(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre XI. » pp. 145-156
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre XI. » pp. 145-156

Lettre XI.

Il est rare, Monsieur, pour ne pas dire impossible, de trouver des hommes exactement bienfaits ; et par cette raison, il est très commun de rencontrer une foule de danseurs construits dèsagréablement, et dans les quels on n’apperçoit que trop souvent des défauts de conformation que toutes les ressources de l’art ont peine à déguiser, seroit-ce par une fatalité attachée à la nature humaine, que nous nous éloignons toujours de ce qui nous convient, et que nous nous proposons si communément de courrir une carrière dans la quelle nous ne pouvons ni marcher ni nous soutenir ? C’est cet aveuglement, c’est cette ignorance dans la quelle nous sommes de nous-mêmes, qui produit la foule immense de mauvais poètes, de peintres médiocres, de plats comédiens, de musiciens bruyans, de danseurs et de baladins détestables, que sais-je, Monsieur, d’hommes insupportables dans tous les genres. Ces mêmes hommes placés où il devroient être, auroient été utiles ; mais, hors du lieu et du rang, qui leur étoient assignés, leur véritable talent est enfoui, et celui d’être à l’envi, plus ridicules les uns que les autres lui est substitué.

La première considération à faire lorsqu’on se destine à la danse, dans un âge du moins où l’on est capable de réfléchir, est celle de sa construction. Ou les vices naturels qu’on observe en soi sont tels que rien ne peut y remédier ; en ce cas, il faut perdre sur le champ et totalement de vüe l’idée que l’on s’étoit formée de l’avantage de concourir aux plaisirs des autres ; ou ces vices peuvent être réformés par une application, par une étude constante, et par les conseils et les avis d’un maître instruit et éclairé ; et dèslors il importe essentiellement de ne négliger aucuns des efforts, qui peuvent remédier à des imperfections dont on triomphera, si l’on prévient le tems où les parties ont acquis leur dernier dégré de force et de consistance, où la nature a pris son pli, et où le défaut à vaincre s’est fortifié par une habitude trop longue et trop invétérée, pour pouvoir être détruit.

Malheureusement il est peu de danseurs capables de ce retour sur eux-mêmes. Les uns, aveuglés par l’amour-propre imaginent être sans défauts ; les autres ferment, pour ainsi dire les yeux sur ceux que l’examen le plus léger leur feroit découvrir : or, dèsqu’ils ignorent ce que tout homme qui a quelques lumières est en droit de leur reprocher, il n’est pas étonnant qu’ils manquent leur but. L’arrangement disproportionné des parties s’oppose sans cesse en eux au jeu des ressorts, et à l’harmonie qui devroit former un ensemble : plus de liaison dans les pas ; plus de moëlleux dans les mouvemens ; plus d’élégance dans les attitudes, et dans les oppositions ; plus de proportions dans les déploiemens et par conséquent plus de fermeté ni d’à-plomb. Voilà, Monsieur, où se réduit l’exécution des danseurs qui s’aveuglent sur leur conformation, et qui craignent de s’envisager eux-mêmes dans le moment de leur étude et de leurs exercices. Nous pouvons, sans les offenser, et en leur rendant la justice, qui leur est duë, les nommer mauvais danseurs.

Vraisemblablement si les bons maîtres étoient plus communs, les éléves ne seroient pas si rares ; mais les maîtres qui sont en état d’enseigner ne donnent point de leçons et ceux qui en devroient prendre ont toujours la fureur d’en donner aux autres. Que dirons-nous de leur négligence et de l’uniformité avec la quelle ils enseignent ? La vérité n’est qu’une, s’écriera-t-on, j’en conviens ; mais n’est-il qu’une manière de la démontrer et de la faire passer aux écoliers aux quels on s’attache, et ne doit-on pas nécessairement les conduire au même but par des chemins différens ? J’avoue, que pour y parvenir il faut une sagacité réelle ; car, sans réflexion et sans étude, il n’est pas possible d’appliquer les principes selon les genres divers de conformation, et les dégrés différens d’aptitude : on ne peut saisir d’un coup d’œil ce qui convient à l’un, ce qui ne sauroit convenir à l’autre, et l’on ne varie point enfin ses leçons à proportion des diversités que la nature ou que l’habitude, souvent plus rébelle que la nature même, nous offre et nous présente.

