LETTRE VIII.
Les Maîtres de Ballets chargés, Monsieur, de la composition des Ballets de l’Opéra, auroient besoin, à mon gré, du génie le plus vaste & le plus poétique. Corriger les Auteurs ; lier la Danse à l’action ; imaginer des Scenes analogues aux Drames ; les coudre adroitement aux sujets ; créer ce qui est échappé au génie des Poëtes ; remplir enfin les vuides & les lacunes qui dégradent leurs productions ; voilà l’ouvrage du Compositeur ; voilà ce qui doit fixer son attention, ce qui peut le tirer de la foule, & le distinguer de ces Maîtres, qui croient être au-dessus de leur état, lorsqu’ils ont arrangé des pas, & ont formé des Figures dont le dessein se borne à des ronds, des quarrés, des lignes droites, des moulinets & des chaînes.
L’Opéra n’est fait que pour les yeux & les oreilles ; il est moins le Spectacle du cœur & de la raison, que celui de la variété & de l’amusement. On pourroit cependant lui donner une forme & un caractere plus intéressant : mais cette matiere étant étrangere à mon Art & au sujet que je traite, je l’abandonne aux Auteurs ingénieux qui peuvent remédier à la monotonie de la Féerie, & à l’ennui que le merveilleux traîne après lui. Je dirai simplement que la Danse dans ce Spectacle devroit être placée dans un jour plus avantageux ; j’avancerai même que l’Opéra est son élément, que c’est là que l’Art devroit prendre de nouvelles forces, & paroître avec le plus d’avantage ; mais par un malheur qui naît de l’entêtement des Poëtes ou de leur maladresse, la Danse à ce Spectacle ne tient à rien & ne dit rien ; elle est dans mille circonstances si peu analogue au sujet, & si indépendante du Drame, que l’on pourroit la supprimer sans affoiblir l’intérêt, sans interrompre la marche des Scenes, & sans en refroidir l’action. La plupart des Poëtes modernes se servent des Ballets, comme d’un ornement de fantaisie qui ne peut ni soutenir l’ouvrage ni lui prêter de la valeur ; ils regardent, pour ainsi dire, les divertissements qui terminent les Actes, comme autant de panneaux agréablement dessinés & artistement peints qu’ils emploient indifféremment pour la division de leur Tableau : quelle erreur ! ou pour trancher le mot, quelle ignorance ! Un Drame n’est autre chose qu’un grand Tableau qui doit en offrir successivement & avec rapidité une multitude ; or n’est-il pas extravagant de le diviser par lambeaux, d’en interrompre la suite, d’en suspendre l’intrigue, & d’en détruire l’ensemble & l’harmonie ? Ces accessoires & ces épisodes étrangers à l’action nuisent à l’ouvrage ; ces objets contraires & toujours désunis ; ce cahos de choses mal cousues partagent l’attention & fatiguent bien plus l’imagination qu’ils ne la satisfont : dès-lors le plan de l’Auteur disparoît, le fil échappe, la trame se brise, l’action s’évanouit, l’intérêt diminue & le plaisir s’enfuit. Tant que les Ballets de l’Opéra ne seront pas unis étroitement au Drame, & qu’ils ne concourront pas à son exposition, à son nœud & à son dénouement, ils seront froids & désagréables. Chaque Ballet devroit, à mon sens offrir une Scene qui enchaînât & qui liât intimement le premier Acte avec le second, le second avec le troisieme, &c. Ces Scenes absolument nécessaires à la marche du Drame seroient vives & animées ; les Danseurs seroient forcés d’abandonner leur allure, & de prendre une ame pour les rendre avec vérité & avec précision ; ils seroient contraints d’oublier en quelque sorte leurs pieds & leurs jambes, pour penser à leur physionomie & à leurs gestes ; chaque Ballet seroit un Poëme qui termineroit l’Acte heureusement : ces Poëmes puisés du fonds même du Drame seroient écrits par le Poëte ; le Musicien seroit chargé de les traduire avec fidélité, & les Danseurs de les réciter par le geste, & de les expliquer avec énergie. Par ce moyen, plus de vuide, plus d’inutilité, plus de longueur & plus de froid dans la Danse de l’Opéra ; tout seroit saillant & animé ; tout marcheroit au but & de concert ; tout séduiroit parce que tout seroit spirituel & paroîtroit dans un jour plus avantageux ; tout enfin feroit illusion & deviendroit intéressant, parce que tout seroit d’accord, & que chaque partie tenant la place qu’elle doit occuper naturellement, s’entr’aideroit & se prêteroit réciproquement des forces.
J’ai toujours regretté, Monsieur, que M. Rameau n’ait pas associé son génie à celui de Quinault. Tous deux créateurs & tous deux inimitables, ils auroient été faits l’un pour l’autre ; mais le préjugé, le langage des connoisseurs sans connoissances ; les petits propos de ces ignorants titrés qui décident avec arrogance de tous les Arts sans en concevoir la moindre idée ; les cris ou les croassements de ces importants subalternes, de ces êtres ambulants qui ne pensent, n’agissent & ne parlent que d’après les gens du bon ton, qui sifflent ou qui applaudissent sans avoir vu, sans avoir écouté ; tous ces demi-savants encore qui ne savent rien, mais qui se font suivre de la multitude ; chenilles venimeuses qui tourmentent les Arts, & qui flétriroient le génie, si en s’attachant à la superficie de ses rameaux elles n’étoient écrasées ; ce Peuple enfin de Partisans & de Protecteurs qui mandient eux-mêmes des protections, qui sont les échos des ridicules & de l’ignorance privilégiée de nos agréables, qui ne pouvant juger d’après leur goût & leur lumiere renvoient tout à la comparaison & humilient souvent ainsi le grand homme : tout a dégoûté M. Rameau, & lui a fait abandonner les grandes idées qu’il pouvoit avoir. Ajoutez à cela les désagréments que tout Auteur essuie des Directeurs de l’Opéra. On leur paroît criminel si l’on n’est aussi gothique qu’eux : ils traitent de profanes ceux qui n’adoptent point avec bonhommie les vieilles loix de ce Spectacle, & les anciennes rubriques auxquelles ils sont attachés de pere en fils. A peine est-il permis à un Maître de Ballets de faire changer le mouvement d’un air ancien ; on a beau leur dire que nos Prédécesseurs avoient une exécution simple ; que les airs lents s’ajustoient à la tranquillité & au flegme de leur exécution : vains efforts ! Ils connoissent les anciens mouvements, ils savent battre la mesure ; mais ils n’ont que des oreilles, & ne peuvent céder aux représentations que l’Art embelli peut leur faire ; ils regardent tout du but où ils sont restés & ne peuvent pénétrer dans la carriere immense que les talents ont parcourue. La Danse cependant encouragée, applaudie & protégée s’est défait depuis quelque temps des entraves que la Musique vouloit lui donner. Non seulement M. Lany fait exécuter les airs dans le vrai goût, il en ajoute encore de modernes aux vieux Opéra & substitue aux chants simples & monotones de la musique de Lully, des morceaux pleins d’expression & de variété.
