[Ondine ou La Naïade]
Ondine ou La Naïade. Ballet en six tableaux, par M. Perrot. — Musique de M. Pugni. — Décoration de M. William Greve. (Représenté pour la première fois, à Londres, sur le théâtre de Haymarket, le 23 juin 1843.)
Peu de traditions sourient à l’imagination plus gracieusement que celle-ci.
Tous les lacs allemands sont peuplés d’Ondins et de belles Ondines, jolis êtres, bienveillants ou malveillants, mais toujours malins et fantasques, qui habitent le fond des eaux.
Les chaumières de Franconie et de Souabe, situées au bord des torrents et des fleuves, redisent de père en fils les aventures des Nixen ; l’aïeule les répète, les chante ou les raconte assise à son rouet, et la jeune fille, devenue mère, berce avec la légende le sommeil et le réveil de son nouveau-né.
Cette année de cygnes, qui flotte et semble voler à la surface azurée du lac encadré de montagnes sombres et de bois séculaires, n’est autre chose qu’un groupe de jeunes filles, jadis habitantes du manoir voisin, cruelles envers leurs admirateurs, et justement punies par la mère de l’un d’eux, fée de son métier, qui vengea ainsi la mort de son fils. Les ondulations de ces cous blancs et déliés, la grâce mélancolique et languissante de ces oiseaux charmants et tristes, sont, aux yeux des paysans du voisinage, le symbole des beautés mortelles qu’une punition terrible a frappées.
Si vous parcourez Prétorius, crédule savant du dix-septième siècle, Valvassor, Bræmer, Simplicissimus, vous y trouvez une population d’Ondins et d’Ondines dont les faits et gestes sont rapportés avec le détail le plus circonstancié et le plus minutieux ; les annales de ces citoyens des eaux sont tour à tour grotesques, tragiques et élégiaques. La variété d’une invention prompte et capricieuse signale toujours cette création féerique des Ondins et des Ondines.
Ils sont en général doués du pouvoir de séduction, de la force magique, de l’attraction dont on ne peut triompher. L’éclat fascinateur des eaux profondes, et le rayon lointain du sable qui frissonne sous le cristal tremblant, ont fait rêver les paysans de la forêt Noire et des bords de la Saale, âmes poétiques à leur insu. Ils ont cru voir l’Ondine assise sur la branche du saule qui plie ; le flot de ses cheveux dorés tombe dans le flot de la rivière, qui est son domaine ; elle peigne leur transparence avec une coquille de nacre qui miroite au soleil. Craignez de fixer un regard sur elle, vous serez liés par une chaîne invincible ; vous la suivrez dans ses palais humides et merveilleux ; vous serez enchaîné par des liens de diamant au fond de ce monde inconnu et invisible d’où vous ne reviendrez jamais.
L’idée de ce monde sous-marin a singulièrement troublé les imaginations ingénues des races septentrionales primitives. La profondeur des lits de rivière et le merveilleux des plages ensevelies sous les flots de l’Océan, leur ont inspiré des rêveries sans fin, mères de légendes pleines d’un étrange intérêt.
« En 1796, dit la Gazette nationale des Allemands, un petit enfant se noya dans l’Elbe, attiré par un Ondin qui prétendait jouer avec lui. Sa mère se rendit à l’église et pria beaucoup, six jours et six nuits, demandant que du moins les ossements de son fils lui fussent rendus pour qu’elle pût les ensevelir. Comme elle sortait de la chapelle et descendait sur la grève, un premier coup de vent lui apporta la tête, un second le corps, un troisième les jambes. Ayant ramassé le tout, elle enveloppa ces débris dans un linge bien blanc, et les porta dans l’église.
