(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre premier. les années d’apprentissage  » pp. 1-36
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(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre premier. les années d’apprentissage  » pp. 1-36

Chapitre premier

les années d’apprentissage

Si jamais Vienne a mérité sa réputation, parfois discutée, de ville où l’on s’amuse, ce fut en 1815, à l’époque du Congrès.

Pendant de longues années la lutte contre Napoléon avait absorbé les forces vives de l’Autriche. Les catastrophes militaires, aggravées par des désastres financiers, avaient semé partout le deuil. Mais aussi, lorsque l’heure de la délivrance eut sonné, quelle magnifique occasion la vieille capitale des Habsbourg, si longtemps éprouvée, eut de prendre sa revanche ! Elle fut le lieu de rendez-vous où les souverains et les diplomates vinrent refaire la carte de l’Europe. La présence de ces hôtes illustres provoqua un mouvement de fêtes qui entraîna toutes les classes de la société. En un joyeux vertige, Vienne se dédommagea des calamités nationales et des ruines privées.

L’empereur François Ier faisait taire ses goûts de simplicité pour recevoir avec faste les monarques et leurs ministres. Le drap bleu de son costume était râpé, mais, amphitryon somptueux, il dépensait cinquante mille florins par jour pour sa table. Le Congrès coûta seize millions de florins à sa cassette. Il est vrai que, tandis que l’on se gorgeait à la Hofburg, les soldats estropiés au cours des longues guerres mendiaient dans les rues.

Le prince de Metternich était le brillant et frivole conducteur d’un cotillon gigantesque au milieu duquel se décidaient, tant bien que mal, les destinées des peuples. Autour de lui papillonnait un essaim futile de cavaliers et de dames furieusement avides de plaisirs. On connaît le mot du vieux prince de Ligne : « Le Congrès danse bien, mais il ne marche pas. »

La bourgeoisie et le peuple suivaient l’impulsion venue d’en haut. Le goût de la vie joyeuse était encouragé dans les classes moyennes par la reprise des affaires. La série trépidante et ininterrompue des fêtes mondaines rouvrait au commerce des sources, longtemps taries, de prospérité. Plus que jamais se trouva justifié le distique de Schiller qui, personnifiant le Danube, lui faisait dire dans son passage à travers l’Autriche : « Autour de moi demeure le peuple des Phéaciens à l’œil brillant. C’est tous les jours dimanche ; la broche tourne sans arrêt devant l’âtre. »

Pour les grands comme pour les humbles une des principales distractions était la musique. Vienne leur en versait à tous des flots inépuisables.

La Société de musique fondée en 1813 avait pour but, comme disait son programme, « l’essor à donner à la musique en toutes ses parties ». Quatre cent cinquante artistes et amateurs lui apportaient un concours actif et désintéressé. L’empereur avait mis à sa disposition, dans la Hofburg, la célèbre salle du Manège, où ses concerts alternèrent pendant la durée du Congrès avec les bals et les carrousels.

Beethoven, déjà morose, se dérobait aux regards curieux des étrangers. Mais, si on ne le voyait pas, on entendait un peu partout ses compositions. Haydn et Mozart continuaient, après leur mort, à séduire par leur éternelle fraîcheur de nombreux auditoires. En 1815, Schubert publiait ses premiers Lieder, qui avaient déjà fait le tour des salons. Dans un genre moins élevé commençait le règne de Strauss et de Lanner, dont les valses mettaient en branle toutes les jambes, aristocratiques et populaires.

La musique enveloppait toute la ville comme d’une atmosphère d’harmonie. On l’entendait dans les théâtres, dans les églises, dans les salles de concert, dans les salons, sur les places publiques. Elle accompagnait le caquetage de la foule élégante qui se pressait à la fameuse promenade de la Bastei. Par les fenêtres ouvertes, elle s’engouffrait dans les rues étroites, bordées de hautes maisons. Ces torrents y étaient déversés par les innombrables pianos que fabriquaient pour cette cité de 250 000 habitants soixante-cinq manufactures1.

Les deux principaux théâtres de musique étaient celui de la Porte de Carinthie, Kœniglich-kaiserliches Hoftheater nächst dem Kärnthner-Thor, et le théâtre An der Wien, Kœniglich-kaiserlich privilegirtes Theater an der Wien. Le premier, inauguré en 1763, jouait le grand opéra et donnait chaque semaine, à jour fixe, des ballets. Le second, commencé en 1797 par Schikaneder, était exploité en 1815 par le comte Palffy, qui faisait représenter sur une scène vaste des pièces à grand spectacle, des opéras, des ballets et des pantomimes.

Les deux théâtres accordaient à la danse une place considérable. C’était répondre au goût et aux aptitudes que les Viennois ont toujours eus pour ce charmant exercice. La danse, pour être gracieuse, exige des tempéraments vifs, des corps vigoureux et souples, un sens instinctif du rythme, enfin un souci de beauté qui préside à toutes les évolutions. De tous les peuples de race allemande, l’Autrichien réunit au plus haut degré ces diverses qualités. La Viennoise surtout, par son instinct musical, sa docilité spontanée à la mesure, sa souplesse physique, son sentiment de l’élégance, est née danseuse.

A l’époque du Congrès un entrepreneur du nom de Horchelt exploitait avec un succès remarquable sur la scène du théâtre An der Wien les dispositions naturelles des Viennoises pour la danse. Cet habile homme avait réuni et stylé un corps de ballet de près de deux cents enfants, âgés de six à douze ans. Ce petit bataillon ne manœuvrait pas seulement avec une exactitude impeccable, mais il comptait dans ses rangs des ballerines étrangement précoces qui mimaient la passion avec une vérité inquiétante. La troupe de Horchelt fut une pépinière d’artistes. Là débutèrent la très belle Heberle qui fit une si brillante carrière, Angioletta Mayer, les trois filles de l’illustre comédienne Sophie Schrœder, dont la dernière, Wilhelmine, devint célèbre dans une voie différente, sous le nom de Schrœder-Devrient. Un ballet où tout Vienne vint applaudir ce Lilliput fut une Cendrillon exécutée par cent soixante-seize enfants. Des détachements de la troupe donnaient des représentations chez des particuliers. Mais, à la suite de scènes fâcheuses qui se produisirent au palais Kaunitz, les autorités intervinrent. Horchelt fut obligé, en 1821, de licencier ses quadrilles soupçonnés de dévergondage. Ce fut un coup mortel porté au théâtre An der Wien.

