de sa raison sur son cœur. Le moyen n’avait pas réussi.
C’est seulement au retour du premier voyage de Fanny à Berlin qu’il y avait eu quelque chose de changé dans l’âme de Gentz et que la fougue des sens était tombée pour faire place à une affection plus posée, plus paternelle. La transformation se continua pendant le second voyage. Ce qui restait d’ivresse sensuelle se dissipa. Gentz était affranchi de la sorcellerie qui avait troublé sa raison et brisé sa volonté. Il comprit ce qu’il y avait dans son cas d’artificiel et de paradoxal. L’affaiblissement de ses forces physiques acheva sa libération. Il sentait déjà sur lui la main glacée de la mort. Lorsque Fanny revint, il avait éteint en lui-même les dernières flammes de l’incendie.
Gentz mourut le 9 juin 1832. Le prince de Metternich raconta ses derniers instants à
Prokesch-Osten dans une lettre du 15 juin où il rapporta des propos tenus par leur ami,
six semaines avant sa mort, au comte Münch. « La chère enfant, avait dit Gentz en
parlant de Fanny, se donne toutes les peines du monde ; elle s’efforce de me dérider,
mais tout est inutile ; ici (et il montrait son cœur) son image est morte. »
Fanny ne se laissa pas rebuter par l’humeur sombre du vieillard. Elle l’entoura jusqu’au
bout de sa tendresse souriante. C’est d’elle qu’il s’agit, lorsque Chateaubriand, parlant
des derniers moments de Gentz, dit : « Nous l’avons vu mourir doucement au son
d’une voix qui lui fit oublier celle du temps20. »
S’il est assez facile de déterminer la nature de la passion de Gentz et de tracer la courbe qu’a suivie son développement, le problème est plus ardu lorsque l’on cherche à se rendre compte de ce qui s’est passé dans le cœur de Fanny. Les lettres qu’elle a écrites à son amant ont disparu. Celles de Gentz doivent naturellement être lues avec circonspection, lorsqu’elles parlent des sentiments qu’elle manifestait envers lui. On peut toujours se demander s’il ne se faisait pas illusion sur la tendresse dont il se prétendait assuré. Quand Rahel lui affirme que Fanny l’adore, ne faut-il pas supposer un peu de flatterie, d’ailleurs bien naturelle, de la part de la confidente qui veut faire plaisir à son vieil ami et qui le prend par son faible en chatouillant sa vanité ? Malgré l’absence ou le peu de sûreté des témoignages, il est permis de faire quelques conjectures.
Ecartons d’abord, en recherchant les causes qui ont jeté la jeune danseuse dans les bras
d’un amant, une explication qui serait valable pour beaucoup de femmes de sa profession.
Il n’y avait pas chez elle de dépravation précoce. Dans un monde où la chasteté est une
vertu rare, elle ignorait l’entraînement des sens et ne cédait pas à l’attrait de la
volupté. Sans doute elle ne sera pas toute sa vie une Diane impassible, un marbre que rien
n’échauffera. Mais elle répugnait au désordre ; elle avait un souci de propreté morale ;
les relents de débauche lui donnaient la nausée. Betty Paoli, qui l’a fréquentée pendant
vingt ans, dit : « Il ne faut pas perdre de vue que Fanny n’était pas une nature
passionnée. Ou, pour m’exprimer plus exactement : la passion qui est inséparable du
talent de
tout artiste supérieur se manifestait
chez elle exclusivement dans le domaine de l’art. Dans la vie le fond harmonieux de son
âme trouvait l’expression la plus charmante dans un enjouement calme, toujours égal. Il
est impossible d’avoir un moindre besoin d’émotion qu’elle qui se sentait véritablement
angoissée par toute violence, toute fougue impétueuse. Ce n’étaient pas seulement les
mouvements de ses membres, c’était aussi sa vie intérieure qui obéissait aux lois de la
mesure et de la beauté. Cette particularité de son tempérament me paraît une raison
essentielle qui explique pourquoi une liaison, dont d’autres femmes de son âge et, de
plus, suivant la même carrière, auraient vite été lasses, a pu lui suffire d’une façon
durable. »
Ce n’était pas davantage l’appât d’un bénéfice matériel qui avait poussé Fanny vers Gentz. Elle savait qu’il n’était pas riche et que le luxe dont il s’entourait n’était qu’une splendeur précaire, prolongée à grand’peine, au jour le jour. Il gaspillait avec elle des revenus dont la source menaçait sans cesse de se tarir. Elle qui fut une femme pratique et qui montra plus tard une grande habileté à faire et à refaire sa fortune se serait bien vite aperçue qu’elle faisait fausse route, si elle avait compté sur Gentz pour amasser des rentes. Tout ce qu’elle pouvait attendre de lui, c’était qu’il la fit profiter de sa haute influence et de ses relations étendues pour lui assurer, soit à Vienne, soit à l’étranger, une carrière plus rapide et plus brillante. Il est possible que les recommandations d’un si puissant protecteur et, après sa mort, son souvenir aient aplani pour elle certaines difficultés. Mais elle fut bien mieux servie encore par son propre mérite.