Au moment où elle entrait, le paquet lui sembla très-lourd, et de plus en plus lourd à mesure qu’elle avançait. Enfin elle le déposa sur les marches de l’autel, et l’enfant se mit à crier en rejetant son enveloppe, au grand étonnement de tous les assistants. Il ne lui manquait absolument qu’une seule phalange du petit doigt de la main gauche, que la mère chercha avec beaucoup de soin. C’est une des principales reliques de l’église de Custrin. »
Du côté de Leybach, les jours de fête, lorsque les Ondins et les Ondines s’ennuient, ils vont se mêler à la danse des paysans et surtout des pêcheurs, pour lesquels ils ont une prédilection naturelle.
On les reconnaît à leurs dents vertes, et à une chevelure admirablement épaisse et flottante. On se souvient encore, dans le pays, d’un accident qui, s’il faut en croire Valvassor, suivit, en 1547, la présence d’un de ces Ondins. Il s’était mêlé à une noce villageoise ; c’était un grand personnage à la taille svelte et aux yeux d’un bleu glauque, qui, le premier dimanche de juillet, vint sans cérémonie s’asseoir à la table que les paysans de Leybach avaient dressée sous le grand tilleul du marché.
On admira sa politesse et sa bonne grâce ; mais lorsque les convives se levèrent de table et dansèrent, la première villageoise à laquelle il tendit la main pour la mener à la danse reconnut avec terreur que cette main était toute moite, et froide comme la glace. À mesure qu’elle dansait, cette impression devint moins vive ; elle parut même prendre grand plaisir à rester près de lui. Après la danse, on les vit s’éloigner lentement du grand tilleul, s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt, et enfin se précipiter ensemble et enlacés dans la rivière de Leybach.
La principale idée, le symbole fondamental de ces légendes, c’est l’attrait irrésistible exercé par les Ondins, l’impossibilité d’échapper à leur puissance surnaturelle. Ce sont tantôt des épouses, tantôt des servantes, qu’ils dérobent aux mortels ; quelquefois des soldats, des médecins ou même des notaires (dit la légende), selon le besoin qu’ils peuvent en avoir. Quant aux malheureux qui se noient dans leurs eaux, ils ne les lâchent jamais ; peut-être nos lecteurs ne seront-ils pas fâchés de savoir ce qu’ils en font.
— « Dans la Bohème allemande, dit la légende, un paysan qui se plaisait volontiers à surveiller les actions des jeunes filles, avait remarqué que la plupart des paysannes du canton rendaient au lac voisin des visites assez fréquentes, et qu’elles en revenaient parées de nœuds de rubans de couleurs éclatantes et diverses. À force de les épier, il découvrit qu’un vieil Ondin au nez crochu et à la barbe rousse, levant la tête hors de l’eau, mesurait des aunes de ruban pour les leur jeter, séduction à laquelle elles ne résistaient pas. Il profita d’un moment favorable pour lier conversation avec l’Ondin, dont il devint l’ami, et qui lui rendit visite dans sa chaumière, le priant de venir à son tour le visiter. Le paysan accepta ; l’Ondin se mit à marcher devant lui, une petite baguette de coudrier à la main, frappant par intervalle le flot qui s’ouvrait et se creusait à leur approche. Enfin nos deux voyageurs arrivèrent à de magnifiques palais d’une architecture originale, divisés en une infinité de chambres et d’appartements au fond desquels ils trouvèrent une petite chambrette ; “il y avait, dit le conte, beaucoup de pots tout neufs, le fond en l’air et l’ouverture en bas”. — Qu’y a-t-il donc dans ces pots ? demanda le paysan à l’Ondin. — Oh ! répondit l’Ondin, ce ne sont que les âmes des noyés que je garde pour les empêcher de s’échapper ! »