Sur la scène de la Porte de Carinthie régnait la danse noble qui avait été introduite à Vienne, au dix-huitième siècle, par Noverre. Une danseuse y avait fait briller, aux débuts du dix-neuvième siècle, son talent et sa beauté ; c’était l’Espagnole Maria Medina, femme de Vigano, le grand chorégraphe que ses contemporains regardaient comme un homme de génie. Au temps du Congrès, deux artistes français personnifiaient à ce théâtre les principes de la danse savante. L’un était le chorégraphe Aumer qui fournit pendant plus de vingt ans, plusieurs fois avec la collaboration de Scribe, des ballets à l’Opéra de Paris. L’autre était Mlle Bigottini. Cette belle Toulousaine avait débuté en 1801 à l’Opéra de Paris. Elle avait éclipsé une beauté fâcheusement célèbre, la danseuse Clotilde Mafleuroy, femme séparée de Boïeldieu. Dans un ballet qui fut donné en 1806, Paul et Virginie, on avait apprécié, outre sa technique parfaite, la grâce de sa pantomime et sa physionomie expressive, vivifiée par des yeux admirables. Un de ses grands succès fut un ballet du dix-huitième siècle, Nina ou la Folle par amour, où des situations pathétiques exigeaient que la danseuse fût doublée d’une tragédienne. Engagée à Vienne pour la période du Congrès, Mlle Bigottini séduisit la foule aussi bien que la brillante assemblée des princes et des diplomates. Si les vieillards la mettaient en balance avec la Vigano, la nouvelle génération se refusait à croire qu’il eût pu y avoir rien de comparable à la « divine » Bigottini.

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Dans cette cité frémissante de plaisir, dans cette atmosphère chargée de volupté, saturée de musique, se formait avec une précocité rare un talent qui devait faire oublier et la Bigottini et la Vigano. Sortie des entrailles mêmes du peuple autrichien, élevée sous l’ombre protectrice d’un génie qui personnifiait les dons artistiques de la race, Fanny Elssler grandit à une époque où Vienne, sa ville natale, donnait à la vocation d’une danseuse les meilleurs encouragements.

L’Autriche aime avec raison en Fanny Elssler une de ses gloires nationales. Les héros de la pensée et de l’action ne font pas seuls la parure des peuples. Si tout pays est fier de produire des génies exceptionnels qui s’élèvent au-dessus de toute frontière et appartiennent à l’humanité, avec quelle joie il se reconnaît aussi dans les natures normales dont la supériorité, sans aller jusqu’à rompre le contact avec la masse, est le simple perfectionnement de ses vertus et de ses qualités ordinaires ! Il éprouve un légitime orgueil à se retrouver chez ceux de ses enfants qui gardent, tout en les idéalisant, les caractères physiques et moraux de la race et qui, devenus des modèles, ne cessent pas d’être des types. Chacun conserve le sentiment de sa parenté avec ces êtres heureux ; on les admire sans être écrasé par leur grandeur ; on les chérit, car on les sent près de soi.

Fanny Elssler était foncièrement Autrichienne, et tout dans sa personne rappelait ses origines. Sa beauté était celle de la Viennoise. L’harmonie et l’élégance des lignes, la légèreté de la démarche, la finesse du visage qui sont l’heureux apanage de beaucoup de ses compatriotes avaient chez elle une perfection particulière et la faisaient apparaître comme un des exemplaires les plus irréprochables du type. En tant qu’artiste, elle cultiva et développa des dons qu’elle tenait en quelque sorte du sol natal. Enfin plusieurs traits de son caractère, la bonté, la simplicité, la franchise, étaient de ceux que son grand compatriote, le poète Franz Grillparzer, se plaisait à constater chez les Autrichiens et dont il les félicitait à juste titre. Fanny Elssler résuma toutes ces qualités en ce poème vivant, en cette merveille de grâce et d’harmonie qu’elle fut elle-même et qui ne fait pas moins honneur à son pays que d’imposants monuments de littérature, de science ou d’art.

L’aimable génie sous les auspices duquel grandit Fanny Elssler fut Haydn. L’histoire de la famille de la danseuse est étroitement liée à celle du musicien.

Les Elssler étaient originaires de Kieslingen, bourgade de Silésie. De là partit vers le milieu du dix-huitième siècle Joseph Elssler pour aller s’établir en Hongrie, à Eisenstadt. C’était la résidence seigneuriale de la famille Esterhazy, où celle-ci entretenait un orchestre dirigé, comme on sait, par Haydn. Joseph Elssler fut engagé par le prince Nicolas comme copiste de musique et attaché en outre, en qualité de domestique, à la personne du compositeur. Haydn le prit en affection et lui servit de témoin, lorsqu’il épousa, en 1766, la fille d’un quincaillier, Eva-Maria Kœstler. Haydn servit aussi de parrain à tous les enfants nés de ce mariage.

Le second des fils de Joseph, Jean-Florian, qui fut le père de Fanny, naquit à Eisenstadt, le 3 mai 1769. Il fut musicien comme son père, comme son frère aîné. Après la mort du père, il partagea avec son frère les travaux de copie, et, devenu à son tour valet de chambre d’Haydn, il le servit avec un dévouement extraordinaire.