Ce qui est parfaitement admissible, c’est que l’affection véritable ait été précédée ou accompagnée d’une vive satisfaction d’amour-propre. Gentz avait éprouvé ce sentiment ; il était flatté d’être aimé d’une jeune danseuse. Celle-ci, de son côté, pouvait être flattée d’être distinguée par l’un des personnages les plus considérables de l’époque. Elle voyait à ses pieds un homme qui avait été le soutien des monarchies, le conseiller des souverains, que les princes et les ambassadeurs s’honoraient d’avoir pour ami, celui qui était l’un des hôtes les plus brillants des salons aristocratiques. La plume illustre qui avait combattu la Révolution et Napoléon, qui avait renseigné les hommes d’Etat anglais, rédigé les traités de Paris et les résolutions de Carlsbad, envoyé des instructions à toutes les cours d’Europe, cette plume se faisait familière, câline, pour lui adresser à elle de petits billets exquis. La poitrine sur laquelle s’appuyait sa tête portait aux cérémonies officielles l’ordre hongrois de Saint-Etienne, l’ordre russe de Sainte-Anne, la Croix du Sud du Brésil, l’Aigle rouge de Prusse, le Danbrog, l’Etoile du Nord, l’ordre des Guelfes de la Grande-Bretagne et du Hanovre, le Lion de Zæhringen… N’y avait-il pas là de quoi éblouir la petite Autrichienne, élevée dans le respect des grandeurs ? Sa situation était comparable à certains égards à celle d’une héroïne de Gœthe, de Claire, la fille du peuple, dont l’amour est exalté par l’orgueil, lorsqu’elle voit devant elle Egmont en costume de grand d’Espagne, avec la Toison d’Or au cou.
Cet homme puissant s’efforçait d’abolir la distance qui le séparait de la danseuse issue d’un milieu modeste, ignorante des usages du monde, dénuée d’instruction. Au lieu de ne voir en elle, comme auraient fait tant d’autres, qu’un instrument de plaisir ou un objet de luxe, au lieu de lui parler un langage d’écurie et de mauvais lieu, il avait pris à tâche d’orner cette intelligence inculte, de développer ce qu’il y avait dans cet être simple de finesse instinctive et de distinction naturelle. C’est de cette bonté délicate que Fanny fut profondément touchée. Ainsi se forma chez elle ce sentiment complexe, « flottant entre l’amitié, la reconnaissance et l’amour », comme disait Gentz à Rahel. Laissons la parole à Betty Paoli :
« Selon moi, c’est la reconnaissance qui avait dans ce sentiment la part la plus importante. L’âme de Fanny était capable d’apprécier à sa juste valeur un dévouement absolu, désintéressé comme celui de Gentz. Jusqu’alors elle n’avait été qu’admirée, fêtée, désirée ; les hommages qu’on lui rendait s’adressaient exclusivement à son talent et à sa beauté ; mais qui donc s’était jamais soucié de sa dignité d’être humain ? Qui avait eu l’idée de hausser le niveau de son esprit et de l’enrichir ? Quoiqu’à ce moment-là Fanny fût encore trop jeune et, par suite de l’insuffisance de son instruction, trop peu développée pour se rendre un compte bien exact de la valeur intellectuelle de Gentz, elle la devinait cependant. Ses relations avec cet homme lui ouvrirent des régions de l’esprit qui lui étaient jusqu’alors totalement inconnues, et c’est avec joie qu’elle recueillit ces nouveaux éléments de culture. Ainsi l’on s’explique que dans cette liaison qui semblait renfermer une contradiction, elle ait trouvé le bonheur et le contentement. »
Que ce bonheur et ce contentement aient été réels, c’est ce qu’a refusé d’admettre le monde sceptique et rempli de malice. Il n’a pas voulu croire à ce miracle de l’affection fidèle d’une jeune danseuse pour un viveur usé. Il fut persuadé que Gentz avait eu le sort à peu près inévitable des galantins à cheveux blancs. On lui donna un rival plus jeune et plus poétique. Ce rival ne fut autre que le duc de Reichstadt.