C’est donc essentiellement au maître que le soin de placer chaque éléve dans le genre, qui lui est propre, est reservé. Il ne s’agit pas à cet effet de posséder seulement les connoissances les plus exactes de l’art ; il faut encore se déffendre soigneusement de ce vain orgueil qui persuade à chacun que sa manière d’exécuter est l’unique, et la seule qui puisse plaire ; car un maître qui se propose toujours comme un modèle de perfection, et qui ne s’attache à faire de ses écoliers qu’une copie dont il est le bon ou mauvais original, ne réussira à en former de passables que lorsqu’il en rencontrera qui seront doués des mêmes dispositions que lui, et qui auront la même taille, la même conformation et la même intelligence enfin la même aptitude.

Parmi les défauts de construction, j’en remarque communément deux principaux ; l’un est d’être jarreté, et l’autre d’être arqué. Ces deux vices de conformation sont presque généraux, et ne différent que du plus au moins : aussi voyons nous très-peu de danseurs qui en soient exempts.

Nous disons qu’un homme est jarreté, lorsque ses hanches sont étroites et en dedans, ses cuisses rapprochées l’une de l’autre, ses genoux gros et si serrés qu’ils se touchent et se collent étroitement, quoique ses pieds soient distans l’un de l’autre ; ce qui forme à peu près la figure d’un triangle depuis les genoux jusqu’aux pieds ; j’observe encore un volume énorme dans la partie intérieure de ses chevilles, une forte élévation dans le cou-de-pied ; et le tendon d’Achille est non seulement en lui grêle et mince, mais il est fort éloigné de l’articulation.

Le danseur arqué est celui en qui on remarque le défaut contraire. Ce défaut règne également depuis la hanche jusqu’aux pieds ; car ces parties décrivent une ligne qui donne en quelque sorte la figure d’un arc : en effet, les hanches sont évasées, les cuisses et les genoux sont ouverts, de manière que le jour qui doit se rencontrer naturellement entre quelques unes de ces portions des extrémités inférieures lorsqu’elles sont jointes, perce dans la totalité, et paroit beaucoup plus considérable qu’il ne devroit l’être. Les personnes ainsi construites ont d’ailleurs le pied long et plat, la cheville extérieure saillante, et le tendon d’Achille gros et rapproché de l’articulation. Ces deux défauts diamétralement opposés l’un à l’autre prouvent avec plus de force que tous les discours, que les leçons qui conviennent au premier seroient nuisibles au second, et que l’étude de deux danseurs aussi différens par la taille et par la forme, ne peut-être la même. Celui qui est jarreté doit s’appliquer continuellement à éloigner les parties trop resserrées : Le premier moyen pour y réussir est de tourner les cuisses en déhors, et de les mouvoir dans ce sens, en profitant de la liberté du mouvement de rotation du Fémur, dans la cavité cotyloïde des os des hanches. Aidés par cet exercice les genoux suivront la même direction et rentreront, pour ainsi dire, dans leur place. La rotule, qui semble destinée à limiter le rejet du genou trop en arrière de l’articulation, tombera perpendiculairement sur la pointe du pied ; et la cuisse et la jambe ne sortant plus de la ligne, en décriront alors une droite qui assurera la fermeté et la stabilité du tronc.

Le second reméde à employer, est de conserver une flexion continuelle dans l’articulation des genoux, et de paroitre extrémement tendu sans l’être en effet : c’est là Monsieur, l’ouvrage du temps et de l’habitude : lorsqu’elle est fortement contractée, il est comme impossible de reprendre sa position naturelle et vicieuse, sans des efforts qui causent dans ces parties un engourdissement et une douleur insupportable. J’ai connu des danseurs qui ont trouvé l’art de dérober ce défaut à tel point qu’on ne s’en seroit jamais apperçu, si l’entrechat droit et les temps trop forts ne les avoient décelés. En voici la raison : la contraction des muscles dans les efforts du saut roidit les articulations et force chaque partie à rentrer dans sa place et à revenir de sa forme naturelle : les genoux ainsi forcés se portent donc en dedans, ils reprennent leur volume ; ce volume met un obstacle aux battemens de l’entrechat : plus ces parties ce joignent, plus celles qui leur sont inférieures l’eloignent ; les jambes ne pouvant ni battre ni croiser, restent comme immobiles au moment de l’action des genoux qui roulent désagréablement l’un sur l’autre, et l’entrechat n’étant ni coupé, ni battu, ni croisé par le pas, ne sauroit avoir la vitesse et le brillant qui en font le mérite. Rien n’est si difficile, à mon sens, que de masquer ces défauts, surtoût dans les instans d’une exécution forte, où toute la machine est ébranlée, où elle reçoit des secousses violentes et réitérées, et où elle se livre à des mouvemens contraires et à des efforts continuels et variés. Si l’art peut alors l’emporter sur la nature, de quels éloges le danseur ne se rend-il pas digne ?

