(1887) Ces Demoiselles de l’Opéra « III. Éducation. » pp. 24-35
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(1887) Ces Demoiselles de l’Opéra « III. Éducation. » pp. 24-35

III
Éducation.

Rencontre matinale. — Physionomie caractéristique. — En classe, mesdemoiselles ! — Dislocation obligatoire. — Ce que l’on appelle se tourner. — Ce qu’on appelle se casser. — Le sourire forcé. — Douloureux entraînement. — Mademoiselle Taglioni. — Dures épreuves. — Mademoiselle Nathalie Fitz-James. — Martyre volontaire. — Réflexion humoristique de M. de Boigne. — La leçon. — Les pas. — Singulière musique de danse. — La fatigue. — Une répétition sur la scène. — Comment on démontre la pantomime d’un ballet. — Conversations particulières.

S’il vous est arrivé, parfois, de flâner, le matin, — entre neuf heures et midi, — aux environs de l’Opéra, vous avez sûrement rencontré, sur le trottoir des rues qui aboutissent au « chef-d’œuvre » de M. Garnier, toute sorte de créatures dont l’allure, le costume et la physionomie accrochent impérieusement le regard et font, — sinon tourner, — du moins retourner toutes les têtes.

D’abord, elles ne marchent pas : elles gambillent, — un mot exact et pittoresque qui implique le mouvement gracieux de la jambe au-dessus de la voltige du pied.

Ce pied est, d’ordinaire, correctement chaussé, et la jambe bâtée d’une façon irréprochable. L’ouvrier fourbit ses outils. La danseuse soigne, choye et pare son gagne-pain d’aujourd’hui, qui deviendra peut-être son gagne-prince de demain.

La plupart sont fragiles sans finesse et minces sans distinction. Porcelaine, non ; faïence, oui. Faïence qui a été au feu — et qui y retourne !

Marie Dorval disait :

— Je ne suis pas belle, — je suis pire.

Ces petites filles sont pires.

La flamme du gaz et la morsure du fard ont dévoré sur leurs joues les roses folles de la jeunesse ; des rides précoces brident leurs tempes ; leur paupière nage dans un flot de bistre, et le coiffeur de l’administration affirme qu’elles ont moins de cheveux que de toupet.

Ce sont ces demoiselles de l’Opéra qui s’en vont à leur ouvrage.

L’ouvrage, c’est la leçon ; c est le cours ; ce sont les répétitions, au foyer ou sur la scène, des pas, des groupes et des ensemble. Tout cela commence à neuf heures et demie du matin pour finir à quatre heures du soir. Entre onze heures et midi, une vingtaine de minutes est accordée à ces demoiselles pour déjeuner ; elles profitent des vingt minutes pour pousser une reconnaissance sur le boulevard, — sous les fenêtres de Tortoni, de Bignon, de la Maison-d’Or, des cafés Riche, Anglais, du Helder, du Grand-Hôtel, etc., etc., etc., — et elles déjeunent en travaillant.

A cet effet, elles ont — généralement — au bras un sac ou un panier.

Il y a là dedans, du pain, une victuaille froide quelconque, — qui descend de l’aile de faisan au cervelas à l’ail, et qui remonte de la croûte de gruyère à la patte de homard, — des bonbons, un tricot, des cartes pour les réussites, et le dernier volume de M. Zola…

Elles ne le lisent pas : ah ! mais non !…

Car, en fait de littérature, elles en sont encore restées à Paul de Kock et à Ponson du Terrail…

Mais ça leur donne l’air d’être dans le train.

***

— Ce gamin-là ira loin, disais-je un jour, en lui désignant le plus agile de ses babys, à Chantrell, un clown anglais de l’Hippodrome.

— All right ! fit l’honorable acropedestrian : faudra voir quand ça sera convenablement désossé.

On ne désosse pas les danseuses.

Que leur resterait-il, hélas !

On les disloque, voilà tout.

La question, bannie du Code, semble s’être réfugiée dans les classes de danse.

Il y a là des appareils d’une bizarrerie formidable : boîtes, anneaux, courroies, barres, — tout un mobilier d’estrapade !

Chaque jour, l’élève s’emprisonne les pieds dans une de ces boites à rainures. Là, talon contre talon et genoux en dehors, elle habitue ces pauvres pieds martyrisés à demeurer d’eux-mêmes sur une ligne parallèle. C’est ce qu’on appelle se tourner.

Après une demi-heure de boîte, autre variété de torture.