Les Italiens ont été à cet égard bien plus sages que nous. Moins constants pour leur ancienne Musique mais plus fidelles à Metastasio, ils l’ont fait & le font mettre encore tous les jours en Musique par tous les Maîtres de Chapelle qui ont des talents. Les Cours d’Allemagne, l’Espagne, le Portugal & l’Angleterre ont conservé pour ce grand Poëte la même vénération ; la Musique varie à l’infini, & les paroles quoique toujours les mêmes ont toujours le prix de la nouveauté ; chaque Maître de Musique donne à ce Poëte une nouvelle expression, une nouvelle grace ; tel sentiment négligé par l’un est embelli par l’autre ; telle pensée affoiblie par celui-ci est rendue avec énergie par celui-là ; tel beau vers énervé par Gronne 3 est peint avec des traits de feu & de génie par Hasse.4 L’avantage sans doute eût été certain non seulement pour la Danse, mais encore pour les autres Arts qui concourent aux charmes & à la perfection de l’Opéra, si le célebre Rameau avoit pu, sans offenser les Nestors du siecle & cette foule de gens qui ne voient rien au-dessus de Lully, mettre en Musique les chefs-d’œuvres du Pere & du Créateur de la Poésie lyrique. Cet homme d’un génie vaste & sublime embrassoit toutes les parties à la fois ; ses compositions sont ou peuvent être aisément le triomphe des Arts ; tout est beau, tout est grand, tout est harmonieux ; chaque Artiste peut en entrant dans les vues de cet Auteur produire des chefs-d’œuvres différents. Maîtres de Musique & de Ballets, Chanteurs & Danseurs, Chœurs, Peintres, Décorateurs, Dessinateurs d’habits, Machinistes, tous également peuvent avoir part à sa gloire. Ce n’est pas que la Danse dans tous les Opéra de Quinault soit généralement bien placée & toujours en action ; mais il seroit facile de faire ce que le Poëte a négligé, & de finir ce qui de sa part ne peut être envisagé que comme des ébauches.
Dussai-je me faire une multitude d’ennemis sexagenaires, je dirai que la Musique dansante de Lully est froide, langoureuse & sans caractere : elle fut composée à la vérité dans un temps où la Danse étoit tranquille & où les Danseurs ignoroient totalement ce que c’est que l’expression. Tout étoit donc à merveille ; la Musique étoit faite pour la Danse, & la Danse pour la Musique ; mais ce qui se marioit alors ne peut plus s’allier aujourd’hui : les pas sont multipliés ; les mouvements sont rapides & se succédent avec promptitude ; les enchaînements & le mêlange des temps sont sans nombre ; les difficultés, les cabrioles, le brillant, la vîtesse, les repos, les indécisions, les attitudes mâles, les positions variées, tout cela, dis-je, ne peut plus s’ajuster avec cette Musique tranquille & ce chant uniforme qui regne dans la composition des anciens Maîtres. La Danse sur de certains airs de Lully, me fait une impression semblable à celle que j’éprouve dans la Scene des deux Docteurs du Mariage Forcé de Moliere. Ce contraste d’une volubilité extrême & d’un flegme inébranlable, produit sur moi le même effet. Des contraires aussi choquants, ne peuvent en vérité trouver place sur la Scene ; ils en détruisent le charme & l’harmonie & privent les Tableaux de leur ensemble.
La Musique est à la Danse ce que les paroles sont à la Musique ; ce parallele ne signifie autre chose, si ce n’est que la Musique dansante est ou devroit être le Poëme écrit qui fixe & détermine les mouvements & l’action du Danseur ; celui-ci doit donc le réciter & le rendre intelligible par l’énergie & la vérité de ses gestes, par l’expression vive & animée de sa Physionomie ; conséquemment la Danse en action est l’organe qui doit rendre, & qui doit expliquer clairement les idées écrites de la Musique.
Rien ne seroit si ridicule qu’un Opéra sans paroles ; jugez-en, je vous prie, par la Scene d’Antonin Caracalla dans la petite Piece de la Nouveauté ; sans le dialogue qui la précede, comprendroit-on quelque chose à l’action des Chanteurs ? eh bien, Monsieur, la Danse sans Musique n’est pas plus expressive que le Chant sans paroles ; c’est une espece de folie, tous ses mouvements sont extravagants, & n’ont aucune signification. Faire des pas hardis & brillants ; parcourir le Théatre avec autant de vîtesse que de légéreté sur un air froid & monotone, voilà ce que j’appelle une Danse sans musique ? C’est à la composition variée & harmonieuse de M. Rameau ; c’est aux traits & aux conversations spirituelles qui régnent dans ses airs, que la Danse doit tous ses progrès. Elle a été réveillée, elle est sortie de la léthargie où elle étoit plongée, dès l’instant que ce créateur d’une Musique savante mais toujours agréable & toujours voluptueuse a paru sur la Scene. Que n’eut-il pas fait si l’usage de se consulter mutuellement eût régné à l’Opéra, si le Poëte & le Maître de Ballets lui avoient communiqué leurs idées, si on avoit eu le soin de lui esquisser l’action de la Danse, les passions qu’elle doit peindre successivement dans un sujet raisonné, & les Tableaux qu’elle doit rendre dans telle ou telle situation▶ ! C’est pour lors que la Musique auroit porté le caractere du Poëme ; qu’elle auroit tracé les idées du Poëte, qu’elle auroit été parlante & expressive, & que le Danseur auroit été forcé d’en saisir les traits, de se varier & de peindre à son tour. Cette harmonie qui auroit régné dans deux Arts si intimes, auroit produit l’effet le plus séducteur & le plus admirable ; mais par un malheureux effet de l’amour propre, les Artistes loin de se connoître & de se consulter s’évitent scrupuleusement. Comment un Spectacle aussi composé que celui de l’Opéra peut-il réussir, si ceux qui sont à la tête des différentes parties qui lui sont essentielles, opérent sans se communiquer leurs idées ?