Le paysan ne dit mot ; mais quand il fut de retour dans sa chaumière, le souvenir de ces pauvres âmes l’inquiéta fort ; il résolut de les mettre en liberté. Comme il savait très bien de quelle manière l’Ondin s’y était pris pour se frayer passage, il fit comme ce dernier, suivit exactement le même chemin, et fut assez heureux pour retrouver la petite chambre. Il retourna tous les pots l’un après l’autre ; les âmes des noyés se hâtèrent de remonter hors de l’eau sous la forme de bulles d’air. L’Ondin se courrouça, et le lendemain le paysan trouva sa cabane submergée. Depuis cette époque, le lac n’offrit plus un seul poisson à la ligne ou aux filets du pêcheur. »
Les Nixen-Brunnen, ou fontaines des Ondines, abondent dans toute l’Allemagne, et les récits bizarres qui se rapportent à leur existence rempliraient un volume. Une des plus jolies de ces légendes est celle de la demoiselle de Magdebourg qui sortait de son palais aquatique pour aller à la boucherie avec un joli petit tablier blanc dont le bout était toujours mouillé et ne pouvait sécher, quoi que l’on fît. Sa tournure était modeste, son maintien décent, sa grâce pudique ; elle avait de grands yeux noirs magnifiques : seulement on s’apercevait avec surprise que les cils des paupières étaient d’un bleu vert et très-longs. La jeune Nix plut à un jeune boulanger qui la suivit jusqu’à la rivière, et voulut absolument y descendre avec elle. La Nix le repoussait, lui disant qu’il y avait du danger, que ses parents étaient méchants, et qu’elle serait désolée de lui causer aucun préjudice. Malgré ses efforts et ceux d’un vieux batelier du rivage, qui essayait de le détourner, il se hasarda, et pénétra au fond des eaux. — « Si les choses vont bien, dit-elle au batelier, vous verrez paraître à la surface du lac une assiette de bois avec une belle pomme de mon jardin. » — Quarante-huit heures s’écoulèrent ; le batelier, resté sur la rive, vit jaillir un filet de sang de la nappe d’eau, preuve évidente que l’audacieux n’avait pas été épargné par la vengeance des Ondins.
Du côté de Leipsick et de Hall, rien n’est plus commun ni plus familier aux paysans, que les tours joués à la ménagère et au berger par ces êtres malicieux et souples. On les retrouve avec étonnement en Silésie, en Bohême, au bord des lochs d’Écosse, partout où les races gothique et allemande ont planté leurs huttes ou fixé leur étendard.
Ce n’est plus, comme chez la sirène d’Homère, la seule beauté de la forme, la seule magie des accents, représentées par un symbole ; l’éclatante et douce perfidie de l’onde aux transparents murmures, mais quelque chose de plus sombre, de plus capricieux, de plus voilé ; non la naïade agile du Taygète, qui bondit nue sous le soleil, mais la fée sauvage suspendue aux vieilles roches germaniques, et se balançant sous les buissons et les halliers. Il y a moins de beauté pure et complète, avouons-le, dans cette conception gothique et germanique que dans la lumineuse création du symbole grec ; mais si la beauté est le domaine de l’Hellène, le monde merveilleux et invisible se laisse entrevoir au Germain avec plus d’épouvante et de singularité.
Le mariage d’un mortel avec un de ces êtres surnaturels se représente souvent dans la tradition gothique ; toujours le mortel est puni de cet attrait mystérieux qui le précipite vers l’inconnu.
C’est cependant une fille du Midi, une enfant de Cadix, Fanny Cérito, qui, transplantée à Londres, vient de donner le charme et la vie au personnage d’Ondine.
Paris ne la connaît pas encore ; mais elle viendra, nous n’en doutons pas, recevoir parmi nous cette consécration définitive que tous les talents demandent tour à tour au centre de la civilisation élégante. Imaginez une Gaditaine à l’œil noir, à la taille flexible, au développement abondant des épaules et des hanches, souple et légère comme une Andalouse, le regard pétillant d’intelligence, et ajoutant à la régularité des traits une physionomie fine et expressive. Le repos ne lui va pas. Dans le calme, on peut beaucoup regretter ou beaucoup blâmer ; mais qu’elle s’anime, tout s’éclaire : la grâce du mouvement remplace l’insignifiance du repos.