Il s’agit, cette fois, de poser le pied sur une barre que l’on doit tenir avec la main opposée au pied en exercice, puis de changer de pied et de main au commandement : c’est ce qu’on appelle se casser.

Tout cela sans cesser de sourire !

Et ne vous imaginez pas que de si rudes épreuves ne durent que quelque temps. Elles doivent durer toujours et se renouveler sans trêve. A cette condition seulement, la danseuse conservera sa souplesse et sa légèreté. Une semaine de repos devra être rachetée par deux mois d’un travail double et sans relâche. La danseuse réalise la fable de Sisyphe et de son rocher. C’est le cheval de course qui paie de son repos, de son embonpoint et de sa liberté les rapides victoires de Chantilly et de Longchamps.

« J’ai vu, raconte M. Albéric Second dans ses curieux Petits Mystères de l’Opéra, j’ai vu mademoiselle Taglioni, après une leçon de deux heures que venait de lui donner son père, tomber mourante sur le tapis de sa chambre, où elle se laissait déshabiller, éponger, et rhabiller, sans avoir le sentiment de ce qu’on lui faisait. L’agilité et les bonds merveilleux de la soirée étaient achetés à ce prix.

» Or, l’exemple de mademoiselle Taglioni est rigoureusement suivi par les autres danseuses. Il y en a même qui, par leur nature, ayant plus de difficultés à vaincre, se martyrisent elles-mêmes avec une barbarie plus féroce. Vous souvenez-vous de Nathalie Fitz-James ? Eh bien, Nathalie avait imaginé une nouvelle méthode de se tourner et de se casser tout à la fois. Elle se couchait par terre, le visage tourné du côté du parquet, et les jambes étendues horizontalement. Puis elle faisait monter sur elle sa femme de chambre, lui ordonnant de peser, de tout son poids, sur cette partie du corps où, comme le disait ce farceur d’Arnal, le rein change de nom. »

Et M. de Boigne d’ajouter dans ses amusants Mémoires :

« Avec le temps, elle s’habitua si bien à ce fardeau domestique, qu’elle en arriva à porter sa mère et sa sœur. Si la place ne lui eût manqué, elle en eût porté bien d’autres. »

***

Ces exercices obligatoires terminés, les danseuses commencent à travailler leurs pas : les jetés, les balancés, les pirouettes, les gargouillades, les entrechats, les fouettés, les ronds de jambes, les assemblées, les pointes, les parcours, les petits temps, etc., etc., etc.

Le professeur les leur indique d’une voix brève et d’une façon si rapide qu’il faut avoir une longue habitude de ce genre de démonstration pour y comprendre quelque chose.

Les élèves simulent ces pas avec les doigts, à peu près ainsi qu’en escrime, on simule le jeu des fleurets avec l’index de chaque main.

Elles les exécutent ensuite, — ensemble ou l’une après l’autre, — tandis que le maître râcle sur sa pochette le premier motif venu.

J’ai vu répéter les plus poétiques variations de Giselle et de la Sylphide sur l’air des Pompiers de Nanterre et de Marie, trempe ton pain.

Et comme toutes ces malheureuses créatures transpirent ! Une pluie ! une averse ! un déluge ! Cette sueur, mêlée à la poussière, étend sur leurs joues un vernis que percent, aux pommettes, des rougeurs de fièvre ou des pâleurs d’épuisement. Les unes geignent ou râlent ; les autres halètent et toussent : tussis creber et anhelans ! Il y en a qui se soutiennent à peine, accablées, écrasées, presque mortes ! Leur corsage est mouillé ; leur bouche grimace ; leurs yeux pleurent ou brûlent. Dans la danse, les jambes seules engraissent. Quelquefois même elles engraissent trop. Mais les bras, mais les épaules, mais la poitrine, tout cela est navrant à voir !

On m’affirme que, depuis peu, MM. les professeurs apprennent à danser sans douleur.

Probablement comme Bilboquet extirpait les molaires aux populations de la Brie.

J’en suis enchanté, sur ma foi.

Mais je n’en répète pas moins avec Tertullien, dans son Traité des Spectacles :

« Quœ denique pantomimus a pueritia patitur in corpore ut artifex esse possit ! »

Autrement pour ces demoiselles :

« Combien un danseur, des son enfance, n’a-t-il pas à souffrir pour devenir un artiste ! »

***

… Vous plaît-il d’avoir un léger crayon d’une répétition ordinaire sur la scène de l’Opéra ?

