Chapitre IX. Du Ballet Moderne
Lors de l’Établissement de l’Opéra en France, on conserva le fond du grand Ballet dont on fit un Spectacle à part ; mais on en changea la forme. Quinault imagina un genre mixte, qui n’en était pas un, dans lequel les récits firent la partie la plus considérable du Spectacle. [Voir Ballet] La Danse n’y fut qu’en sous-ordre. Ce fut en 1671 qu’on représenta à Paris les Fêtes de Bacchus et de l’Amour 137. Cette nouveauté plut, et en 1681, le Roi et toute sa Cour exécutèrent à Saint-Germain le Triomphe de l’Amour, ouvrage fait dans le même goût, dont le succès anéantit pour jamais le grand Ballet, qui avait été si longtemps le seul Spectacle de notre Cour. Dès lors la Danse reprit parmi nous sur tous nos théâtres, à l’exception de celui de l’Opéra, la place qu’elle avait occupée sur les Théâtres des Grecs. On ne l’y fit plus servir que d’Intermède. Le grand Ballet fut pour toujours relégué dans les Collèges, et à l’Opéra même le Chant prit tout à fait le dessus. On avait plus de Chanteurs que de Danseurs passables. Les Spectacles de Danse avaient été formés jusqu’alors par les personnes qualifiées de la Cour. L’art ou, pour mieux dire, l’ombre de l’art ne s’était conservée que parmi les gens du monde. En formant un Spectacle public, on n’eut pour ressources que quelques Maîtres à danser dont toute la science consistait à montrer les Danses nécessaires dans les Bals de cérémonie, ou un nombre fort borné de pas de caractère, qui entraient dans la composition des grands Ballets. La disette des sujets était alors si grande en France, que notre Opéra fut exécuté pendant plus de dix ans sans Danseuses. On faisait habiller en femmes deux ou quatre Danseurs qui figuraient sous cette mascarade dans les Fêtes de ce Spectacle. Le Triomphe de l’Amour 138 fut le premier ouvrage en Musique où quatre vraies femmes dansantes furent introduites, et on vanta alors cet embellissement, comme on louerait de nos jours l’établissement d’une Salle de Spectacle bien régulière et proportionnée au degré de splendeur où nous pouvons croire sans orgueil que notre Ville Capitale est montée. Tant il est vrai que dans les siècles les plus éclairés, il y a toujours dans les Arts quelque partie éloignée où la lumière ne perce point encore.
Le défaut de sujets fut sans doute le motif qui engagea Quinault à défigurer le grand Ballet, et peut-être est-il la seule excuse qu’on puisse donner d’une partie des vices principaux qui ont énervé l’exécution primitive de l’Opéra Français. Ce beau génie qui avait eu des idées si vastes, si nobles, si vraies sur le genre qu’il avait créé, n’eut que des vues fort bornées sur le Ballet qu’il n’avait que défiguré. Il fut imité depuis par tous ceux qui travaillèrent après lui pour le Théâtre Lyrique. Le propre des talents communs est de suivre servilement à la piste la marche des grands talents. Ainsi, après sa mort, on fit des Opéras coupés comme les siens [Voir Coupe] ; mais qui n’étaient animés ni des grâces de son style, ni des charmes du sentiment qui était sa partie sublime, ni de ces traits brillants de Spectacle qu’il répandait en esprit inventeur dans ses belles compositions. On pouvait l’atteindre plus aisément dans le Ballet où il était fort au-dessous de lui-même ; ainsi on l’imita dans sa partie défectueuse, où on l’égala ; mais on ne fit que le copier dans sa partie supérieure, où peut-être ne l’égalera-t-on jamais.
Telle fut la marche lente des progrès du Théâtre Lyrique jusqu’en l’année 1697, que la Motte [La Motte], en créant un genre tout neuf, acquit l’avantage de se faire copier à son tour.
Ce Poète, dont un de ses amis a dit, que sa mort même n’avait rien fait pour sa gloire, imagina un Spectacle de Chant et de Danse formé de plusieurs actions différentes toutes complètes et sans autre liaison entre elles qu’un rapport vague et indéterminé.
L’Opéra imaginé par Quinault est une grande action suivie pendant le cours de cinq Actes. C’est un tableau d’une composition vaste, tels que ceux de Raphaël et de Michel-Ange. Le Spectacle trouvé par la Motte est un composé de plusieurs Actes différents qui représentent chacun une action mêlée de divertissements, de Chant et de Danse. Ce sont de jolis Vateau [Watteau], des miniatures piquantes, qui exigent toute la précision du dessein, les grâces du pinceau, et tout le brillant du coloris.
Ce genre, dans sa nouveauté, balança le succès du grand Opéra, parce que le goût est exclusif parmi nous, et que c’est un défaut ancien et national, dont, malgré les lumières que nous acquérons tous les jours, nous avons bien de la peine à nous défaire. Cependant, à force de réflexions et de complaisance, on souffrit enfin, au Théâtre Lyrique, deux sortes de plaisir ; mais ce genre trouvé par la Motte, dont on n’attribua le succès, suivant l’usage, qu’au Musicien qu’il avait instruit et guidé, nous débarrassa du mauvais genre que Quinault avait introduit sous le titre de Ballet.
L’Europe Galante est le premier de nos Ouvrages Lyriques qui n’a point ressemblé aux Opéras de Quinault. Ce genre appartient tout à fait à la France. Les Grecs, les Romains n’eurent aucun Spectacle qui puisse en avoir donné l’idée. Peut-être quelques Fêtes épisodiques qui m’ont frappé dans Quinault l’ont-elles fournie à la Motte ; mais que ma conjecture soit vraie ou fausse, ce Spectacle n’en est pas moins une composition originale qui aurait dû combler de gloire le Poète qui l’a imaginée. Ses contemporains ont été injustes. Il a vécu sans jouir. La Postérité le vengera sans doute, et déjà l’envie qui se sert du mérite des morts, pour éclipser celui des vivants, a commencé de nos jours, la réputation de ce Poète Philosophe.
Le Théâtre Lyrique qui lui doit le Ballet moderne, lui est redevable encore de deux genres aimables, qui pouvaient procurer à la Musique des moyens de se varier, et à la Danse des occasions heureuses de se développer, si ces deux Arts avaient fait alors en France des progrès proportionnés à ceux de tous les autres. Ce Poète a porté à l’Opéra, la Pastorale et l’Allégorie139. Il est galant, tendre, original, dans les compositions qu’il n’a imaginées que d’après lui. Il peut marcher alors à côté de Quinault. L’Europe Galante, Issé, Le Carnaval et la Folie ne sont pas inférieurs aux meilleurs Opéras de ce beau génie ; mais il est froid, insipide, languissant dans tous ses autres ouvrages lyriques, et tel que ses ennemis l’ont cru, ou l’ont voulu faire croire. Il y a des hommes dans la Littérature, qui sont faits, pour voler de leurs propres ailes ; et alors ils s’élèvent jusque dans le Ciel. Ils retombent, dès qu’ils imitent. Ce ne sont plus même des hommes ; ils grimacent comme des singes. [Voir Ballet]