Celui qui sera ainsi construit renoncera aux entrechats, aux cabrioles et à tous tems durs et compliqués, avec d’autant plus de raison qu’il sera infailliblement foible ; car ses hanches étant étroites, ou, pour parler le langage des anatomistes, les os du bassin étant en lui moins évasés, ils fournissent moins de jeu aux muscles qui s’y attachent, et dont dépendent en partie les mouvemens du tronc ; mouvemens et inflexions beaucoup plus aisés, lorsque ces mêmes os ont beaucoup plus de largeur, parce qu’alors les muscles aboutissent ou partent d’un point plus éloigné du centre de gravité. Quoiqu’il en soit, la danse noble, et terre à terre est la seule qui convienne à de pareils danseurs. Au reste, Monsieur, ce que les danseurs jarretés perdent du côte de la force, ils semblent le regagner du côté de l’adresse. J’ai remarqué qu’ils étoient moëlleux, brillants dans les choses les plus simples, aisés dans les difficultés qui ne demandent point d’efforts propres à leur exécution, et que leur percussion est toujours opérée avec grace, parce qu’ils se servent et qu’ils profitent et des pointes et des ressorts qui font mouvoir le cou-de-pied. Voilà des qualités qui les dédommagent de la force qu’ils n’ont pas ; et, en matière de danse, je préfererai toujours l’adresse à la force.

Ceux qui sont arqués ne doivent s’attacher qu’à rapprocher les parties trop distantes, pour diminuer le vide qui se rencontre principalement entre les genoux : ils n’ont pas moins besoin que les autres de l’exercice qui meut les cuisses en dehors, et il leur est même moins facile de déguiser leurs défauts. Communément ils sont forts et vigoureux ; il ont par conséquent moins de souplesse dans les muscles, et leurs articulations jouent avec moins d’aisance. On comprend au surplus que si ce vice de conformation venoit de la difformité des os, tout travail seroit inutile et les efforts de l’art impuissans. J’ai dit, que les danseurs jarretés doivent conserver une petite flexion dans l’éxécution ; ceux-ci par la raison contraire, doivent être exactement tendus, et croiser leurs temps bien plus étroitement afin que la réunion des parties puisse diminuer le jour ou l’intervalle qui les sépare naturellement. Ils sont nerveux, vifs et brillants dans les choses qui tiennent plus de la force que de l’adresse ; nerveux et légers, attendu la direction de leurs faiseaux musculeux, et vû la consistance et la résistance de leurs ligamens articulaires ; vifs, parce qu’ils croisent plus du bas que du haut, et qu’ayant par cette raison peu de chemin à faire, pour battre les tems, ils les passent avec plus de vitesse ; brillants, parce que le jour perce entre les parties qui se croisent, et se décroisent. Ce jour est exactement, Monsieur, le clair-obscur de la danse : car, si les tems de l’entrechat ne sont ni coupés, ni battus, et qu’ils soient au contraire frottés et roulés, l’un sur l’autre, il n’y aura point de clair qui fasse valoir les ombres, et les jambes trop réunies n’offriront qu’une masse indistincte et sans effet1 ; ils ont peu d’adresse, parce qu’ils comptent trop sur leurs forces, et que cette même force s’oppose en eux à la souplesse et à l’aisance. Leur vigueur les abandonne-t-elle un instant, ils sont gauches ; ils ignorent l’art de dérober leur situation par des temps simples qui, n’exigeant aucune force, donnent toujours le tems d’en reprendre de nouvelles ; ils ont de plus très-peu d’élasticité, et percutent rarement de la pointe.