Le 22 juin 1843, après avoir créé à Londres la Giselle, la Tarentule, la Bayadère et la Sylphide, Fanny Cérito se montra sur le théâtre de l’Opéra dans le nouveau rôle d’Ondine. Elle y obtint un grand succès, et depuis cette époque, les organes le plus en vogue de la presse britannique répètent que jamais danseuse ne sut conquérir plus entièrement le public anglais.
Il est vrai qu’un danseur, homme d’esprit, deux qualités qui peuvent après tout se confondre, avait fourni à la jeune danseuse un cadre heureux et digne de son talent. M. Perrot a disposé pour la scène avec beaucoup d’habileté le volume de Lamotte-Fouqué, et présenté Ondine aux spectateurs anglais sous les plus poétiques couleurs.
Quand le rideau se lève, le soleil éclaire les rives fécondes et les vigoureux paysages de la Sicile ; c’est la fête de la Madone, Paysans et pêcheurs, réunis sur le rivage, font les préparatifs de la fête.
Demain Mattéo va se marier ; c’est un jeune pêcheur qui épouse Giannina, la plus jolie fille de la côte, charmante enfant qui reçoit les félicitations de toutes ses compagnes. On danse ; comment ne pas danser en de telles circonstances, en un tel moment, et sur une côte sicilienne ? Quand tous les groupes se sont bien mêlés, quand une forêt de bras plus ou moins arrondis se sont enlacés en cadence, le fiancé reste seul, et juge qu’il n’a rien de mieux à faire que de jeter son filet dans les belles eaux de la rivière voisine.
Il s’assied, charmé de la beauté du lieu, de la sérénité du temps ; et au moment où il espère ramener quelque proie digne du festin de noce, il voit s’élever lentement, doucement, du sein des eaux, encadrée dans une conque immense et chatoyante de mille feux, une figure et une forme idéale, légère, fantastique ; la mystérieuse Ondine, du fond de ses grottes humides, a reconnu le jeune Mattéo ; éprise de sa beauté, elle exerce sur lui la séduction surnaturelle dont elle possède le prestige. Il résiste ; une force invisible l’entraîne ; son cœur fidèle se révolte contre une fascination qui augmente sans cesse. Attiré par la force magnétique, le jeune pêcheur marche pas à pas vers les rochers qui bordent le rivage. Elle le guide ou plutôt l’entraîne : il gravit avec elle, et malgré lui, la cime de ces rocs, et déjà il en atteint le plus haut sommet, lorsque tout à coup le corps diaphane de l’Ondine s’affaisse, et lentement, gracieusement, elle tombe et disparaît au sein des eaux brillantes, faisant signe à Mattéo de la suivre. Il maudit sa faiblesse et le pouvoir qui l’obsède, mais la résistance est impossible : il va, il avance toujours, victime passive d’une force étrangère à sa volonté ; déjà, sur les lèvres souriantes de l’Ondine prête à s’engloutir, on peut lire la joie et l’orgueil du triomphe, lorsque les amis de Mattéo accourent et l’arrachent à cette situation périlleuse et singulière.
Cette scène, il faut le dire, est charmante et bien composée, pleine de passion et de grâce, favorable au développement mimique ; elle eût suffi à la popularité d’une œuvre dramatique.
Quand le jeune Mattéo rentre dans la chaumière habitée par Giannina sa fiancée et par sa vieille mère Térésa, il est sombre, préoccupé, distrait : la vision de la fille des eaux le harcèle et le poursuit. Quel peut être le sujet de sa rêverie et de sa tristesse, — lui ordinairement si gai, si gracieux et si doux ? Pourquoi ce front qui se penche et ce sourcil qui s’abaisse ? Giannina veut le savoir ; à elle il appartient de sonder d’une main caressante les plaies de ce cœur aimé ; c’est à elle de consoler le fiancé qu’elle a choisi. Il ne résiste pas à tant de grâces, et il répond à Giannina par un aveu complet de ce qui s’est passé la veille, de l’apparition féerique, et de l’invincible charme auquel il a cédé malgré lui.