Jean-Florian devint pour le compositeur un compagnon indispensable. Il le suivait dans ses voyages ; il aidait à le distraire aux heures de fatigue ou de solitude ; il jouait aux cartes avec lui ; il veillait à ce que les tabatières offertes au créateur de la symphonie par ses admirateurs fussent toujours garnies d’un produit de choix. « Dans les dernières années de la vie du maître, écrit l’excellent biographe d’Haydn, C.-F. Pohl, il fut son factotum qui gouvernait tout dans la maison et sut défendre avec un soin pieux contre toute importunité le vieillard affaibli. Ce n’était plus un domestique qui remplissait son service auprès de lui, c’était un ami fidèle qui par sa sollicitude et sa vigilance s’efforçait d’embellir et de prolonger les jours du maître. Son culte allait si loin qu’un jour, ne se croyant pas vu, pendant qu’il mettait de l’ordre dans l’appartement, il s’arrêta, le brûle-parfum à la main, devant le portrait d’Haydn et l’encensa, comme s’il eût été devant un autel2. »

Haydn répondit à tant de dévouement par une affection sincère et le paragraphe 42 de son testament stipula en faveur du « fidèle et probe serviteur Jean Elssler » un legs de six mille florins. Ce brave homme entretint dans sa famille, jusqu’à sa mort, qui survint le 12 janvier 1843, la vénération pour son maître. Silencieux d’ordinaire, il devenait bavard pour raconter des souvenirs de cette sereine existence d’artiste. C’est à sa mémoire inépuisable que fit appel Stendhal, lorsqu’il entreprit d’écrire la biographie d’Haydn.

Le compositeur, qui avait servi de témoin lors du mariage du père, donna au fils la même preuve de sa sympathie. Jean-Florian Elssler épousa, le 23 janvier 1800, une brodeuse de Vienne, Thérèse Prinster, surnommée la belle Thérèse, « ’s schœne Resl », fille d’un plâtrier et d’une marchande de farine. Le plâtrier, Johann Prinster, originaire de Méran, dans le Tyrol, était venu à Vienne en 1769. Non content d’être dans sa spécialité un habile ouvrier, presque un artiste, il consacrait ses loisirs à la musique. Deux de ses fils, Antoine et Michel, héritèrent de ses goûts musicaux ; ils furent de remarquables cornistes de l’orchestre Esterhazy.

Du mariage de Jean-Florian Elssler avec Thérèse Prinster naquirent six enfants. Haydn fut le parrain des deux premiers ; au baptême du troisième il se fit représenter par sa gouvernante, Anna Kremnitzer, qui fut ensuite, pour son compte personnel, marraine des trois derniers.

L’aîné des enfants, Joseph, né en 1800, entra, à l’âge de vingt-trois ans, dans l’ordre des Franciscains et prit le nom de Frère Pacifique. Il mourut, en 1856, au couvent de Maria-Enzersdorf.

Le second enfant, Jean, fut élevé, grâce à l’appui de son illustre parrain, au Convict de Saint-Etienne, institution qui tenait à la fois de la maîtrise et du Conservatoire. Après s’être produit comme ténor sur plusieurs scènes d’Allemagne, Jean Elssler s’établit professeur de chant à Berlin et devint, dans cette ville, directeur des chœurs à l’Opéra Royal. Berlioz eut affaire à cet artiste, lorsqu’en 1841-1842 il alla faire entendre à Berlin quelques-unes de ses œuvres. Il le dit « intelligent et patient » et s’exprime ainsi sur le compte des chanteurs dirigés par lui : « C’est le plus beau chœur de théâtre que j’aie encore rencontré3. » Une maladie d’Elssler mit l’auteur de la Damnation de Faust en un cruel embarras. Le directeur des chœurs contribua néanmoins de toutes ses forces au succès de l’entreprise. Berlin resta sa patrie adoptive ; il y mourut en 1872.

Un troisième enfant fut une fille, Anna, qui parut, peu de temps d’ailleurs, en qualité de mime sur la scène du Kærnthner-Thor, sans arriver à la notoriété. Après un quatrième enfant qui mourut en bas-âge, vinrent les deux célébrités de la famille, Thérèse, née le 5 avril 1808, et Franziska, dite Fanny, née le 23 juin 1810. La maison où naquit Fanny portait le numéro 42 du faubourg de Gumpendorf ; elle est remplacée aujourd’hui par le numéro 15 de la Hofmühlgasse. Tout proche était le faubourg de Windmühle où avait demeuré Haydn, sur l’emplacement occupé de nos jours par le numéro 19 de la Haydngasse.

***

La généalogie que nous venons d’exposer a son intérêt. Elle nous montre que Fanny Elssler fut véritablement un enfant du peuple et une Autrichienne de race. En elle se rencontrent le Nord et le Sud, la Silésie et le Tyrol, dont elle réunit les qualités provinciales, en les affinant dans l’ambiance de la capitale. La beauté vigoureuse de Jean-Florian Elssler et la grâce captivante de Thérèse Prinster se mêlèrent et s’épanouirent dans la personne de leur fille, avec, en plus, un cachet de distinction qui était donné par Vienne.

Ce milieu populaire d’où sortait Fanny était pénétré d’un goût très vif pour les arts. Si elle devint danseuse, ce ne fut pas à la suite d’un calcul positif des parents. Sa vocation fut décidée par la force même des choses, par des impulsions ataviques, par l’air qu’elle respirait. Dès sa plus tendre enfance, Fanny fut enveloppée, imprégnée de musique. Or la musique qu’elle respira, pour ainsi dire, dans ses jeunes années était celle du génie tutélaire de sa famille, la musique sereine et nettement rythmée d’Haydn, souvent alerte, malicieuse et pimpante, mais par moments aussi pleine d’émotion et de noblesse. Cette musique lui passa dans le sang et détermina sa manière d’être. Haydn imprima un rythme à la vie de Fanny ; il lui communiqua sa grâce souriante et sa spirituelle vivacité. Dès la première heure, l’enfant régla ses pas sur les jolies cadences du maître. Sa danse fut de l’Haydn transposé en gestes, en mouvements et en attitudes. Rahel Varnhagen admirera plus tard chez Fanny l’art de traduire les sons en pas et en formes plastiques ; elle opposera Fanny à Marie Taglioni, reprochant à celle-ci de danser à côté de la musique, tandis que chez celle-là tous les membres en étaient pénétrés. C’est dans l’atmosphère familiale, dans le doux rayonnement de l’influence d’Haydn, que Fanny développera ce sens musical qui devait si grandement la servir.

