(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre premier — Chapitre VII. Des Ballets Bouffons »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre premier — Chapitre VII. Des Ballets Bouffons »

Chapitre VII. Des Ballets Bouffons

Le premier et peut-être le meilleur ouvrage de ce genre fut représenté à Venise sur un Théâtre public85, sous le titre de la Verita raminga ; ce qui veut dire, La Vérité vagabonde, qui n’a ni feu ni lieu.

Le Temps en fit l’ouverture par une Entrée sans récit. Elle fut si bien caractérisée qu’on comprit aisément par ses pas, ses mouvements, et ses attitudes, le sujet qu’on avait projeté de représenter.

Un Médecin et un Apothicaire qui formèrent la première Scène, s’y réjouissaient de ce que les maux du monde faisaient tout leur bien, et de ce que la terre couvrait toujours leurs fautes.

Pendant ce Dialogue mêlé de Danse et de Chant, une Femme maltraitée par des Avocats, des Procureurs et des Plaideurs, paraît couverte de haillons, maigre, harassée, estropiée. Elle s’adresse au Médecin et à l’Apothicaire pour leur demander quelque secours. Ils l’interrogent. Elle a la maladresse de dire qu’elle est la Vérité, et ils la fuient.

Un Cavalier qui survient, touché des cris de cette Infortunée, s’offre d’abord à elle pour la défendre. Elle a l’imprudence de se découvrir, et il l’abandonne.

Elle aperçoit alors un vieux Capitan qu’elle espère émouvoir. Celui-ci en lui peignant ses prétendus exploits, lui promet de la secourir. Elle qui connaît la forfanterie du Capitan, ne peut s’empêcher d’en rire, et il la fuit, en l’accablant d’injures.

Cette première partie du Ballet finit par une Entrée vive de Villageois qui virent la Vérité sans la craindre, sans la fuir, et sans s’intéresser à elle86.

Un Négociant fit le premier récit de la seconde partie. Il se réjouissait sans scrupule, de ce que, pour devenir riche, il ne fallait que faire banqueroute deux ou trois fois. Cette Scène fut suivie d’une Entrée dans laquelle un Marchand et un Traitant cherchaient à se défaire en faveur l’un de l’autre d’une bonne conscience, qui leur pesait, qu’ils regardaient tous deux comme un meuble fort incommode et par malheur comme une marchandise d’un très mauvais débit.

La Vérité se présente à ces deux hommes, qui ne la connurent point. Elle voulut traiter avec eux. À son air de pauvreté, ils la méprisèrent.

Alors plusieurs quadrilles de Femmes jeunes et belles parurent. La Vérité s’approcha d’elles de la manière la plus capable de les intéresser. Elles crurent elles-mêmes être touchées du tableau intéressant qui frappait leurs yeux. Les Symphonies sur lesquelles cette Entrée était dansée exprimaient des sentiments de tendresse et de pitié, que les attitudes, les pas, les figures rendaient avec onction. La Vérité saisit ce moment : elle se nomme. Tout à coup la Symphonie et la Danse changent de caractère : peu à peu les Quadrilles se dissipent : la Vérité reste encore triste, rebutée, abandonnée.

Dans cet instant, la Muse du Théâtre arrive. Elle voit et reconnaît la Vérité ; Tout le monde, lui dit-elle, vous fuit, vous hait, vous délaisse. Je vais vous accueillir ; mais soyez docile, et laissez-vous conduire.

À sa voix, accourent alors les différents personnages que cette Muse introduit sur la Scène. Ils entourent par ses ordres la Vérité, la déguisent d’une manière agréable, lui font non-seulement changer d’habits, mais encore de geste, de maintien, de langage. Ce n’est plus une figure triste, fâcheuse, dégoûtante : c’est un personnage vif, gai, amusant, dont la parure et les discours sont désormais l’ouvrage aimable des grâces.

Des Bouffons qui surviennent, rendent hommage à la Vérité, la choisissent pour leur Souveraine et terminent ce spectacle par une Entrée générale qui exprime la joie la plus folle.

Les Ballets de ce genre ont donné l’idée de ces Intermèdes qu’on joint en Italie aux grands Opéras, et de ces Opéras Bouffons qu’on y représente séparément sur des Théâtres publics.

On ne compose guère depuis longtemps ces ouvrages, que sur des sujets bas, communs, et dans le goût de nos farces anciennes ; mais le sortilège d’une Musique vive et saillante les rend extrêmement piquants. On oublie, malgré soi pendant la Représentation, le mauvais fond sur lequel ils sont bâtis, pour se livrer sans réserve aux détails agréables, au Chant d’expression, aux traits multipliés de naturel et de génie, dont les Musiciens excellents ont l’art de les embellir.