La légende des amours du fils de Napoléon et de Fanny Elssler se répandit en Autriche et en Allemagne dès le lendemain de la mort du prince. En 1834 elle était accréditée en France à tel point que, lorsque cette année-là Fanny vint à Paris, les bonapartistes concertèrent une manifestation en son honneur. Plus tard Alexandre Dumas bâtira sur cette donnée toute une partie de son roman les Mohicans de Paris. Huit chapitres du tome III, du 94e au 101e, nous racontent les prodigieux succès à Vienne de la danseuse Rosenha Engel, ses tendres entrevues avec le frêle captif de Schœnbrunn et sa complicité avec les émissaires du parti bonapartiste, le général Lebastard de Prémont et Sarranti, qui tentent de faire évader le prince pour le placer sur le trône impérial restauré. A part les origines fabuleuses que Dumas attribue à son héroïne, à part les aventures romanesques auxquelles il la mêle, Rosenha Engel est le portrait de Fanny Elssler. Elle joue le rôle que l’opinion publique attribuait à l’amie de Gentz. « Juliette chez Roméo », comme dit le titre du chapitre 98, c’est Fanny Elssler que la légende conduit chez le duc de Reichstadt.
Il est inutile de rappeler longuement comment Edmond Rostand a repris la tradition. Dans l’Aiglon les personnages reparaissent avec leurs noms historiques ; mais dans ses grandes lignes l’intrigue est la même que celle des Mohicans de Paris. Comme Rosenha Engel, Fanny Elssler est jetée par le prince de Metternich dans les bras du duc de Reichstadt pour qu’elle lui fasse oublier, au sein du plaisir, sa naissance, ses ambitions, et les espérances fondées sur lui. C’est Gentz lui-même que Rostand charge du rôle d’entremetteur. Comme Rosenha Engel, Fanny Elssler déjoue ce plan abominable, révèle au duc le passé glorieux qu’on lui a caché et devient la collaboratrice la plus ingénieuse, la plus active, des défenseurs de la cause napoléonienne.
La légende renferme une petite part de vérité : il est établi que le prince de Metternich
comptait sur les femmes pour étouffer chez le duc de Reichstadt des rêves dangereux.
Prokesch-Osten raconte que le comte Gustave Neipperg essaya, vainement d’ailleurs, de
mettre le duc en rapports avec une actrice du Hofburgtheater, Mme Peche. Mais Fanny
Elssler ne fut jamais choisie pour jouer un rôle semblable. Elle ne trahit pas les
desseins de Metternich, pour cette raison bien simple : jamais elle n’avait été appelée à
les servir. Elle ne fut mêlée en rien aux complots bonapartistes. Elle n’a jamais approché
le duc de Reichstadt. Sur ce point le témoignage de Prokesch-Osten est formel. Cet honnête
homme, qui vécut à la fois dans l’intimité de Gentz et dans celle du duc, démolit la
légende en même temps qu’il nous apprend comment elle a pris naissance. Après s’être élevé
avec indignation contre les calomnies de gens malpropres d’après lesquels la mort
prématurée du fils de l’Empereur aurait été causée par la fréquentation des femmes, il
dit : « On a prétendu aussi qu’il avait noué des relations avec la belle danseuse
Fanny Elssler. Le duc ne lui a jamais adressé la parole. Ce racontar est né de ce fait
que l’on a vu plusieurs fois son chasseur entrer dans la
maison où habitait Fanny. Mais si le chasseur venait, c’était parce qu’avec M.