Je crois en découvrir la véritable raison, lorsque je considère la forme longue et plate de leurs pieds. Je compare cette partie à un levier de la seconde espèce, c’est à dire à un levier, dans le quel le poids est entre l’appui et la puissance, tandis que l’appui et la puissance sont à ses extrémités. Ici le point fixe ou l’appui se trouve à l’extrémité du pied, la résistance ou le poids du corps porte sur le cou-de-pied, et la puissance qui éléve et soutient ce poids, est appliquée au talon par le moyen du tendon d’Achille : or, comme le levier est plus grand dans un pied long et plat, le poids du corps est plus eloigné du point d’appui, et plus près de la puissance : donc la pesanteur du corps doit augmenter, et la force du tendon d’Achille diminuer en proportion égale. Je dis donc que cette pésanteur n’étant pas dans une proportion aussi exacte dans les danseurs arqués, qu’elle l’est dans les danseurs jarretés qui ont extraordinairement le cou-de-pied élevé et fort ; ces premiers ont nécessairement moins de facilité à se hauser sur l’extremité des pointes.

J’ai observé encore, Monsieur, que les défauts qui se rencontrent depuis les hanches jusqu’aux pieds, se font sentir depuis l’épaule jusqu’à la main : le plus souvent l’épaule suit la conformation des hanches ; le coude celle du genou ; le poignet, celle du pied. Une legère attention vous convaincra de cette vérité, et vous verrez qu’en général les défauts de conformation provenans de l’arrangement vicieux de quelques articulations, s’étendent à toutes. Ce principe posé, l’artiste doit suggérer, relativement aux bras, des mouvemens différens à ses éléves. Cette attention est très importante à faire ; les bras courts n’exigent que des mouvemens proportionnés à leur longueur ; les bras longs ne peuvent perdre de leur étendue que par les rondeurs qu’on leur donne. L’art consiste à tirer parti de ces imperfections, et je connois des danseurs qui, par le moyen des effacemens du corps, dérobent habilement la longueur de leurs bras ; ils en font fuir une partie dans l’ombre.

J’ai dit que les danseurs jarretés étoient foibles, ils sont minces et déliés ; les danseurs arqués, plus vigoureux sont gros et nerveux. On pense assez communément qu’un homme gros et trapu doit être lourd : ce principe est vrai quant au poids réel du corps, mais il est faux en ce qui concerne la danse ; car la légèreté ne naît que de la force des muscles. Tout homme qui n’en sera aidé que foiblement, tombera toujours avec pésanteur. La raison en est simple : Les parties foibles ne pouvant résister dans l’instant de la chûte aux plus fortes, c’est a dire, au poids du corps, qui acquiert, à proportion de la hauteur, dont il tombe, un nouveau dégré de pésanteur, cèdent et fléchissent ; et c’est dans ce moment de relachement et de fléxion que le bruit de la chûte se fait entendre, bruit qui diminue considérablement, et qui peut même être insensible quand le corps peut se maintenir dans une ligne exactement perpendiculaire, et lorsque les muscles et les ressorts ont la force de s’opposer à la force même, et de résister avec vigueur au choc qui pourroit les faire succomber.

La nature n’a pas exempté le beau sexe des imperfections donc je vous ai parlé ; mais l’artifice et la mode des jupes sont heureusement venus au secours de nos danseuses. Le panier cache une multitude de défauts, et l’œil curieux des critiques ne monte pas assez haut pour décider. La plupart d’entre elles dansent les genoux ouverts comme si elles étoient naturellement arquées. Grace à cette mauvaise habitude et aux jupes, elles paroissent plus brillantes que les hommes, parce que, comme je l’ai dit, ne battant que du bas de la jambe, elles passent leurs temps avec plus de vitesse que nous, qui ne dérobant rien au spectateur, sommes obligés de le battre tendus, et de les faire partir primordialement de la hanche ; et vous comprenez qu’il faut plus de tems pour remuer un tout qu’une partie. Quant au brillant qu’elles ont, la vivacité y contribue, mais cependant bien moins que les jupes, qui, en dérobant la longueur des parties, fixent plus attentivement les regards, et les frappent davantage ; tout le feu des battemens étant, pour ainsi dire, réuni dans un point, paroit plus vif et plus brillant ; l’œil l’embrasse tout entier ; il est moins partagé et moins distrait à proportion du peu d’espace qu’il a à parcourir.

Dailleurs, Monsieur, une jolie physionomie, de beaux yeux, une taille élégante et des bras voluptueux sont des écueils inévitables contre les quels la critique va se briser, et des titres puissans à l’indulgence du spectateur, dont l’imagination substitue au plaisir qu’il n’a pas, celui qu’il pourroit avoir hors de la scène.

Je suis, etc.