Le Poëte s’imagine que son Art l’éleve au-dessus du Musicien ; celui-ci craindroit de déroger s’il consultoit le Maître de Ballets ; celui-là ne se communique point au Dessinateur ; le Peintre décorateur ne parle qu’aux Peintres en sous-ordre, & le Machiniste enfin souvent méprisé du Peintre, commande souverainement aux manœuvres du Théatre. Pour peu que le Poëte s’humanisât, il donneroit le ton & les choses changeroient de face, mais il n’écoute que sa verve : dédaignant les autres Arts il ne peut en avoir qu’une foible idée ; il ignore l’effet que chacun d’eux peut produire en particulier, & celui qui peut résulter de leur union & de leur harmonie ; le Musicien à son exemple prend les paroles, il les parcourt sans attention, & se livrant à la fertilité de son génie, il compose de la Musique qui ne signifie rien, parce qu’il n’a pas entendu le sens de ce qu’il n’a lu que des yeux, ou qu’il sacrifie au brillant de son Art & au grouppe d’harmonie qui le flatte, l’expression vraie qu’il devroit attacher au récitatif. Fait-il une ouverture ? elle n’est point relative à l’action qui va se passer ; qu’importe après tout ? n’est-il pas sûr de la réussite si elle fait grand bruit ? Les airs de Danse sont toujours ceux qui lui coûtent le moins à composer ; il suit à cet égard les vieux modeles ; ses prédécesseurs sont ses guides ; il ne fait aucun effort pour répandre de la variété dans ces sortes de morceaux & pour leur donner un caractere neuf ; ce chant monotone dont il devroit se défier, qui assoupit la Danse & qui endort le Spectateur, est celui qui le séduit, parce qu’il lui coûte moins de peine à saisir, & que l’imitation servile des airs anciens n’exige ni un goût, ni un talent, ni un génie supérieurs.
Le Peintre décorateur, faute de connoître parfaitement le Drame, donne souvent dans l’erreur ; il ne consulte point l’Auteur mais il suit ses idées, qui souvent fausses s’opposent à la vraisemblance qui doit se trouver dans les décorations, à l’effet d’indiquer le lieu de la Scene. Comment peut-il réussir, s’il ignore l’endroit où elle doit se passer ? Ce n’est cependant que d’après les connoissances exactes de l’action & des lieux qu’il devroit agir ; sans cela, plus de vérité, plus de costume, plus de pittoresque.
Chaque Peuple a des loix, des coutumes, des usages, des modes & des cérémonies opposées ; chaque Nation differe dans ses goûts, dans son architecture, dans sa maniere de cultiver les Arts : celui d’un habile Peintre est donc de saisir cette variété ; son pinceau doit être fidelle : s’il n’est de tous les pays, il cesse d’être vrai & n’est plus en droit de plaire.
Le Dessinateur pour les habits ne consulte personne ; il sacrifie souvent le costume d’un Peuple ancien à la mode du jour, ou au caprice d’une Danseuse ou d’une Chanteuse en réputation.
Le Maître de Ballets n’est instruit de rien ; on le charge d’une partition, il compose des Danses sur la Musique qui lui est présentée ; il distribue les pas particuliers, & l’habillement donne ensuite un nom & un caractere à la Danse.
Le Machiniste est chargé du soin de présenter les Tableaux du Peintre dans le point de perspective & dans les différents jours qui leur conviennent ; son premier soin est de ranger les morceaux de décorations avec tant de justesse, qu’ils n’en forment qu’un seul bien entendu & bien d’accord ; son talent consiste à les présenter avec vîtesse, & à les dérober avec promptitude. S’il n’a pas l’Art de distribuer les lumieres à propos, il affoiblit l’ouvrage du Peintre & il renverse l’effet de la décoration. Telle partie du Tableau qui doit être éclairée devient noire & obscure ; telle autre qui demande à être privée de lumiere se trouve claire & brillante. Ce n’est pas la grande quantité de lampions jetés au hazard, ou arrangés symmétriquement qui éclaire bien un Théatre & qui fait valoir la Scene ; le talent consiste à savoir distribuer les lumieres par parties ou par masses inégales, afin de forcer les endroits qui demandent un grand jour, de ménager ceux qui en exigent peu, & de négliger les parties qui en sont moins susceptibles. Le Peintre étant obligé de mettre des nuances & des dégradations dans ces Tableaux pour que la perspective s’y rencontre, celui qui doit l’éclairer devroit, ce me semble, le consulter, afin d’observer les mêmes nuances & les mêmes dégradations dans les lumieres. Rien ne seroit si mauvais qu’une décoration peinte dans le même ton de couleur & dans les mêmes nuances ; il n’y auroit ni lointain ni perspective ; de même, si les morceaux de Peinture divisés pour former un tout sont éclairés avec la même force, il n’y aura plus d’entente, plus de masse, plus d’opposition, & le Tableau sera sans effet.
Permettez-moi, Monsieur, une digression ; quoiqu’étrangere à mon Art, elle pourra peut-être devenir utile à l’Opéra.