Ces artistes dont se composaient les familles Elssler et Prinster n’étaient pas des bohêmes. On était ponctuel et rangé ; l’on aimait l’ordre et la propreté ; l’on se plaisait à des travaux délicats qui exigeaient des doigts minutieux. La mère de Fanny, la « belle Thérèse », maniait avec dextérité son aiguille de brodeuse ; elle transmit à sa fille son goût pour cette occupation fine et propre entre toutes. Le père copiait d’une écriture superbe les compositions d’Haydn et en calligraphiait dévotement le catalogue. Toute sa vie Fanny resta fidèle aux habitudes du foyer paternel. Par son horreur pour le désordre et le débraillé, par le soin que, jusque dans son extrême vieillesse, elle prit de sa personne et de sa maison, elle laisse l’impression d’une femme qui aurait traversé le monde toujours fraîchement gantée de blanc et attentive à ce qu’aucun faux pli ne dérangeât la correction de sa toilette.

Notons enfin dans la famille Elssler ce détail du fils aîné qui se fait moine, alors que trois filles montent sur les planches. Cela ne signifie pas que le frère ait désapprouvé les sœurs, mais tout au plus qu’il y avait divergence de goûts. Dans ce milieu la profession de danseuse ne paraissait pas incompatible avec la pratique des devoirs chrétiens. D’ailleurs l’époque manquait de rigorisme. L’Eglise était indulgente à la vie frivole que l’on menait au pays de Sa Majesté Apostolique. Le plaisir et la dévotion fraternisaient. Les ecclésiastiques fréquentaient les soirées mondaines, et les belles pécheresses avaient l’occasion de se confesser dans un coin du salon, entre deux valses. Les Elssler conciliaient, comme la plupart de leurs contemporains, les habitudes pieuses et les divertissements profanes. Fanny ne mènera pas une existence d’ascète ; elle connaîtra les accidents inséparables de sa profession. Ils ne l’empêcheront pas de rester une chrétienne fervente. Ils scandaliseront peut-être un peu Frère Pacifique ; cependant il ne cessera pas de voir sa sœur, et il ne faudrait pas jurer qu’au fond de son couvent, à certains soirs de première, il ne récitât pas des chapelets pour le succès du ballet nouveau.

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Lorsque Fanny fut devenue célèbre, la légende broda sur ses origines. On raconta que sa mère était une marchande de légumes qui la portait, toute petite gamine, sur son dos dans une hotte, à la leçon de danse. « Que l’on se représente, dit Louis Speidel, ce pittoresque tableau de la robuste femme peinant sous la hotte d’où sort un délicieux minois, à moitié craintif, à moitié joyeux, avec un joli petit nez et des yeux clairs, tandis que les menottes se cramponnent au bord du récipient de bois ! » Certes la scène eût été plaisante, mais c’est une fable que le même écrivain explique de la sorte : « Deux motifs ont amené, d’une manière à peu près inconsciente, la formation de cette légende. D’abord on voulait que l’artiste, dont la renommée remplissait le monde entier, fût un enfant de Vienne pur sang ; on voulait qu’elle fût sortie des couches les plus profondes du peuple. En second lieu il ne fallait pas qu’un pied prédestiné aux bonds les plus merveilleux fût, au moment de sa formation, en contact avec le dur pavé de cette terre4. »

Une autre tradition transforme Thérèse Prinster, la brodeuse, en une pauvre revendeuse que Fanny aurait retrouvée continuant ce modeste commerce au temps où elle revenait elle-même à Vienne, entourée de gloire et de bien-être. Cette tradition, rapportée par l’actrice Agnès Wallner5, ne repose sur rien. Fanny ne pouvait laisser sa mère dans une condition misérable, pendant qu’elle-même aurait vécu dans l’opulence. En voici la raison : Thérèse Prinster était morte en 1832, avant que sa fille fût devenue la danseuse universellement applaudie.

Louis Speidel, qui détruit la légende de la hotte, en accepte une autre. « C’est un fait connu, dit-il, qu’Haydn, cet aïeul de la valse viennoise, fut le parrain de la petite Fanny et qu’il glissa une pièce d’or dans ses langes. » Le trait serait joli ; on voudrait qu’il fût vrai. Mais que l’on se donne la peine de consulter les dates. Haydn, mort le 31 mai 1809, ne put assister que du haut du ciel, sa dernière demeure, au baptême de Fanny, née le 23 juin 1810.

Enfin la légende a voulu que la plus célèbre des danseuses autrichiennes eût débuté dans le fameux corps de ballet où s’étaient formées la plupart de ses camarades et rivales, dans la troupe de Horchelt. Fanny Elssler a protesté plus d’une fois elle-même contre cette erreur qui se propageait à travers les notices biographiques. Elle y mettait même une certaine vivacité, peut-être pour répudier tout rapport avec une troupe qui avait attiré l’attention de la police. Ses déclarations sont confirmées par la lecture des journaux du temps. Quand ils racontent les exploits des élèves de Horchelt, ils citent la petite Heberle, Angioletta Mayer, les trois sœurs Schrœder, et d’autres encore. Jamais ils ne nomment ni Thérèse, ni Fanny Elssler qui se signalèrent cependant dès leur première enfance.

***

Ce n’est pas chez Horchelt, c’est à la Porte de Carinthie que débuta Fanny Elssler, quand elle n’avait encore que sept ans. Ses remarquables aptitudes frappèrent Aumer qui exerçait dans ce théâtre une véritable souveraineté sur le corps de ballet. L’important personnage daigna s’intéresser à l’enfant et l’initier aux secrets de son art.

Aumer était un des docteurs de cette chorégraphie classique qui devait être si vivement attaquée aux approches de 1830. Son enseignement avait des avantages incontestables et des dangers non moins évidents. Un premier avantage était la pratique raisonnée d’exercices destinés à assouplir le corps et à fortifier les organes que la danse met particulièrement en jeu. Au travail de la barre, gymnastique essentielle, aussi nécessaire à la danseuse que la gamme l’est au pianiste, s’ajoutait l’étude des mouvements et des figures qui constituent la grammaire de la chorégraphie, des pointes, des ronds-de-jambe, des jetés-battus, des pirouettes, des entrechats. En même temps la méthode française insistait sur la nécessité du style. Elle exigeait une discipline qui réprimât toute exubérance et soumît toutes les attitudes aux lois de la beauté. Pénétrée encore de l’esprit du dix-septième siècle et du souvenir de Louis XIV dansant majestueusement le ballet, elle voulait que toute la personne eût un air de dignité et de noblesse. Aussi la danse française était-elle appelée la danse noble.

