Lettre XII.
J e vous ai entretenu, Monsieur, dans une de mes précédentes lettres, des obstacles invincibles qui s’opposoient aux progrès de l’art pantomime ; obstacles que l’on ne connoissoit point à Rome ; je vous ai dit que le langage des gestes et des signes y étoit parfaitement entendu, parce qu’il existoit sous le règne d’Auguste des écoles, où on l’enseignoit ; il y avoit même des dictionnaires complets de cette langue muette, propre à exprimer chaque idée par un signe, ou par un geste quelconque. S’il est vrai que les Italiens, peuple gesticulant, aient hérité des anciens Romains de quelques-uns de ces signes de convention, je vous avoue qu’ils m’ont parus inintelligibles et qu’ils ne m’ont présenté que le caractère de la trivialité.
Ferme et constant dans mon opinion je dirai toujours que tous ces mouvemeus couvultifs des bras, de la main et des doigts étoient ignobles, privés de graces, et qu’ils ne pouvoient être admis dans la tragédie ni dans le discours oratoire.
Le geste noble simple et naturel est l’ornement du discours ; il prêté de la dignité aux pensées, de l’énergie aux phrases ; il fortifie et augmente le charme de 1’ éloquence ; il est à l’homme qui parle, ce que sont les accompagnemens à l’homme qui chante.
Le geste conventionnel est ridiculement mauvais ; le geste étudié devant une glace est faux et infidèle ; le geste qui est mu par le sentiment ou les passions, est juste et expressif ; il devient l’interpréte de l’âme et des agitations diverses qu’elle éprouve. Le geste, comme je l’entends, est un second organe que la nature à donné à l’homme ; mais il ne se fait entendre que lorsque l’ame lui ordonne de pailer.
J’ose dire sans amour-propre, que j’ai ressuscité l’art de la pantomime ; il étoit enseveli sous les ruines de l’antiquité ; il ne se montra ni sous le règne de Médicis, ni sous celui de Louis quatorze. Dauberval, mon élève, homme rempli de goût se déclara l’apôtre zélé de ma doctrine et n’en fut point le martyr ; il composa pour l’opéra de Silvie un pas de deux plein d’action et d’intérêt ; ce morceau isolé offrit, l’image d’une scène dialoguée, dictée par la passion, et exprimée par tous les sentiinens que l’amour peut inspirer. Ce pas-de-deux embelli par les talens de Mlle Alard, danseuse qui joignoit aux charmes de l’exécution la plus brillante, l’expression la plus vraie et la plus animée, obtint le succès le plus justement mérité. Ce fut donc Dauberval qui le premier eût le courage de lutter contre l’opinion reçue ; de vaincre les anciens préjugés ; de triompher des vieilles rubriques de l’opéra ; de briser les masques ; d’adopter un costume plus vrai, et de se montrer avec les traits intéressants de la nature.
Vest ris le père avoit obtenu de la cour de France la permission de passer trois mois de chaque année à celle du Duc de Wurtemberg ; on trouvoif chez ce Prince ami des arts, des talens et de le magnificence, la danse la plus belle, la plus nombreuse et la mieux exercée : Les rares talens de Vestris quant à la partie mécanique mirent le sceau à la perfection qu’on y remarquoit ; ce beau danseur ne s’étoit point exercé à l’art pantomime, inconnu alors à l’opéra ; étonné de ma manière de faire et de la nouveauté de mon genre, il sentit qu’il avoit en lui les moyens propres à peindre et à exprimer les passions ; je lui fis jouer successivement les rôles de Renaud dans le ballet d’Armide ; d’Admete dans celui d’Alceste ; de Jason dans Médée ; de Danaüs dans les Danaïdes ; de Pluton dans Proserpine ; d’Hercule dans le ballet de ce nom, d’orphée etc. ; il joua ces différens rôles avec une perfection rare, et encouragé par les succuès qu’il avoit obtenu dans ce nouveau genre, il donna à l’opéra mon ballet de Médée et Jason ; cette scène tragique fut reçue avec enthousiasme et ce fut pour la première fois que la danse en action fit répandre des larmes aux spectateurs. Vestris en quittant Stuttgard se rendit à Vienne et y donna Médée ; il fut ensuite à Varsovie et y donna encore Médée, et en propageant mon genre et mes productions, il étendit sa réputation et reçut partout les plus brillantes récompenses.
La danse du sérénissime duc se dispersa ; trente figurants devinrent tout-à-coup autant de maîtres de ballets ; riches de mes partitions, de mes programes et de mes dessins de costume, ils se répandirent en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne et en Portugal ; ils remirent mes ballets partout en se disant mes élèves : en me copiant, ils m’estropièrent souvent, et ne rendirent que très-imparfaitement les productions de mon imagination. J’ai fait, d’accord avec la nature, trois élèves ; ils ont dans des genres opposés de très-grands talens : je parlerai d’eux lorsqu’il en sera tems, et en rendant hommage à la vérité, je ne pourrai me dispenser de faire leur éloge.