La Danse avertit en quelque façon le Machiniste de se tenir prêt au changement de décorations ; vous savez en effet que le divertissement terminé, les lieux changent. Comment remplit-on ordinairement l’intervalle des Actes, Intervalle absolument nécessaire à la manœuvre du Théatre, au repos des Acteurs, & au changement d’habits de la Danse & des Chœurs ? Que fait l’Orchestre ? elle détruit les idées que la Scene vient d’imprimer dans mon ame ; elle joue un Passepied ; elle reprend un Rigaudon ou un Tambourin fort gai, lorsque je suis vivement ému & fortement attendri par l’action sérieuse qui vient de se passer ; elle suspend le charme d’un moment délicieux ; elle efface de mon cœur les images qui l’intéressoient ; elle étouffe & amortit le sentiment dans lequel il se plaisoit ; ce n’est pas tout encore, & vous allez voir le comble de l’inintelligence ; cette action touchante n’a été qu’ébauchée ; l’Acte suivant doit la terminer & me porter les derniers coups ; or de cette Musique gaie & triviale, on passe subitement à une Ritournelle triste & lugubre : quel contraste choquant ! S’il permet encore à l’Acteur de me ramener à l’intérêt qu’il m’a fait perdre, ce ne sera qu’à pas lents ; mon cœur flottera long-temps entre la distraction qu’il vient d’éprouver & la douleur à laquelle on tente de le rappeller ; le piege que la fiction me présente une seconde fois me paroît trop grossier ; je cherche à l’éviter & à m’en défendre machinalement & malgré moi, & il faut alors que l’Art fasse des efforts inouis pour m’en imposer, & pour me faire succomber de nouveau. Vous conviendrez que cette vieille méthode, si chere encore à nos Musiciens, blesse toute vraisemblance. Ils ne doivent pas se flatter de triompher de moi au point d’exciter à leur gré & subitement dans mon ame tous ces ébranlements divers ; le premier instant me disposoit à céder à l’impression qui devoit résulter des objets qui m’étoient offerts. Le second détruit totalement ce premier effet, & la nouvelle sensation qu’il produit sur moi est si différente & si distante de celle à laquelle je m’étois d’abord livré, que je ne saurois y revenir sans une peine extrême, sur-tout lorsque mes fibres ont naturellement plus de propension & plus de tendance à se déployer dans le dernier sens où elles viennent d’être mues ; en un mot, Monsieur, cette chûte soudaine, ce brusque passage du pathétique à l’enjoué, du diatonique enharmonique,5 ou du chromatique enharmonique à une Gavotte, ou à une sorte de Pont-neuf, ne me semblent pas moins discordant, qu’un air qui commenceroit dans un ton & qui finiroit dans un autre. J’ose croire qu’une pareille disparate blessera toujours ceux que le plaisir de sentir conduit au Spectacle, car elle ne peut n’être pas apperçue que par les Originaux qui n’y vont que par air, & qui tenant une énorme lorgnette à la main, préférent la satisfaction d’étaler leurs ridicules, de voir & d’être vus, à celle de goûter les délices que les Arts réunis par l’esprit, par le génie & par le goût peuvent procurer.
Que les Poëtes descendent du sacré Valion ; que les Artistes chargés de différentes parties qui composent l’Opéra agissent de concert, & se prêtent mutuellement des secours, ce Spectacle alors aura le plus grand succès ; les talents réunis réussiront toujours. Il n’y a qu’une basse jalousie, & qu’une mésintelligence indigne des grands hommes, qui puissent flétrir les Arts, avilir ceux qui les professent, & s’opposer à la perfection d’un ouvrage qui exige autant de détails & de beautés différentes que l’Opéra.
J’ai toujours regardé ce Spectacle comme un grand Tableau qui doit offrir le merveilleux & le sublime de la Peinture dans tous les genres ; dont la toile doit être esquissée par un homme célebre, & peinte ensuite par des Peintres habiles dans des genres opposés, qui tous animés par l’honneur & la noble ambition de plaire doivent terminer le chef-d’œuvre avec cet accord & cette intelligence qui annoncent & qui caractérisent les vrais talents. L’homme célebre qui a fait choix du sujet, qui en a disposé les parties, qui les a distribuées avec autant de goût que d’Art, & qui a esquissé la toile, voilà le Poëte ; c’est de lui premiérement que dépend le succès, puisque c’est lui qui compose, qui place, qui dessine & qui met à proportion de son génie plus ou moins de beautés, plus ou moins d’actions, & par conséquent plus ou moins d’intérêt dans son Tableau. Les Peintres qui secondent son imagination sont le Maître de Musique, le Maître de Ballets, le Peintre décorateur, le Dessinateur pour le Costume des habits & le Machiniste : tous cinq doivent également concourir à la perfection & à la beauté de l’Ouvrage, en suivant exactement l’idée primitive du Poëte, qui à son tour doit veiller soigneusement sur le tout. L’œil du Maître est un point nécessaire, il doit entrer dans tous les détails. Il n’en est point de petits & de minutieux à l’Opéra ; les choses qui paroissent de la plus foible conséquence choquent, blessent & déplaisent lorsqu’elles ne sont pas rendues avec exactitude & avec précision. Ce Spectacle ne peut donc souffrir de médiocrité, il ne séduit qu’autant qu’il est parfait dans toutes ses parties. Convenez, Monsieur, qu’un Auteur qui abandonne son ouvrage aux soins de cinq personnes qu’il ne voit jamais, qui se connoissent à peine, & qui s’évitent toutes, ressemble assez à ces Peres qui confient l’éducation de leurs fils à des mains étrangeres, & qui par dissipation ou par esprit de grandeur croiroient déroger, s’ils veilloient à leurs progrès. Que résulte-t-il d’un préjugé si faux ? Tel enfant né pour plaire, devient maussade & ennuyeux. Voilà l’image du Poëte dans celui du Pere, & l’exemple du Drame dans celui de l’enfant.
Vous me direz peut-être que je fais d’un Poëte un homme universel ? Non, Monsieur, mais un Poëte doit avoir de l’esprit & du goût. Je suis du sentiment d’un Auteur, qui dit, que les grands morceaux de Peinture, de Musique & de Danse qui ne frappent pas à un certain point un ignorant bien organisé sont ou mauvais ou médiocres.
Sans être Musicien, un Poëte ne peut-il pas sentir si tel trait de Musique rend sa pensée, si tel autre n’affoiblit pas l’expression ; si celui-ci prête de la force à la passion, & donne des graces & de l’énergie au sentiment ? Sans être Peintre-Décorateur, ne peut-il pas concevoir si telle décoration qui doit représenter une Forêt de l’Affrique, n’emprunte pas la forme de celle de Fontainebleau ? Si telle autre qui doit offrir une rade de l’Amérique, ne ressemble pas à celle de Toulon ? si celle-ci qui doit montrer le Palais de quelque Empereur du Japon, ne se rapproche pas trop de celui de Versailles ? & si la derniere qui doit tracer les jardins de Sémiramis, n’offre pas ceux de Marly ? Sans être Danseur & Maître de Ballets, il peut également s’appercevoir de la confusion qui y régnera, du peu d’expression des exécutans ; il peut, dis-je, sentir si son action est rendue avec chaleur ; si les Tableaux en sont assez frappants ; si la Pantomime est vraie, & si le caractere de la Danse répond au caractere du Peuple & de la Nation qu’elle doit représenter. Ne peut-il pas encore sentir les défauts qui se rencontrent dans les vêtements par des négligences ou un faux goût, qui s’éloignant du Costume détruit toute illusion ? A-t-il besoin enfin d’être machiniste pour s’appercevoir que telle machine ne marche point avec promptitude ? Rien de si simple que d’en condamner la lenteur, ou d’en admirer la précision & la vîtesse. Au reste, c’est au Machiniste à remédier à la mauvaise combinaison qui s’oppose à leurs effets, à leur jeu & à leur activité.