de Gentz j’avais dans la maison de Fanny un cabinet de lecture et de travail ; on m’y
rencontrait souvent ; c’est là qu’il m’apportait un billet du duc ou qu’il venait me
parler. Ce qui occupait l’âme et la pensée du duc ne laissait le beau sexe produire sur
lui que des impressions très fugitives21. »
Les déclarations de Prokesch-Osten sont confirmées par celles de Fanny elle-même.
Lorsqu’à son arrivée à Paris les journaux célébrèrent en elle la fée qui avait charmé la
captivité du prisonnier de Schœnbrunn, le Dr Véron, directeur de
l’Opéra, voulut savoir à quoi s’en tenir. Il écrit, dans ses Mémoires d’un
Bourgeois de Paris : « Le bruit se répandit par quelques journaux allemands
que Mlle Fanny Elssler avait inspiré une grande passion au duc de Reichstadt ;
j’interrogeai à ce sujet l’ex-danseuse de Vienne avec une vive curiosité : je l’ai
trouvée sincère, sans pruderie, et elle m’assura que cette passion du fils de l’Empereur
pour elle n’était qu’un conte fait à plaisir22. »
Pendant son séjour à Paris, Fanny se lia d’amitié avec Mme de Mirbel, miniaturiste très
appréciée alors, auprès de qui elle se défendit aussi d’avoir été dans l’intimité du duc.
Sur une lettre
qu’elle écrivit à cette amie, le 27 juin 1837, et
qui est conservée au musée d’Avignon, nous lisons cette note ajoutée, semble-t-il, par la
main de M. de Mirbel : « Mlle Elssler est une célèbre danseuse et une fort bonne
personne dont Mme de M… vient de faire le portrait. Elle passe pour avoir charmé les
dernières années du fils de Napoléon, mais elle assure qu’il n’en est rien. Il faut l’en
croire. »
Fanny Elssler ne trahit Gentz ni pour le duc de Reichstadt ni pour un autre. Le vieillard
s’était attaché sa conquête par des liens que rien ne put rompre, que sa mort elle-même ne
détruisit pas entièrement. Les consolations qu’elle accepta peut-être un peu vite de
Stuhlmüller à Berlin furent une soudaine revanche de la nature contre une situation qui
avait été un défi à ses lois essentielles. Elles n’effacèrent pas la chère image gravée au
fond du cœur. Fanny ne s’est jamais occupée de politique ; elle n’avait pas à épouser les
animosités dont son ami était l’objet, soit de la part des bonapartistes, soit de la part
des libéraux. Quand il eut disparu, laissant un nom maudit par les ennemis de
l’absolutisme, elle continua de ne voir en lui qu’un homme foncièrement bon dont la
passion pour elle, peu à peu épurée, s’était élevée jusqu’à la plus complète abnégation. A
aucun moment de sa vie elle ne rougit d’avoir répondu à tant de bienfaits par l’offrande
de sa beauté. « Encore dans sa vieillesse, dit Betty Paoli, elle aimait
à se rappeler les jours passés avec Gentz, et jusqu’à sa
mort elle garda pieusement la mémoire de son ami parti depuis longtemps. »
Elle
évoquait la chère et lointaine figure avec sa cousine Catherine Prinster, la confidente de
tous ses secrets. Un jour, plusieurs années après sa mort, l’aimable écrivain Louis
Speidel essayait de faire causer la cousine, devenue une petite vieille, ridée et
ratatinée. Quand il la questionna sur Gentz, elle dit de sa voix chevrotante : « Ah, oui !
le vieux monsieur si bon23 ! » La bonté !
C’est sous cet aspect qu’à plus d’un demi-siècle de distance, Gentz apparaissait encore à
celle dont la voix était l’écho des pensées intimes de Fanny, sa voix d’outre-tombe.