D’après ce que je viens de vous dire, Monsieur, vous ne serez point étonné d’apprendre qu’il y a aujourd’hui une foule trop considérable de soi-disants maîtres de ballets ; ils se trainent péniblement dans les routes que leur ont tracées le petit nombre de ceux qui ont du mérite ; mais pour obtenir un nom et de justes éloges, il faut savoir créer soi-même.
Comment est-il possible d’exceller dans un art dont on ignore les premiers principes ? Cet art enfant du goût et de l’imagination, peut-il être exercé par ceux qui en manquent ? ce qu’ils savent le moins bien est ce qu’ils devroient savoir le mieux ; tous ces mauvais copistes gâtent et entachent les plus aimables productions ; ils sont à l’art ce que les chenilles sont aux fleurs ; ils les dégradent, et leur font perdre tout à la fois leur forme, leur fraîcheur et leur éclat. Si ces prétendus maîtres de ballets se faisoient lire ce qu’Apulée a écrit sur leur art, s’ils pouvoient entendre et concevoir les longues énumérations des qualités et des connoissances que doit avoir le maître de ballets, ils seroient effrayés de leur ignorance, ils abandonneroient une profession qui n’est pas faite pour eux et qu’ils dégradent journellement par des productions monstrueuses : en se bornant au pur méchanisme de l’art, nous serions plus riches en bons figurants, et les ballets prendroient alors une forme plus sage, un caractère plus imposant ; ils offriroient des tableaux plus agréables, un intérêt plus soutenu, des situations plus naturelles, des groupes mieux dessinés, des contrastes moins choquants et une action plus vive, plus noble et plus expressive.
Je vais parcourir le plus rapidement possible les occupations du maître de ballets, les obligations qu’il a à remplir, les règles qu’il doit suivre, et les principes qu’il doit adopter. Il doit savoir la danse, l’avoir exercé long-tems, connoître le mélange incalculable des temps ; ce sont eux qui établissent cette variété immense qui brille dans l’exécution. Le maître de ballets ignore-t-il la danse, ou ne la connoit-il qu’imparfaitement ? il ne pourra composer ; dans cet état d’ignorance, comment pourra-t-il régler aux premiers sujets les pas de trois, de cinq et de sept ? où en sera-t-il lorsqu’il essayera de composer nn pas de progression propre à terminer la finale d’un grand ballet ? S’il n’a aucune connoissance du tracé et du dessin, nécessaires à la formation des figures variées que le ballet doit offrir sans cesse, de qu’elle manière pourra-t-il rompre sans embarras, sans confusion et avec prestesse le prémier dessin formé pour en montrer d autres ? ces combinaisons lui sont-elles inconnues ? tout sera long, traînant et confus, et ne présentera à l’oeil fatigué qu’une masse informe amoncélée par la routine et l’ignorance.
Il faut que le maître de ballets sache que la danse ne possède que sept pas fondamentaux ; ce petit nombre l’étonnera sans doute, mais sa surprise cessera lorsqu’il saura que la musique n’a que sept notes, et la peinture sept couleurs ; mais le mélange de ces notes et de ces couleurs offre pour la peinture une variété immense de teintes et de demi-teintes dégradées ; pour la musique une variété incalculable de combinaisons harmoniques et mélodieuses : de même les sept pas de la danse, forment à l’aide d’un heureux mélange une foule de temps, de demi-temps et d’enchaînements de pas et de mouvemens.
Ces moyens qui sont à la disposition du maître de ballets seroient insuffisants, si le goût ne les distribuoit point avec ordre et économie ; il doit être peintre ; mais comment parviendra-t-il à faire de grands tableaux, si les crayons et les couleurs lui manquent ?
Il ne suffit pas que le maître de ballets sache parfaitement la danse, il faut qu’il ait encore le talent d’associer aux mouvemens des jambes, les mouvemens des bras ; c’est le goût et la bonne grâce qui en fixent les arrondissemens, règlent et déterminent les effacemens du corps, leurs oppositions avec celles de la tête. Ces contrastes de positions et d’oppositions font le charme de la danse et mettent le sceau de la perfection à l’exécution méchanique. Cette harmonie intime de mouvemens de toute la machine ne peut être le résultat des principes de l’école ; l’élève est, si j’ose m’exprimer ainsi, un bloc que les principes dégrossissent ; ils l’ébauchent, mais le goût seul, je le répète, finit et donne à la figure les contours et la grace qu’elle doit avoir pour être vraiment belle.
Je termine, Monsieur, et après vous avoir entretenu du métier ; je vous parlerai de l’art, c’est à dire de l’expression et de cette pantomime animée qui est l’esprit et l’âme de la danse.
Je suis, etc.