Un Compositeur de Musique devroit savoir la Danse, on du moins connoître les temps & la possibilité des mouvements qui sont propres à chaque genre, à chaque caractere & à chaque passion, pour pouvoir ajuster des traits convenables à toutes les ◀situations▶ que le Danseur peut peindre successivement ; mais loin de s’attacher aux premiers éléments de cet Art & d’en apprendre la théorie, il fuit le Maître de Ballets ; il s’imagine que son Art l’éleve & lui donne le pas sur la Danse. Je ne le lui disputerai point, quoi qu’il n’y ait que la supériorité & non la nature du talent, qui puisse mériter des preséances & des distinctions.
La plupart des Compositeurs, suivent, je le répete, les vieilles rubriques de l’Opéra ; ils font des Passepieds, parce que Mademoiselle Prévôt les couroit avec élégance ; des Musettes, parce que Mlle. Sallé & M. Dumoulin les dansoient avec autant de grace que de volupté ; des Tambourins, parce que c’étoit le genre où Mlle. Camargo excelloit ; des Chaconnes, enfin & des Passacailles, parce que le célebre Dupré s’étoit comme fixé à ces mouvements ; qu’ils s’ajustoient à son goût, à son genre & à la noblesse de sa taille ; mais tous ces excellents Sujets n’y sont plus, ils ont été remplacés & au-delà, dans des parties, & ne le seront peut-être jamais dans les autres. Mlle. Lany a effacé toutes celles qui brilloient par la beauté, la précision & la hardiesse de leur exécution : c’est la premiere Danseuse de l’Univers ; mais on n’a point oublié l’expression naïve de Mlle. Sallé ; ses graces sont toujours présentes, & la minauderie des Danseuses de ce genre n’a pu éclipser cette noblesse & cette simplicité harmonique des mouvements tendres, voluptueux, mais toujours décents de cette aimable Danseuse. Personne n’a encore succédé à M. Dumoulin ; il dansoit les Pas de deux avec une supériorité que l’on aura de la peine à atteindre ; toujours tendre, toujours gracieux, tantôt Papillon, tantôt Zéphyr, un instant inconstant, un autre instant fidelle, toujours animé par un sentiment nouveau, il rendoit avec volupté tous les Tableaux de la tendresse. M. Vestris a remplacé le célebre Dupré ; c’est faire son éloge : mais nous avons M. Lany, dont la supériorité excite l’admiration & l’éleve au-dessus de ceux que je pourrois lui prodiguer. Nous avons des Danseurs & des Danseuses qui mériteroient ici une apologie, si cela ne m’éloignoit trop de mon but. Nous avons enfin des Jambes & une exécution que nos prédécesseurs n’avoient point ; cette raison devroit déterminer, ce me semble, les Musiciens à se varier dans leurs mouvements, & à ne plus travailler pour ceux qui n’existent que dans la mémoire du Public, & dont le genre est presque éteint. La Danse de nos jours est neuve, il est absolument nécessaire que sa Musique le soit à son tour.
On se plaint que les Danseurs ont du mouvement sans action, des graces sans expression ; mais ne pourroit-on pas remonter à la source du mal ? Dévoilez-en les causes, vous l’attaquerez avec avantage, & vous emploierez alors les remedes propres à la guérison.
J’ai dit que la plupart des Ballets de ce Spectacle étoient froids, quoique bien dessinés & bien exécutés : est-ce uniquement la faute du Compositeur, lui seroit-il possible d’imaginer tous les jours de nouveaux plans, & de mettre la Danse en action à la fin de tous les Actes de l’Opéra ? Non, sans doute, la tâche seroit trop pénible à remplir ; un tel projet d’ailleurs ne peut s’exécuter sans des contradictions infinies, à moins que les Poëtes ne se prêtent à cet arrangement, & ne travaillent de concert avec le Maître de Ballets, sur tous les projets qui auront la Danse pour but.
Voyons ce que fait habituellement le Maître de Ballets à ce Spectacle,
& examinons l’ouvrage qu’on lui distribue. On lui donne une
partie de répétition, il l’ouvre, & il lit ;
Prologue, Passepied pour les Jeux & les Plaisirs ; Gavotte
pour les Ris, & Rigaudon pour les Songes agréables. Au
premier Acte ; air marqué pour les Guerriers, second air pour
les mêmes ; Musette pour les Prêtresses. Au second
Acte, Loure pour les Peuples, Tambourin & Rigaudon pour les
Matelots. Au troisieme Acte, air marqué pour les
Démons ; air vif pour les mêmes. Au quatrieme Acte,
entrée des Grecs & Chaconne, sans compter les Vents, les Tritons,
les Naïades, les Heures, les Signes du Zodiaque, les Bacchantes, les
Zéphyrs, les Ondains & les Songes funestes, car cela ne
finiroit jamais. Voilà le Maître de Ballets bien instruit ;
le
voilà chargé de l’exécution d’un plan bien magnifique & bien ingénieux !