Il était indispensable que Fanny Elssler fût rompue à cette technique et qu’elle acquît ces qualités de goût, de tenue, de grâce qui caractérisaient le style français. A cet égard l’enseignement d’Aumer lui rendit des services indéniables. Mais elle courait le risque, sous cette direction, de tomber dans les excès du système classique, d’aboutir à la froideur en recherchant la correction et de laisser figer par la discipline sa fougue naturelle. Les défauts que l’on reprochait à beaucoup de danseuses françaises étaient l’automatisme, la convention, la monotonie, les grâces trop étudiées. La plupart s’efforçaient de vivifier par l’expression du visage, par le sourire et le jeu des prunelles cette espèce de géométrie qu’elles exécutaient. Toutes ne réussissaient pas à l’empêcher d’être ennuyeuse. Là était le péril qui menaçait Fanny.

Les fâcheux effets de l’enseignement académique furent conjurés par un séjour que la brillante élève d’Aumer fit en Italie. Elle y fut conduite par un homme qui est une des figures les plus curieuses de l’histoire du théâtre au dix-neuvième siècle, par Barbaja, l’illustre impresario.

Cet ancien garçon de café enrichi dans les tripots de Naples, devenu fermier des jeux du royaume et directeur du théâtre San Carlo, ce geôlier de Rossini qu’il astreignait à une production continue, vint à Vienne en 1822, lorsqu’il eut été dérangé par les événements politiques dans ses nombreuses et fructueuses gestions, et afferma le théâtre de la Porte de Carinthie. Il amenait une troupe italienne qui avait pour prima donna Isabelle Colbran, la future femme de Rossini, et pour ténor le fameux David. Barbaja fit donner cette phalange dans la lutte mémorable qui mit aux prises pendant des années à Vienne la musique italienne représentée par Rossini et la musique allemande héroïquement défendue par Weber. L’année 1823 se termina par la défaite définitive des Allemands. Barbaja, le joueur, retrouvait sa veine6.

Pendant ce séjour à Vienne, l’adroit impresario, subtil dénicheur de talents, ne fut pas seulement captivé par le talent de Mlle Sontag ; il remarqua aussi les dons rares de la petite ballerine de douze ans qui répondait au nom de Fanny Elssler. Lorsqu’en 1824 il repartit pour Naples, il obtint la permission d’emmener l’enfant, afin d’achever en Italie son éducation artistique.

Quel enseignement l’Italie de 1824 pouvait-elle donner à une danseuse ?

Au premier abord la danse italienne semblait une vassale de l’école française. La France fournissait à l’Italie des sujets en grand nombre. A la Scala de Milan Caroline Pitrot opposait, dans les premières années du dix-neuvième siècle, la correction française aux emportements tumultueux de l’Italienne Teresa Monticini. La guerre âpre qui se poursuivit entre les deux artistes fut plus qu’une rivalité de personnes ; ce fut le conflit violent de deux systèmes, de deux tempéraments, de la discipline et de la fougue, de la science et de la fantaisie. Par ses intrigues Teresa Monticini réussit à éloigner sa rivale, mais la danse française n’en garda pas moins son prestige, grâce à Mmes Ancelin, Finart, Vague-Moulin, Carrey, gloires de la Scala. Teresa Coralli, qui fut très goûtée au même théâtre, était, en dépit de son nom italien, d’origine française. Vigano et sa femme, la belle Maria Medina, avaient habité Paris et fréquenté beaucoup le maître de ballet Dauberval dont l’action sur eux fut profonde. Un successeur de Vigano, Galzerani, proclamait la supériorité des danseurs de France et s’efforçait de les imiter. Le danseur français Bretin, d’abord froidement accueilli par les Milanais qui s’attendaient à d’extravagants tours de force, finit par leur faire aimer son art sobre et distingué. L’influence française fut dominante à l’Académie de danse fondée en 1815 à Milan pour fournir des artistes à la Scala. Enfin elle dirigea les compositeurs de ballets dans le choix de leurs sujets. Comme à Paris, les fables mythologiques furent recherchées. Des ballets politiques comme Le général Colli à Rome, où l’on voyait le pape examinant avec les cardinaux les conditions de paix imposées par la République française, cédèrent la place à de grandes légendes antiques, par exemple à celles des Titans et de Prométhée, héros fabuleux que Vigano fit danser aux sons de la musique de Beethoven7.

Malgré l’autorité des chorégraphes français et les exploits de leurs élèves, le tempérament italien s’accommodait mal de leur doctrine. Sous le joug académique il se cabrait et par moments suivait sans contrainte l’élan de sa nature impétueuse. Le danseur italien était plutôt virtuose qu’artiste ; il mettait sa gloire à exécuter des bonds démesurés, des prodiges d’équilibre, des pirouettes vertigineuses. La danseuse italienne faisait de même une grande dépense d’énergie ; elle avait du feu, de la vie, de la passion. Point de danger qu’elle péchât, comme beaucoup de danseuses françaises, par excès de correction. Elle tombait parfois dans la trivialité ; mais du moins elle évitait la monotonie et la froideur.

La prédisposition naturelle à se dépenser tout entier, à souligner ses actes par le jeu souvent exagéré de tous les muscles, à extérioriser ses émotions, rend l’Italien particulièrement apte à réussir dans un art qui complète celui de la danse, dans la pantomime que Blasis appelle « l’âme et le soutien du ballet ». Ce théoricien de la chorégraphie dit : « Il est naturel à l’Italien de gesticuler ; il n’est donc pas surprenant que les mimes de l’Italie soient supérieurs à ceux des autres pays, ou que la pantomime y soit portée à un si grand degré de perfection qu’elle soit capable d’exprimer parfaitement toutes les passions et tout ce qui est sensible à la vue8. »

Une personne qui réunissait dans un ensemble parfait les caractères les plus heureux de la danse italienne et le langage éloquent de la pantomime fut Antonietta Pallerini, la créatrice, à la Scala, des principales œuvres de Vigano. Ce qu’Antonietta Pallerini était pour le Nord, la Brugnoli l’était pour le Sud. Cette artiste, l’étoile du théâtre San Carlo de Naples, se distinguait, elle aussi, par la vivacité de sa danse et par la force expressive de sa mimique.

