(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre III. Fêtes de Louis XIV relatives à la Danse, depuis l’année 1643 jusqu’en l’année 1672 »
/ 775
(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre III. Fêtes de Louis XIV relatives à la Danse, depuis l’année 1643 jusqu’en l’année 1672 »

Chapitre III. Fêtes de Louis XIV relatives à la Danse, depuis l’année 1643 jusqu’en l’année 1672

La Minorité de Louis XIV fut en France l’aurore du goût et des beaux Arts. Soit que l’esprit se fût développé par la continuité des Spectacles publics, qui sont toujours l’École la plus instructive de la multitude, fait qu’à force de donner des Fêtes à la Cour, l’imagination s’y fut peu à peu échauffée, fait enfin que le Cardinal Mazarin, malgré les tracasseries qu’il eut à soutenir et à détruire, y eut porté ce sentiment vif des choses aimables qui est si naturel à sa Nation ; il est certain que les spectacles, les amusements, les plaisirs pendant son ministère, n’eurent plus ni la grossièreté, ni l’enflure qui furent le caractère de toutes les Fêtes d’éclat du Règne précédent.

Le Cardinal Mazarin avait de la gaieté dans l’esprit, du goût pour le plaisir, et dans l’imagination moins de faste, que de galanterie. On trouve les traces de ces trois qualités distinctives dans tous les Bals et les grands Ballets qui furent faits sous ses yeux.

Benserade fut chargé de l’invention, de la conduite, et de l’exécution de presque tous ces amusements.

Celui de Cassandre exécuté au Palais Cardinal le 26 Février 1651 qui était de sa composition, fut le premier dans lequel on vit danser Louis XIV. Il avait treize ans. Il continua de s’occuper de cet exercice jusqu’en 1669116. Il l’abandonna alors pour toujours, frappé de ces beaux vers du Britannicus de Racine :

Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
À venir prodiguer sa voix sur un théâtre, etc. [Voir Fêtes de la Cour de France]

Je ne m’étendrai point sur les Fêtes trop connues de ce Règne éclatant. On sait, dans les Royaumes voisins comme en France, qu’il est l’époque de la grandeur de cet État, de la gloire des Arts et de la splendeur de l’Europe.

Je me borne à rapporter une circonstance qui est de mon sujet, et qui peut servir à la consolation, à l’encouragement, et à l’instruction des gens de Lettres et des Artistes. J’ai dit que Benserade était chargé de la composition des grands Ballets de la Cour. Il avait de la fertilité, la mécanique du vers facile, des grâces, de la finesse, un tour galant dans l’esprit. Peut-être manquait-il d’élévation ; mais il avait de la justesse, et s’il avait eu plus de temps à lui pour les compositions fréquentes qu’on lui demandait, il y aurait mis sans doute plus de correction.

Ce Poète devint bientôt célèbre dans ce genre ; mais le P… de P***, homme fort aimable, et fait en tout pour la bonne compagnie, qui en ce temps-là était toujours excellente, balança sa réputation, et sans le vouloir peut-être, fut sur le point de la lui ravir. Le P… de P*** avait réellement de l’esprit, des connaissances, et du goût, autant qu’il en faut pour sentir les beautés d’une composition théâtrale, pour éclairer un Auteur, pour décider même de son degré de talent ; mais bien moins que n’en exige l’invention, la charpente, l’assemblage, en un mot, d’un grand ouvrage. Il s’était trouvé à portée de voir Benserade, d’examiner ses plans, et quelquefois de faire de petits vers pour les gens de qualité qui devaient en remplir les personnages.

Il n’en fallut pas davantage pour lui donner à la Cour une considération, qu’il méritait sans doute d’ailleurs, et qui aurait dû être indifférente à Benserade, si elle ne s’était pas établie sur les débris de la sienne.

L’Auteur est discuté publiquement et à la rigueur. L’homme du monde qui travaille, dit-on, pour son plaisir, est toujours jugé à huis clos et par des Juges de faveur. On attend tout du premier ; on n’exige presque rien du second. Les ouvrages de l’un sont comme une statue toute nue exposée au sortir des mains de l’Artiste aux regards critiques de la multitude, des connaisseurs et de ses rivaux. Les gentillesses de l’autre ressemblent à ces femmes plus adroites que belles qui ne se laissent voir que furtivement, et dans des réduits peu éclairés. Tels étaient les avantages des jolis vers du P… de P*** sur les travaux de longue haleine de Benserade. Quelques quatrains assez ingénieux avaient plus fait pour le Poète de Société, que vingt Ballets représentés avec succès n’avaient pu faire pour le Poète en titre d’office.