Qu’exige le Poëte ? que tous les Personnages du Ballet dansent, & on les
fait danser : de cet abus naissent les prétentions ridicules ; Monsieur, dit
le premier danseur au Maître de Ballets, « je remplace un tel, &
je dois danser tel air. »
Par la même raison, Mlle. une telle se
réserve les Passepieds ; l’autre les Musettes ; celle-ci les Tambourins ; celui-là
les Loures ; celui-ci la Chaconne ;
& ce droit imaginaire, cette dispute d’emplois & de genres
fournissent à chaque Opéra, vingt entrées seuls, qui sont dansées avec des
habits d’un goût & d’un genre opposé, mais qui ne différent ni par le
caractere, ni par l’esprit, ni par les enchaînements de pas, ni par les
attitudes ; cette monotonie
prend sa source de l’imitation
machinale. M. Vestris est le premier Danseur, il ne danse
qu’au dernier Acte ; c’est la regle ; elle est au reste conforme au proverbe
qui astreint à conserver les meilleures choses pour les dernieres ; que font
les autres Danseurs de ce genre ? Ils estropient l’original, ils le chargent & n’en prennent que les défauts ; car il est
plus aisé de saisir les ridicules que d’imiter les perfections : tels les
courtisans d’Alexandre, qui ne pouvant lui ressembler par
sa valeur & ses vertus héroïques, portoient tous le col de côté, pour
imiter le défaut naturel de ce Prince. Voilà donc de froides copies qui
multiplient de cent manieres différentes l’original, & qui le défigurent
continuellement. Ceux d’un autre genre sont aussi maussades & aussi
ridicules : ils veulent saisir la précision, la gaieté & la
belle formation des enchaînements de M. Lany, & ils
sont détestables. Toutes les femmes veulent danser comme Mlle. Lany, & toutes les femmes en ce cas ont des prétentions
très-ridicules. Enfin, Monsieur, l’Opéra est, si j’ose m’exprimer ainsi, le
Spectacle des singes. L’homme s’évite, il craint de se montrer avec ses
propres traits, il en emprunte toujours d’étrangers, & il rougiroit de
se ressembler ; aussi faut-il acheter le plaisir d’admirer quelques bons
Originaux, par l’ennui de voir une multitude de mauvaises copies qui les
précedent. Que veulent dire d’ailleurs cette quantité d’entrées seules, qui
ne tiennent & ne ressemblent à rien ? Que signifient tous ces corps sans
ame, qui se promenent sans
graces, qui se déploient sans goût,
qui pirouettent sans à-plomb, sans fermeté, & qui se
succedent d’Acte en Acte avec le même froid ? Pourrons-nous donner le titre
de monologue à ces sortes d’entrées dépourvues d’intérêt &
d’expression ? Non, sans doute, car le monologue tient à l’action, il marche
de concert avec la Scene, il peint, il retrace, il instruit. Mais comment
faire parler une entrée seul, me direz-vous ? Rien de si facile, Monsieur,
& je vais vous le trouver clairement.
Deux Bergers, par exemple, épris éperduement d’une Bergere, la ressent de se décider & de faire un choix ; Thémire, c’est le nom de la Bergere, hésite, balance, elle n’ôse nommer son vainqueur ; sollicitée vivement, elle cede enfin à l’amour, elle donne la préférence à Aristée, elle fuit dans le bois pour cacher sa défaite ; mais son vainqueur la suit pour jouir de son triomphe. Tircis abandonné, Tircis méprisé, peint son trouble & sa douleur ; bientôt la jalousie & la fureur s’emparent de son cœur : il s’y livre tout entier, & il m’avertit par sa retraite qu’il court à la vengeance, & qu’il veut immoler son rival. Celui-ci paroît un instant après ; tous ses mouvements me tracent l’image du bonheur, ses gestes, ses attitudes, sa physionomie, ses regards, tout me présente le Tableau du sentiment & de la volupté ; Tircis au désespoir cherche son rival, & il l’apperçoit dans le moment où il exprime la joie la plus délicieuse & la plus pure. Voilà des contrastes simples mais naturels ; le bonheur de l’un augmente la peine de l’autre ; Tircis désespéré, n’a d’autre ressource que celle de la vengeance, il attaque Aristée avec cette fureur & cette impétuosité qu’enfante la jalousie & le dépit de se voir mépriser ; celui-ci se défend, mais soit que l’excès du bonheur énerve le courage, soit que l’amour satisfait soit enfant de la paix, il est prêt à succomber sous les efforts de Tircis ; ils se servent pour combattre de leurs houlettes ; les fleurs & les guirlandes composées par l’amour & destinées pour la volupté deviennent les trophées de leur vengeance : tout est sacrifié dans cet instant de fureur ; le bouquet même dont Thémire a décoré l’heureux Aristée, ne sauroit échaper à la rage de l’amant outragé. Cependant Thémire paroît ; elle apperçoit son amant enchaîné avec la guirlande dont elle l’avoit orné ; elle le voit terrassé aux pieds de Tircis : quel désordre ! quelle crainte ! Elle frémit du danger de perdre ce qu’elle aime : tout annonce sa frayeur, tout caractérise sa passion. Fait-elle des efforts pour dégager son amant ? C’est l’amour en courroux, c’est l’amour méchant qui les lui fait faire. Furieuse, elle se saisit d’un dard égaré à la chasse, elle s’élance sur Tircis, & l’en frappe de plusieurs coups. A ce Tableau touchant, l’action devient générale, des Bergers & des Bergeres accourent de toutes parts ; Thémire désespérée d’avoir commis une action si barbare, veut s’en punir & se percer le cœur ; les Bergeres s’opposent à un dessein si cruel ; Aristée partagé entre l’amour & l’amitié, vole vers Thémire, la prie, la presse & la conjure de conserver ses jours : il court à Tircis : il s’empresse à lui donner du secours, il invite les Bergers à en prendre soin. Thémire désarmée, mais accablée de douleur, fait un effort pour s’approcher de Tircis ; elle embrasse ses genoux, & lui donne toutes les marques d’un repentir sincere ; celui-ci toujours tendre, toujours amant passionné semble cherir le coup qui va le priver de la lumiere. Les Bergeres attendries arrachent Thémire de cet endroit, Théatre de la douleur & de la plainte ; elle tombe évanouie dans leurs bras. Les Bergers de leur côté entraînent Tircis ; il est prêt d’expirer, & il peint encore la douleur qu’il ressent d’être séparé de Thémire, & de ne pouvoir mourir dans ses bras. Aristée ami tendre, mais amant fidelle, exprime son trouble & sa ◀situation▶ de cent manieres différentes ; il éprouve mille combats ; il veut suivre Thémire mais il ne veut pas quitter Tircis ; il veut consoler l’amante, mais il veut secourir l’ami. Cette agitation est suspendue, cette indécision cruelle cesse : un instant de réflexion fait triompher dans son cœur l’amitié ; il s’arrache enfin de Thémire pour voler à Tircis.
Ce plan peut paroître mauvais à la lecture, mais il fera le plus grand effet sur la Scene ; il n’offre pas un instant que le Peintre ne puisse saisir ; les ◀situations▶ & les Tableaux multipliés qu’il présente ont un coloris, une action & un intérêt toujours nouveau ; l’Entrée seul de Tircis & celle d’Aristée sont pleines de passion ; elles peignent, elles expriment, elles sont de vrais monologues. Les deux pas de trois sont l’image de la Scene dialoguée dans deux genres opposés, & le Ballet en action qui termine ce petit Roman intéressera toujours très-vivement tous ceux qui auront un cœur & des yeux ; si toutefois ceux qui l’exécutent ont une ame & une expression de sentiment aussi vive qu’animée.