L’exemple des virtuoses italiennes, que Fanny Elssler vit soit à la Scala, soit à Naples, l’encourageait à s’abandonner à sa verve naturelle que réprimaient les leçons d’Aumer. Elle avait le spectacle d’une danse frémissante de vie et palpitante d’action. Elle comprit que la beauté de son art n’était pas dans une froide et savante plastique, mais dans une interprétation esthétique de l’émotion humaine, avant tout dans l’expression de la force qui mène le monde, de l’amour, du désir. Elle resta femme, au lieu de devenir une poupée articulée, chef-d’œuvre de la mécanique. Ses heureux débuts à Naples l’enhardirent à traduire avec vivacité la passion, en réunissant à la danse proprement dite l’éloquence des gestes et du visage. L’Italie fut pour Fanny Elssler une école de vérité et de sensualité. Mais l’élève d’Aumer n’oublia pas son premier maître. La vérité ne la fit pas renoncer au style. Son goût délicat d’Autrichienne, affiné par l’éducation française, la préserva des vulgarités du réalisme. Sa danse fut animée, sans turbulence, sans déhanchements violents, sensuelle, sans devenir lascive. Dès ce moment se dessina ce qui allait être la caractéristique de Fanny Elssler : la liberté alliée à la correction, la chaleur qui n’excluait pas la précision, la vérité qui ne devient jamais triviale. Le soleil d’Italie fit éclore chez elle les qualités des artistes latins. Ses créations appartiennent au genre classique ; mais c’est l’art classique sans formules rigides ; c’est l’art classique, expression harmonieuse de la beauté vivante.

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Quand Fanny Elssler revint à Vienne en 1827, ses compatriotes n’apprécièrent pas immédiatement ses mérites. Des étrangères régnaient sur la scène du Kærnthner-Thor, et les Viennois furent assez longtemps à s’apercevoir qu’un enfant du faubourg de Gumpendorf valait les célébrités venues de loin. Si dès 1827 un critique promettait de hautes destinées à la jeune fille qui revenait d’Italie, il s’en fallait de beaucoup que la voix de ce prophète exprimât l’espérance de tous. Un nouveau voyage à l’étranger fut nécessaire, avant que Fanny réussît à convaincre sa ville natale de sa supériorité. C’est à Berlin qu’elle alla chercher cette indispensable attestation de son talent.

Berlin n’offrait aucune ressource à une danseuse pour l’achèvement de son éducation artistique. Il n’y avait point d’école prussienne de danse, et cela n’étonne guère. Il n’y avait pas de public capable de fournir des indications utiles à une ballerine soucieuse de se perfectionner. Rahel Varnhagen, qui a écrit sur la danse des pages admirables, était seule de son espèce. Elle avait le droit de parler avec dédain de Publikumchen en qui elle personnifiait la foule niaise des badauds. La critique théâtrale était incompétente. Son chef, Rellstab, médiocre en tout, devenait stupide quand il parlait de danse. Il ne sortait des formules banales que pour écrire des hérésies, et c’était aussi le cas de Théodore Mundt, une autre sommité du feuilleton.

Mais Berlin avait une cour dont l’opinion, si peu fondée qu’elle fût, avait pour les artistes la valeur d’une sentence de vie ou de mort. L’honneur d’être présentées à des souverains était pour les reines de théâtre une des formes les plus convoitées de la gloire. Le roi de Prusse était un monarque d’assez d’envergure pour que des félicitations tombées de ses augustes lèvres ou des cadeaux reçus de sa main eussent un prix inestimable. Berlin possédait aussi un Opéra dont Spontini avait fait un institut musical de premier ordre. Pour les jeunes artistes un engagement à ce théâtre était le commencement de la célébrité. Les représentations qui s’y donnaient étaient des événements que la presse faisait connaître au loin. D’importantes correspondances de Berlin alimentaient la chronique théâtrale des journaux de Vienne. Fanny Elssler pouvait être sûre que, si elle avait du succès, ses compatriotes en seraient copieusement informés et que sa renommée arriverait jusqu’à eux, grossie du prestige que donne la distance.

Ce voyage si utile faillit être empêché par un épisode romanesque. Dans l’hiver 1829 Fanny Elssler fit la connaissance du chevalier Frédéric de Gentz et répondit à l’amour passionné qu’il conçut pour elle. On verra plus loin (car cette liaison mérite une étude à part) quelle souffrance la séparation causait à son ami. Mais la vocation d’artiste exigeait un sacrifice qui fut consenti des deux côtés.

Le départ pour Berlin eut donc lieu. Ce fut en septembre 1830. Fanny était accompagnée de sa sœur Thérèse qui dansait, elle aussi, avec un certain succès, quoiqu’elle fût desservie par une taille trop élevée, mais qui rachetait ce défaut par une science consommée, un goût très sûr et un remarquable sens musical.

Les deux sœurs débutèrent ensemble le 8 octobre dans la Laitière suisse et furent accueillies avec une faveur marquée. En novembre et en décembre elles parurent dans Obéron, Fra Diavolo, la Nouvelle Amazone, la Somnambule. On monta pour elles, à grands frais, une œuvre du comte de Gallenberg, de celui qu’on appelait le Rossini du ballet, Ottavio Pinelli. Une représentation donnée à leur bénéfice le 26 novembre fut très suivie ; le roi y assista et fit aux deux danseuses les cadeaux d’usage. Leur représentation d’adieux, au commencement de décembre, leur valut de même d’éclatants témoignages de sympathie.

Ce n’est là en somme que l’histoire banale du succès, comme l’ont connu des milliers d’artistes. Il n’y manque même pas l’inévitable essai de cabale, déjoué par des admirateurs résolus. Les applaudissements des Berlinois et les broches offertes par le roi ne signifiaient pas grand’chose. Ces marques de faveur ne comptaient que parce qu’elles facilitaient aux deux sœurs les débuts dans la carrière et les posaient dans le monde des théâtres. Le public ne s’aperçut pas des qualités personnelles et originales qui devaient faire de l’une d’elles une des reines de la danse. Il applaudit indifféremment Thérèse et Fanny.