Ce n’était pas tout. À mesure que l’idée qu’on se formait du P… de P*** croissait dans les esprits trop prévenus pour lui, on se dégoûtait de Benserade dans les ouvrages duquel on croyait voir toujours les mêmes choses. On aspirait au plaisir d’être dédommagé par un homme neuf, des rhapsodies d’un Auteur usé. Ce discours passait de bouche en bouche. Il devint bientôt une rumeur, un cri général : le P… de P*** en fut flatté, et s’y laissa prendre. Il composa le Ballet des Amours déguisés : on fit les plus riches préparatifs pour son exécution : le Roi voulut y danser : les Dames les plus qualifiées, les Seigneurs les plus distingués y briguèrent des Entrées. On regardait le succès comme infaillible, le P… de P*** comme la ressource unique, et Benserade comme un homme médiocre, sans goût, sans imagination et presque sans talent. C’est dans ces dispositions de toute la Cour, que l’ouvrage fut représenté le 13 février 1664 ; et il tomba de la manière la plus complète.

Benserade triompha ; et la chute de son Rival lui aurait rendu toute sa gloire, s’il n’avait avili son triomphe117 par un premier mouvement impardonnable. Il fit de méchants vers contre le P… de P*** qui à son tour commença de mériter sa chute, en répondant à l’injure de Benserade par une autre. [Voir Ballet, Fêtes de la Cour de France]

Les Poètes, les gens de Lettres, les Artistes ne seront-ils jamais persuadés, par les exemples éclatants qui frappent leurs yeux, par l’expérience de tous les siècles, par la voix intérieure qui crie sans cesse dans le fond de leur cœur, que l’envie, la malignité, les fureurs de la jalousie dégradent, avilissent, déshonorent ?

La carrière des Arts est celle de la gloire. Il est impossible qu’on puisse y courir sans obstacles, sans embarras, sans rivaux. Il est des moments de dégoût, des occasions d’impatience, des préférences piquantes, des coups inattendus, des revers douloureux, des injustices outrageantes. L’âme s’affecte, l’esprit s’aigrit, la bile s’allume, le trait échappe, et il nous perd.

Du flegme, une étude profonde, beaucoup de patience, un grand fond de fermeté, la certitude que les hommes ne sont pas toujours injustes, le secours du temps, et surtout des efforts redoublés pour mieux faire ; voilà les moyens légitimes qu’on doit se ménager pour les circonstances malheureuses, les seules armes avec lesquelles il faut combattre ses ennemis, les grandes ressources qu’il est glorieux d’employer en faveur de la bonne cause.

Les flots de la multitude emportent bien loin de vous un rival qui vous est inférieur. Dans ces moments d’ivresse et de délire, que peuvent vos murmures, vos cris, vos mouvements ? Opposez une tête froide à l’orage, et laissez couler le torrent : si la source dont il part n’est ni pure, ni féconde, vous le verrez baisser, se dessécher, disparaître, et ne laisser après lui qu’une vase infectée.

Une cabale puissante suscite contre vous une foule de Juges injustes. Vous connaissez l’auteur de votre disgrâce. La colère vous le peint avec des traits qui rendus au grand jour peuvent le couvrir d’un ridicule éternel. Cette cruelle idée vous rit et rien ne vous arrête. Votre plume se trempe dans le fiel. Vous espérez tracer sa honte, et immortaliser votre vengeance. Quelle erreur ! le blanc, contre lequel vous tirez à bout-portant est appuyé sur une colonne de marbre. La balle le perce sans doute ; mais la colonne la repousse contre vous : vous tombez l’un et l’autre frappés du même coup, et vous restez à terre, pour y être foulé aux pieds de la multitude, dont vous auriez tôt ou tard fixé l’admiration, et qui vous méprise.

Hommes privilégiés par la nature, aimez-vous mutuellement ; estimez-vous, encouragez-vous : donnez le ton au Public qui ne demande pas mieux que de le prendre. Son penchant le porte à vous caresser, à vous chérir, à vous estimer. S’il se refroidit quelquefois, s’il vous humilie, s’il vous dédaigne, c’est presque toujours votre faute, et rarement la sienne. Regardez-vous comme les enfants d’une même famille, et concourez de tous vos efforts à sa splendeur. Soyez rivaux sans jalousie ; disputez le prix sans aigreur ; courez au même but avec amitié. Si vous voulez vivre heureux, si vous aspirez à l’estime publique, si l’honneur de votre nom vous intéresse, employez le présent à mériter les suffrages de l’avenir. Aimez la gloire, et ne haïssez que l’envie ; mais ne la craignez pas. Les mouches cantharides ne s’attachent qu’au meilleur blé, et aux roses les plus fraîches. Je n’ai rien fait encore qui soit digne d’estime, disait Thémistocle dans sa jeunesse ; tout le monde m’accueille, et personne ne me porte envie 118.