Vous concevez, Monsieur, que pour peindre une action où les passions sont variées, & où les transitions de ces mêmes passions sont aussi subites que dans le Programme que je viens de vous tracer, il faut de toute nécessité que la Musique abandonne les mouvements & les modulations pauvres qu’elle emploie dans les airs destinés à la Danse. Des sons arrangés machinalement & sans esprit ne peuvent servir le Danseur, ni convenir à une action vive. Il ne s’agit donc point d’assembler simplement des notes suivant les regles de l’Ecole ; la succession harmonique des tons doit dans cette circonstance imiter ceux de la nature, & l’inflexion juste des sons présenter l’image du Dialogue.
Je ne blâme point généralement, Monsieur, les Entrées seuls de l’Opéra ; j’en admire les beautés souvent dispersées, mais j’en voudrois moins. Le trop en tout genre devient ennuyeux ; je desirerois encore plus de variété dans l’exécution : car rien n’est si ridicule, que de voir danser les Bergers de Tempé, comme les Divinités de l’Olympe. Les habits & les caracteres étant sans nombre à ce Spectacle, je souhaiterois que la Danse ne fût pas toujours la même ; cette uniformité choquante disparoîtroit sans doute, si les Danseurs étudioient le caractere de l’homme qu’ils doivent représenter, s’ils saisissoient ses mœurs, ses usages & ses coutumes ; ce n’est qu’en se substituant à la place du Héros & du Personnage que l’on joue, que l’on peut parvenir à le rendre & à l’imiter parfaitement. Personne ne rend plus de justice que moi aux Entrées seuls, dansées par les premiers Sujets ; ils me déploient toutes les beautés méchaniques des mouvements harmonieux du Corps ; mais desirer & faire des vœux pour que ces mêmes sujets faits pour s’illustrer mêlent quelquefois aux graces du corps les mouvements de l’ame ; ambitionner de les admirer sous une forme plus séduisante, & de n’être pas borné enfin à les contempler uniquement comme de belles machines bien combinées & bien proportionnées, ce n’est pas, je crois, mépriser leur exécution, avilir leur talent & décrier leur genre ; c’est exactement les engager à l’embellir & à le varier d’avantage.
Passons au vêtement. La variété & la vérité dans le costume y sont aussi rares que dans la Musique, dans les Ballets & dans la Danse simple. L’entêtement est égal dans toutes les parties de l’Opéra ; il préside en Souverain à ce Spectacle. Grec, Romain, Berger, Chasseur, Guerrier, Faune, Silvain, Jeux, Plaisirs, Ris, Tritons, Vents, Feux, Songes, grand Prêtre & Sacrificateurs ; tous les habits de ces Personnages sont coupés sur le même patron, & ne différent que par la couleur & les embellissements que la profusion bien plus que le goût jette au hazard. L’Oripeau brille par-tout : le Paysan, le Matelot & le Héros en sont également chargés ; plus un habit est garni de colifichets, de paillettes, de gaze & de réseau, & plus il a de mérite aux yeux de l’Acteur & du Spectateur sans goût. Rien n’est si singulier que de voir à l’Opéra une troupe de Guerriers qui viennent de combattre, de disputer & de remporter la victoire. Traînent-ils après eux l’horreur du carnage ? Leur Physionomie paroît-elle animée ? Leurs regards sont-ils encore terribles ? Leurs cheveux sont-ils épars & dérangés ? non, Monsieur, rien de tout cela ; ils sont parés avec le dernier scrupule, & ils ressemblent plutôt à des hommes efféminés, sortant des mains du Baigneur, qu’à des Guerriers échappés à celles de l’ennemi. Que devient la vérité ? où est la vraisemblance ? d’où naîtra l’illusion ? & comment n’être pas choqué d’une action si fausse & si mal rendue ? Il faut de la décence au Théatre, j’en conviens, mais il faut encore de la vérité & du naturel dans l’action, du nerf & de la vigueur dans les Tableaux, & un désordre bien entendu dans tout ce qui en exige. Je ne voudrois plus de ces tonnelets roides qui dans certaines positions de la Danse placent, pour ainsi dire, la hanche à l’épaule, & qui en éclipsent tous les contours. Je bannirois tout arrangement symmétrique dans les habits ; arrangement froid qui désigne l’Art sans goût & qui n’a nulle grace. J’aimerois mieux des draperies simples & légeres, contrastées par les couleurs, & distribuées de façon à me laisser voir la taille du Danseur. Je les voudrois légeres, sans cependant que l’étoffe fût ménagée ; de beaux plis, de belles Masses, voilà ce que je demande ; & l’extrémité de ces draperies voltigeant & prenant de nouvelles formes, à mesure que l’exécution deviendroit plus vive & plus animée, tout auroit l’air léger. Un élan, un pas vif, une fuité agiteroient la draperie dans des sens différents : voilà ce qui nous rapprocheroit de la Peinture, & par conséquent de la Nature ; voilà ce qui prêteroit de l’agrément aux attitudes & de l’élégance aux positions ; voilà enfin ce qui donneroit au Danseur cet air leste qu’il ne peut avoir sous le harnois gothique de l’Opéra. Je diminuerois des trois quarts les paniers ridicules de nos Danseuses ; ils s’opposent également à la liberté, à la vîtesse & à l’action prompte & animée de la Danse ; ils privent encore la taille de son élégance & des justes proportions qu’elle doit avoir ; ils diminuent l’agrément des bras, ils enterrent, pour ainsi dire les graces, ils contraignent & gênent la Danseuse à un tel point ? que le mouvement de son panier l’affecte & l’occupe quelquefois plus sérieusement que celui de ses bras & de ses jambes. Tout Acteur au Théatre doit être libre : il ne doit pas même recevoir des entraves du Rôle & du Personnage qu’il a à représenter. Si son imagination est partagée, si la mode d’un costume ridicule le gêne au point d’être accablé par son habit, d’en sentir le poids & d’oublier son Rôle, de gémir enfin sous le faix qui l’assomme, & de ne point s’intéresser à l’action qui se passe & qu’il doit rendre avec chaleur ; il doit dès-lors se délivrer d’une mode qui appauvrit l’Art & qui empêche le talent de se montrer. Mlle. Clairon, Actrice inimitable, faite pour secouer les usages adoptés par l’habitude, a supprimé les paniers, & les a supprimé sans préparation, sans ménagement. Le vrai talent n’est qu’un, il plaît sans Art. Mlle. Clairon, en panier ou sans panier sera toujours une excellente Actrice ; elle seroit la premiere tragique de l’Univers, si la Scene Françoise n’étoit en possession des rares & sublimes talents de Mlle. Dumesnil, Actrice, qui remuera toujours infailliblement les cœurs sensibles aux accents & au cri de la nature. Le caprice n’a point conduit Mlle. Clairon lorsqu’elle s’est dépouillée d’un ornement aussi ridicule qu’embarrassant. C’est moins pour se donner le ton de réformatrice des modes, que parce qu’elle mérite le titre de grande Actrice, qu’elle a quitté les paniers. La raison, l’esprit, le bon sens & la nature l’ont guidée dans cette réforme ; elle a consulté les anciens, & elle s’est imaginée que Médée, Electre & Ariane n’avoient point l’air, le ton, l’allure & l’habillement de nos petites maîtresses ; elle a senti qu’en s’éloignant de nos usages elle se rapprocheroit de ceux de l’antiquité ; que l’imitation des Personnages qu’elle représente seroit plus vraie, plus naturelle ; que son action d’ailleurs étant vive & animée, elle la rendroit avec plus de feu & de vivacité, lorsqu’elle se seroit débarrassée du poids & dégagée de la gêne d’un vêtement ridicule ; elle s’est persuadée enfin que le Public ne mesureroit pas ses talents sur l’immensité de son Panier. Il est certain qu’il n’appartient qu’au mérite supérieur d’innover & de changer dans un instant la forme des choses auxquelles l’habitude, bien moins que le goût & la réflexion nous avoient attachés.