La vieille mère traite ce récit d’enfantillage ; Giannina, moins rassurée, s’effraie encore pour son amour, et les occupations de la chaumière reprennent leur cours accoutumé.
— « Voyons, dit Giannina à son fiancé, qu’on se mette à genoux ici, devant moi, et que l’on m’aide à dévider cet écheveau de fil ! » L’amant obéit, Térésa fait tourner son rouet, et la jeune fille arrête sur son jeune époux un regard plein de tendresse, quand la bise souffle tout à coup, et la fenêtre de la cabane en s’entrouvrant donne passage à l’Ondine.
La légère fille des eaux circule, pareille à ces demoiselles ailées dont le corselet d’azur bruni, soutenu par une gaze d’or, glisse sur les tiges des nénuphars. La vieille mère, attentive, prête l’oreille à ce frôlement léger, et ne peut rien apercevoir : la vision n’est perceptible que pour l’œil jaloux et clairvoyant de Giannina, qui laisse échapper l’écheveau de ses mains brûlantes. La raison et l’usage de ses sens vont lui manquer, lorsque l’Ondine, touchée de pitié, redevient invisible, et rend à la chaumière sa paix habituelle, au cœur de Giannina son repos.
Le calme renaît ; heureux de leur tendresse mutuelle, les fiancés se rapprochent, et leurs regards se parlent d’amour ; ils maudissent l’hallucination passagère qui les a déçus et enivrés ; ils sont tout entiers l’un à l’autre. Quel chagrin pour Ondine, et que sa générosité dure peu ! Son caractère de taquinerie malicieuse l’emporte alors sur ses généreuses intentions, et elle se venge par mille espiègleries d’un bonheur qui la blesse dans ses plus chers désirs. C’est le fil de la vieille mère qui se casse, le rouet qui se met à tourner à rebours, l’écheveau qui s’embrouille à mesure que la main du fiancé en développe les fils, et l’Ondine vengeresse se réjouit de tous les petits désastres qui signalent son passage et sa puissance. Bientôt elle redevient visible au pauvre Mattéo, que cette beauté magique entraîne encore, et qui, les bras étendus vers la vision céleste, s’abandonne au charme suprême ; il va la suivre… la fenêtre entrouverte donne issue à son vol. Mais Giannina vient de reconnaître la présence de sa magique rivale ; elle se précipite, serre son fiancé dans ses bras, l’accable de tendres reproches, lui rappelle ses promesses et le mariage qui aura lieu demain, et le rend au sentiment de lui-même et de son amour.
Les caresses de Giannina et la bénédiction de la mère planent encore sur la tête de Mattéo, dont tant d’agitations violentes ont épuisé la force. Il se laisse aller sur sa couche, vaincu par le sommeil, qui s’empare de lui.
C’est ici que s’ouvrent les portes du monde enchanté habité par les Ondines, le royaume de la reine Hydrola, — nom que nous aurions volontiers échangé pour un autre, — mais qui n’a rien d’extraordinaire et de blessant pour les oreilles britanniques, et qui d’ailleurs, dans un ballet mimique où l’orchestre seul a la parole, offre infiniment peu d’inconvénients.
Toutes les richesses de ces grottes de corail, de nacre et de porphyre, se déploient en songe devant le jeune berger sicilien. Voici les cavernes profondes où germe la perle diaprée ; voici les forêts sous-marines, tapissées de plantes extraordinaires, inconnues à l’œil des mortels ; cette douce et murmurante harmonie, c’est le bruit des eaux qui tombent en cascade, et le frémissement des sources sans nombre qui se répandent au loin dans les veines de la terre. Tout cela c’est un songe ; et, s’il est permis de joindre une critique à notre analyse, nous ne savons vraiment pas pourquoi le jeune Sicilien n’est pas descendu en personne dans ces grottes de féerie, que le décorateur anglais a parées de tant d’opulence. Quoi qu’il en soit, il a plu à l’auteur du ballet que ce fût un rêve, et le rêve est charmant.