D’abord, sur celle-ci, — dont le rideau relevé démasque les effrayantes profondeurs de la salle, — toutes ces demoiselles habillées d’un corsage de flanelle, de percale ou de piqué, qui laisse à découvert leurs bras et leurs épaules ; d’un caleçon de même étoffe, qui s’arrête au-dessus du genou ; de bas, jarretés fort haut, qui leur tiennent lieu de maillot, — et chaussées d’espèces de « cothurnes » d’un puce douteux ou d’un blanc roux.

Aux portants, des pelisses de renard bleu, de loutre ou de martre, tout ce que les ciseaux de la fantaisie et de la mode ont pu tailler de plus nouveau, de plus riche et de plus élégant dans le satin, la faille et le velours, accroché pêle-mêle avec le cache-misère des prolétaires, — châles laine et coton, paleto le drap pilote, astrakan et chinchilla de lapin, wate proofs, mac-farlanes, « redingotes russes » à dix-neuf francs, — pacotilles, rossignols, occasions, liquidations !

A toutes les saillies du décor, posé pour la représentation du soir, des chapeaux de vingt-cinq louis, des toquets de fourrures, des Gainsboroughs à longues plumes tirebouchonnées, en compagnie des décrochez-moi-ça de la rotonde du Temple et des galettes que l’on improvise, chez soi, à la pointe de l’aiguille, avec un bout de ruban et trois bouts de laiton.

A l’orchestre, deux violons.

Sur le théâtre, deux lumières confuses : celle d’un bec de gaz à réflecteur, planté près du trou du souffleur, et celle du jour qui arrive par les ouvertures des côtés et du foyer de la danse. L’une, rougeâtre ; l’autre, blafarde. Celle-là mettant des taches de sang, et celle-ci, des taches d’huile et des tons de cadavre sur la blancheur des chairs et de la lingerie étalées.

Sur le théâtre, pareillement, plusieurs messieurs dont l’un tient un énorme bâton.

Ce dernier, quand, parfois, le caquet des fillettes s’enfle au point de couvrir la voix des deux maigres instruments, ce dernier, dis-je, s’écrie, en frappant le plancher de ce bâton :

— Allons, voyons, mesdemoiselles, un peu de silence, que diable !… Nous continuons… Le deuxième tableau…

Et mimant lui-même la situation en entremêlant ses gestes d’un charabia chorégraphique qui ressemble au patois des Nègres :

— Attention ! la scène de la prison et le pas des captives !… Vous êtes enchaînées ; Mérante fait son entrée ; vous le laissez descendre, et vous lui dites :

— Vous… nous… de grâce !… — Les yeux au ciel, sacrebleu ! les yeux au ciel !… — Nos fers !… — Les mains en croix et le pied en avant !… — Rompez-les !… — Décroisez les mains ! Vivement ! Le pied en arrière ! Regardez tendrement Mérante et attendez !

Car c’est le nouveau ballet qu’il s’agit de mettre au point…

Et tout le personnel chorégraphique de la maison est là, — à qui le gros bâton est si souvent forcé d’imposer son quos ego !…

Oui, elles y sont toutes, depuis les jeunes, les pauvres, les naïves, celles « qui n’ont pas encore trouvé » et qui enjolivent leur beauté d’un bouquet de violettes par-ci, d’un velours ou d’un ruban par-là, d’une paire de boucles d’oreilles en verroteries, d’un porte-bonheur de cuivre doré ou d’une petite croix à la Jeannette achetée à tempérament…

Jusqu’à celles « qui sont arrivées, » et qui, harnachées de diamants, flamboient dans la pénombre des coulisses ainsi que des idoles indoues dans les profondeurs sacrées des pagodes de Jaggernath et de Visapour !…

***

Maintenant, voulez-vous avoir un échantillon des conversations que Petitpa et Mérante ont tant de peine à réprimer ?

Ecoutez :

— Qui est-ce qui a acheté des terrains du côté de Montreuil ? demande mademoiselle Subra.

— Moi, répond mademoiselle Monchanin. J’en ai dix-huit cents mètres à trente sous.

— Est-ce bon ?

— Excellent : avec un mètre cube de guano, j’obtiens un rendement de quarante litres, mi-partie choux et pommes de terre.

— Maman m’a dit, — murmure mademoiselle Righetti en baissant les yeux, — que pour les pommes de terre, la potasse est joliment meilleure que le guano.