Rahel Varnhagen seule fut perspicace, saisit les nuances et définit avec justesse le talent propre de chacune des deux Viennoises. Pour faire plaisir à son ami Gentz, elle avait assisté, le 8 octobre, à la représentation de débuts. Le lendemain elle envoyait à Vienne une lettre enthousiaste, mais où l’esprit d’analyse gardait ses droits. Après avoir vanté la beauté de Fanny et son excellente tenue sur la scène, elle apprécia sa danse : « C’est, dit-elle, la perfection même dans son art ; jamais elle ne dépasse ses moyens ; c’est le système italien sagement appliqué. D’une manière générale, elle danse déjà d’après une école que j’aime ; ce n’est pas d’après l’école qui étire les membres sans pensée et sans âme, école que je déteste, qui me paralyse d’ennui, l’école française moderne… Combien grande fut la force de la vérité ! » Rahel reparle encore de la tenue de Fanny ; elle admire sa finesse, son attitude sans affectation ni contrainte. Elle exprime son dédain pour la presse niaise et malveillante. Enfin elle rend compte de l’impression laissée par Thérèse : « L’aînée aussi, dit-elle, fut extrêmement applaudie, et c’était de toute justice. La belle créature ! Déesse de la Victoire, Amazone, Minerve, Muse, fille de roi, elle représente au naturel tout ce que l’on voudra de noble… Cette apparition d’une beauté, d’une noblesse absolue, obtint, grâce à un art consommé, le succès le plus éclatant. Sa haute taille devient pour elle une parure ; elle sait lui commander et la réduire à de la grâce. Sa victoire fut complète9. »

Ainsi Thérèse semblait née pour la danse noble, académique, majestueuse. La grâce ne lui était pas naturelle ; il lui fallait se surveiller pour n’être point trop imposante. Elle devait son succès à l’étude, qui tirait le meilleur parti de ses avantages et désavantages physiques. Chez Fanny, au contraire, tout paraît spontané ; elle frappe par un air d’ingénuité ; sa tête charmante ne semble pas, comme celle de sa sœur, la copie d’une statue antique ; c’est une beauté moins olympienne, plus humaine, plus moderne. Sa danse a l’air prime-sautière ; c’est la vie qui s’agite, la vérité qui éclate ; c’est, dirait-on, le jeu facile de forces qui se dépensent en toute liberté. Cependant un œil exercé reconnaît l’école ; c’est la manière italienne, mais assagie, disciplinée ; c’est une heureuse alliance de la nature et de l’art. On pouvait prévoir que les deux sœurs occuperaient une place très différente dans l’histoire de la danse. C’est ce qu’avait pressenti la sagace Rahel.

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Le profit eût été mince, si le voyage à Berlin n’avait servi qu’à donner à Fanny Elssler l’auréole nécessaire pour l’imposer à l’attention de ses compatriotes et lui attirer les égards des directeurs de théâtres. Les deux mois passés à l’Opéra Royal lui furent surtout utiles, parce qu’ils furent une période de travail acharné. Non contente de se produire en public si souvent que Gentz en conçut des inquiétudes pour sa santé, elle pratiqua sans relâche tous les exercices qui devaient augmenter sa vigueur, sa souplesse, son endurance. C’est à Berlin que, grâce à cette gymnastique persévérante, elle s’appropria pleinement sa technique et fit de tout son corps un instrument merveilleux qui s’adaptait avec une docilité infinie à toutes les inflexions du rythme.

Les connaisseurs s’en aperçurent à Vienne, quand elle y revint vers la mi-décembre 1830. Ils furent frappés, quand ils la virent dans Ottavio Pinelli, dans la Fée et le Chevalier, dans la Laitière suisse, des grands progrès qu’elle avait faits. Sur la scène du Kærnthner-Thor, Fanny retrouvait une de ses connaissances d’Italie. C’était Mme Brugnoli-Samengo, la Brugnoli de Naples, qui avait épousé le maître de ballet Samengo, et qui, dans l’hiver de 1830 à 1831, faisait les délices des amateurs viennois. Fanny se vit maintenant mise, au moins par quelques-uns, au même rang que cette étoile du théâtre San Carlo vers qui, trois ans auparavant, elle levait de timides regards d’écolière. L’Allgemeine musikalische Zeitung notamment lui affirmait qu’elle n’avait rien à redouter de la comparaison avec l’étrangère.

Dans l’été 1831, le célèbre écrivain allemand Wolfgang Menzel vint à Vienne. Il vit représenter plusieurs ballets à la Porte de Carinthie ; il constata la valeur des deux Elssler, en donnant la préférence à Fanny. Wolfgang Menzel fit, un des premiers, le parallèle, devenu classique dans la suite, entre Fanny Elssler et la grande Marie Taglioni. Le fait seul que son nom fût prononcé en même temps que celui de la triomphatrice qui, depuis près de dix ans, remplissait l’Europe du bruit de sa gloire, était pour Fanny, âgée de vingt-un ans à peine, un singulier honneur. Or, Menzel allait jusqu’à la placer, à certains égards, au-dessus de celle qu’on appelait l’unique, l’incomparable. « Si Mlle Taglioni, dit-il, ne peut être surpassée en ce qui concerne la grâce de la danse proprement dite, elle reste loin de Fanny Elssler pour ce qui est de la vérité de la pantomime. Dans le ballet de Barbe-Bleue, celle-ci a déployé ce qu’on appelle « la grâce dans le terrible » à un degré où n’atteint pas facilement une tragédienne10. »

Malgré des mérites éclatants, reconnus par quelques bons juges, la situation de Fanny à Vienne restait médiocre. Un Français, qui suivit, en 1831, les représentations du Kærnthner-Thor, Alphonse Royer, le futur directeur de l’Opéra, va jusqu’à dire qu’elle n’obtenait qu’un très faible succès. L’administration du théâtre, s’il faut en croire Gentz, la traitait avec peu de ménagements. La protection de cet illustre ami la mettait à peine à l’abri du besoin. Alphonse Royer dit qu’il voyait les deux sœurs « quitter le soir le théâtre de la Porte de Carinthie après le spectacle et retourner à leur modeste domicile les pieds dans la neige, et portant un cabas à leur bras11 ». Aussi n’est-il pas étonnant qu’elles soient volontiers retournées en Prusse où la fortune leur souriait davantage.