Une rose, — telle que Tournefort et Linnée n’en ont pas connu, — s’est épanouie dans les jardins maritimes de la reine Hydrola. Cette dernière, mère de l’Ondine amoureuse, donne à sa fille tous les conseils de la prudence, et lui dit que les passions mortelles l’exposeront au triste sort des mortels. — « Voyez, manière ! dit la jeune Ondine, je consens à périr comme cette rose, à me flétrir comme elle et avec elle, pourvu que l’amour de Mattéo m’appartienne un jour ! »
Mais les visions fuient, s’évanouissent et s’effacent. Quels accents solennels retentissent, et quel cortège imposant s’avance ? La procession de la Madone se dirige lentement vers la statue de la sainte Vierge. Il faut bien confesser ici une vérité dont nos voisins les Anglais sont loin de se douter, c’est que leur représentation de la dévotion catholique et méridionale est assez incomplète, malgré le soin pris par eux de copier exactement une belle page de Léopold Hubert. Le tableau est agréable et élégant : il commence par une joyeuse tarentelle, interrompue par le tintement d’une cloche du monastère ; mais la grâce, comme la gaucherie du Nord, réussissent mal à reproduire l’animation ou la simplicité du Midi. Auprès de la statue bruit une source du sein de laquelle on voit s’élever tout à coup les formes gracieuses de la fée des eaux. C’est elle que Mattéo revoit, elle qui, lorsque la danse reprend son essor, échappe à la poursuite du jeune pêcheur, à travers le labyrinthe animé de tous ces groupes dont l’orchestre dirige les pas. On l’entrevoit, elle disparaît ; elle se montre pour s’évanouir encore, et, par une audace qui n’eut été permise dans aucun pays catholique, on l’aperçoit un moment debout à la place de la Madone : mais cette profanation dure peu. Elle disparaît pour la dernière fois ; la lune se lève derrière les montagnes, et baigne son disque blanc dans les eaux du lac. La danse cesse, tous les villageois se retirent ; Mattéo détache sa barque, amarrée au rivage du lac ; il y fait monter sa fiancée, qu’il va reconduire chez sa mère.
La nuit est calme et le lac silencieux ; la rame de Mattéo fait avancer lentement la chaloupe, et Giannina, le regard fixé sur l’eau limpide, aperçoit vaguement sous les ondes des êtres charmants qui l’appellent. Séduite et attirée peu à peu, elle cède à la séduction que nul ne peut vaincre ; elle tend les bras à ces images décevantes, et au moment où les eaux l’engloutissent, Ondine elle-même sort doucement du lac, s’empare de la ressemblance de Giannina, et s’assied à sa place dans la barque conduite par Mattéo. Toute joyeuse et triomphante de son stratagème, elle s’élance de la barque sur le rivage, et voit bondir à côté d’elle l’ombre légère de son corps mortel, apparition qui la fait fuir, pleine de terreur et de surprise.
Dans l’existence d’Ondine, idéale et surnaturelle, aucune ombre n’était projetée par le corps diaphane qui lui avait été donné. Elle a une ombre ! elle est devenue une simple mortelle, elle sera la femme de Mattéo ! Quelle joie ! quelle ivresse ! Elle joue avec son ombre, elle danse avec elle, elle la taquine, elle la harcèle, elle l’agace, elle la fuit et la poursuit tour à tour.
C’est une idée charmante que cette danse de l’Ombre, qui a fait fureur en Angleterre, et où Fanny Cérito déploie une grâce exquise. L’invention en est heureuse ; c’est un honneur pour M. Perrot d’avoir emprunté à Lamotte-Fouqué cette création, à la fois poétique et chorégraphique, deux conditions qui ne s’unissent pas toujours.
Pendant que Mattéo emmène avec lui cette proie mystérieuse, on voit la malheureuse Giannina, entraînée par les Ondines, suivre inutilement le sillage de la chaloupe, et tendre ses mains suppliantes vers le fiancé qui fait force de rames vers le rivage.