En octobre 1831, Thérèse et Fanny reparurent ensemble à Berlin dans Ottavio Pinelli. Puis Fanny se signala dans le rôle de Fenella, de la Muette de Portici. La saison battait son plein, lorsque, au mois de janvier 1832, le choléra fit son apparition. L’alerte ne fut pas longue. Au commencement de février le danger avait disparu et les Berlinois regagnèrent le temps perdu, en recherchant avec fureur toutes les distractions. Il y eut des soirées dansantes en grand nombre et, au théâtre, le ballet bénéficia de cette soif de plaisir. La Fée et le Chevalier, que les deux sœurs apportaient pour la première fois de Vienne à Berlin, obtint un chaleureux accueil. Des reprises d’œuvres anciennes et deux représentations de l’opéra-ballet le Dieu et la Bayadère remplirent avec des opéras français le reste de la saison. Quelques esprits s’indignèrent de cet engouement du public pour des productions qu’ils jugeaient frivoles. « Comment veut-on, s’écrie le critique de l’Allgemeine musikalische Zeitung, comment veut-on que l’opéra allemand prospère et que la notion de ce qui est noble, de ce qui est sublime se réveille, lorsque sur une des premières scènes de l’Allemagne règnent les spectacles qui excitent et flattent les sens ? »

La saison théâtrale de Vienne, où les deux sœurs revinrent en février 1832, ne différa guère de celle de l’année précédente. Fanny avait ses admirateurs de plus en plus fervents, mais la masse paraissait lui préférer, au Kærnthner-Thor, la Polonaise Schlanzowska, la Française Mimi Dupuy et l’Italienne Muratori. Lasse de rester dans le rang, elle songeait de plus en plus à quitter Vienne. Berlin l’attirait puissamment. Mais Berlin ne serait peut-être qu’une étape sur le chemin de la gloire. Pourquoi n’irait-elle pas, elle aussi, d’une capitale à l’autre, saluée par des clameurs enthousiastes, comme faisait Marie Taglioni ? Pourquoi n’atteindrait-elle point Paris, ce Paris qui apparaissait alors à tous les artistes d’Europe comme une Mecque sainte, but de toutes les ambitions, ce Paris dont le nom flamboyait en lettres de feu à l’horizon lointain ?

Deux événements douloureux relâchèrent à ce moment-là les liens qui attachaient Fanny à sa ville natale. Elle perdit coup sur coup Gentz, le 9 juin 1832, et sa mère, le 28 août. Plus libre désormais de ses mouvements, elle fit, à la fin de l’année, ses adieux à ses compatriotes dans les ballets de la Jérusalem délivrée, de Théodosia, de Barbe-Bleue, et se remit, avec sa sœur, en route pour Berlin.

Les représentations de Barbe-Bleue, que les Berlinois ne connaissaient pas encore, furent, dans le domaine de la danse, l’événement important de l’hiver de 1832 à 1833. Mais le cours des succès de Fanny fut interrompu inopinément par un de ces accidents dont on pourrait dire, en appliquant aux danseuses le mot du roi Humbert d’Italie sur les attentats contre les souverains, qu’ils sont « le casuel du métier ». Les symptômes d’une maternité prochaine se manifestèrent. Après avoir pleuré très sincèrement la mort de Gentz, Fanny n’avait pas repoussé les consolations que lui offrait un de ses camarades de l’Opéra de Berlin, le danseur Stuhlmuller, et les suites de cette liaison allaient lui interdire pour un certain temps l’exercice de sa profession.

Un appel qui lui vint justement de Londres lui fournit à point nommé un prétexte honorable pour se dérober momentanément aux regards de ses admirateurs berlinois. Après avoir donné, le 15 février 1833, à l’Opéra Royal sa représentation d’adieux, elle se dirigea lentement vers l’Angleterre, en s’arrêtant à Weimar et à Dusseldorf. Trois mois après son arrivée à Londres, elle donna le jour à une fille qui fut appelée Thérèse. Deux philanthropes, les époux Grote, s’intéressèrent à l’enfant, l’adoptèrent en quelque sorte et le gardèrent de longues années jusqu’au jour où la mère, retirée du théâtre, put lui consacrer toute sa tendresse.

La situation de la plupart des théâtres de Londres, vers 1830, était lamentable, au point de vue financier comme au point de vue artistique. « Plusieurs enquêtes dirigées par le Parlement, disait la Revue Britannique, n’ont donné aucun résultat, si ce n’est de prouver que tous les directeurs faisaient banqueroute… Il a été prouvé que les pièces de Sheridan n’attiraient plus personne, que celles de Shakespeare se jouaient devant les banquettes et qu’il fallait, pour attirer la foule, des danseuses françaises, des chevaux et des éléphants… L’art théâtral ne s’adresse plus à l’âme ni à la pensée. Il ne flatte que les sens12. »

Londres était encore beaucoup moins favorable que Berlin au perfectionnement d’une artiste. Lorsque vers la fin de l’année 1833 Fanny fut en état de monter sur les planches de Covent-Garden, elle se vit en présence du public le plus incapable de l’apprécier. Elle fut applaudie, mais comme l’eût été un cheval ou un éléphant bien dressé. La presse, quand elle ne resta pas muette, porta des jugements de la plus complète insignifiance. Un grand journal comme le Times ne prononça même pas le nom de Fanny. Celle-ci soupirait après le moment où elle retournerait à Berlin, lorsqu’un heureux hasard vint donner à sa destinée un cours inespéré et réalisa son rêve secret. Le directeur de l’Opéra de Paris, le docteur Véron, à qui, dès 1831, Alphonse Royer avait vanté le talent de la jeune danseuse du Kærnthner-Thor, fut obligé de se rendre à Londres pour une affaire de matériel de théâtre. Comme il avait besoin, à la même époque, d’un grand premier sujet pour son corps de ballet, il résolut de profiter de son voyage pour voir à l’œuvre l’Autrichienne si chaleureuse ment louée par un connaisseur et pour lui proposer un engagement, si elle justifiait sa réputation.

Avant de suivre Fanny Elssler à Paris, qu’on nous permette de revenir un instant en arrière pour raconter le roman de sa jeunesse, sa liaison avec Gentz.