Voici donc l’Ondine devenue mortelle ; sur elle pèsent toutes les douleurs de l’humanité : elle souffre, elle craint, elle tremble, elle prie. Sous la forme de Giannina, et reposant dans sa couche, elle voit la reine des Ondines s’approcher du lit où elle est étendue, pleurer sur elle, la supplier de reprendre ses droits à la vie magique, et de répudier le fatal amour qui l’enchaîne aux conditions de la décadence humaine et de l’humaine douleur.
« Cette rose, lui dit sa mère, est à demi flétrie, et vous languissez comme elle ! »
Conseils inutiles ! la fée des eaux, heureuse de son destin, veut le subir tout entier.
Le sceau de la mort s’imprime sur son front : Mattéo s’en aperçoit, il hâte la célébration des noces, cérémonie que le deuil environne, et dont l’idée est heureuse et mélancolique. Cette jeune fille devenue mortelle, qui périt en épousant celui qu’elle aime, création tout à fait aimable que l’auteur allemand peut revendiquer, a été mise en œuvre avec beaucoup de charme et de talent.
On s’avance tristement vers l’autel ; la rose va périr ; toutes les grâces de la jeune fille s’effeuillent ; toute sa beauté pâlit et languit. Mais la souveraine des eaux souffrira-t-elle que sa propre fille périsse ainsi, et que la tombe d’une mortelle contienne la dépouille d’une fée ?
Non ; du fond des grottes souterraines où l’a plongée la jalousie de sa rivale, la vraie Giannina va reparaître au jour ; l’Ondine va reprendre sa forme véritable avec son immortalité. Après avoir savouré, à son dommage et à son préjudice, les passions fugitives de l’humanité, elle rentre dans la plénitude de ses droits surnaturels, laissant à Giannina son bonheur passager, et les joies mêlées de troubles de l’existence mortelle.
Tel est le canevas que M. Perrot vient d’emprunter à Lamotte-Fouqué, écrivain allemand né de parents français, imagination rêveuse, profondément assimilée aux traditions du moyen âge. Dans un petit roman plein de grâce, le Trilby de l’Allemagne, il résuma la tradition des Ondines.
On connaît à peine son nom chez nous ; et ses ouvrages seraient peu goûtés si l’on osait les traduire tous en français. Rien de plus rêveur, de plus fantastique, de moins réel. La vérité historique devient, sous son pinceau, diaphane et transparente ; elle prend les couleurs et les grâces capricieuses de la chimère. Il aime à se plonger dans les profondeurs du moyen âge, à visiter les régions éloignées, à reproduire les fictions étranges. Ondine devait séduire un talent de cette espèce.
Un style facile, doux et large, une grâce colorée et vague, une imagination imprégnée de la poésie traditionnelle, assurèrent à cette œuvre limpide et charmante une popularité toute germanique, qui ne dépassa point les limites du monde septentrional. Coleridge, Tieck et Goethe admiraient cette goutte des eaux de la Baltique, perle magique qui, sous un autre soleil, en dehors de ce monde spécial, perdait sa couleur et sa beauté.
La traduction de Lamotte-Fouqué eut peu de succès et de retentissement en France, encore moins en Italie. Dramatisée à Londres et à Berlin, Ondine attira la foule et se fit applaudir dans ces deux villes toutes septentrionales ; Paris, Milan et Madrid n’ont pas encore accepté de ballet ou d’opéra emprunté au poème en prose de Lamotte-Fouqué.
Nul ouvrage chorégraphique n’a obtenu autant de succès à Londres. L’idée en est poétique, l’intérêt vif et croissant, le mouvement pittoresque, l’intrigue simple et gracieuse. Tous les éléments du succès sont là, et nous ne doutons pas qu’on ne voie quelque jour, chose qui n’a pas eu lieu jusqu’ici, ce succès passer du théâtre de Haymarket de Londres au grand Opéra de Paris.