M. Chassé, Acteur unique qui a trouvé l’Art de mettre de l’intérêt dans des Scenes de glace, & d’exprimer par le geste les pensées les plus froides & les moins frappantes, a secoué pareillement les tonnelets ou ces paniers roides qui ôtoient toute aisance à l’Acteur, & qui en faisoient, pour ainsi dire, une machine mal organisée ; les casques & les habits symmétriques furent aussi proscrits par ce grand homme ; il substitua aux tonnelets guindés des draperies bien entendues, & aux panaches antiques des plumes distribuées avec goût & élégance. Le simple, le galant & le Pittoresque composoient sa parure.
M. le Kain excellent tragique a suivi l’exemple de M. Chassé ; il a plus fait encore ; il est sorti du tombeau de Ninus dans la Sémiramis de M. de Voltaire les manches retroussées, les bras ensanglantés, les cheveux hérissés & les yeux égarés. Cette Peinture forte mais naturelle frappa, intéressa & jetta le trouble & l’horreur dans l’ame du Spectateur. La réflexion & l’esprit de critique succéderent un instant après à l’émotion mais il étoit trop tard ; l’impression étoit faite, le trait étoit lancé, l’Acteur avoit touché le but, & les applaudissements furent la récompense d’une action heureuse, mais hardie, qui sans doute auroit échoué, si un Acteur subalterne & moins accueilli eût tenté de l’entreprendre.
M. Boquet chargé depuis quelque temps des desseins & du costume des habits de l’Opéra, remediera facilement aux défauts qui régnent dans cette partie si essentielle à l’illusion, si toutefois on lui laisse la liberté d’agir, & si l’on ne s’oppose point à ses idées qui tendront toujours à porter les choses à leur perfection.
Quant aux décorations, Monsieur, je ne vous en parlerai point ; elles ne péchent pas par le goût à l’Opéra, elles pourroient même être belles, parce que les Artistes qui sont employés dans cette partie ont réellement du mérite ; mais la cabale & une économie mal entendue bornent le génie des Peintres, elles étouffent leurs talents. D’ailleurs ce qui paroît en ce genre à l’Opéra ne porte jamais le nom de l’Auteur, sur-tout si les applaudissements se font entendre ; au moyen de cet arrangement, il y a fort peu d’émulation & par conséquent fort peu de décorations qui ne laissent une infinité de choses à desirer.
Je finirai cette Lettre par une réflexion qui me paroît bien simple. La Danse à ce Spectacle a trop de caracteres idéaux, trop de personnages chimériques & trop d’êtres de fantaisie à rendre, pour qu’elle puisse les représenter tous avec des traits & des couleurs différentes ; moins de féeries, moins de merveilleux, plus de vérité, plus de naturel, & la Danse paroîtra dans un plus beau jour. Je serois fort embarrassé, par exemple, de rendre l’action d’une Comete ; celle des signes du Zodiaque ; celle des heures, &c. Les Interpretes de Sophocle, d’Euripide & d’Aristophane, disent cependant que les Danses des Egyptiens représentoient les mouvements célestes & l’harmonie de l’Univers ; ils dansoient en rond autour des Autels qu’ils regardoient comme le Soleil, & cette Figure qu’ils décrivoient en se tenant par les mains désignoit le Zodiaque ou le cercle des Signes ; mais tout cela n’étoit ainsi que bien d’autres choses que des figures & des mouvements de convention, aux-quels on attachoit une signification invariable. Je crois donc, Monsieur, qu’il nous seroit plus facile de peindre nos semblables ; que l’imitation en seroit plus naturelle & plus séduisante ; Mais c’est aux Poëtes, comme je l’ai dit, à chercher les moyens de faire paroître des hommes sur le Théatre de l’Opéra. Quelle en seroit l’impossibilité ? ce qui s’est fait une fois, peut se répéter mille autres avec succès. Il est sûr que les pleurs d’Andromaque, que l’amour de Junie & de Britannicus, que la tendresse de Mérope pour Egiste, que la soumission d’Iphigénie & l’amour maternel de Clytemnestre toucheront bien davantage que toute notre magie d’Opéra. La Barbe-bleue & le petit Pousset n’attendrissent que les enfants ; les Tableaux de l’humanité sont les seuls qui parlent à l’ame, qui l’affectent, qui l’ébranlent & qui la transportent ; on s’intéresse foiblement aux Divinités fabuleuses, parce qu’on est persuadé que leur puissance & toute l’intelligence qu’elles montrent leurs sont prêtées par le Poëte, on n’est nullement inquiet sur la réussite ; on sait qu’ils viendront à bout de leur dessein, & leur pouvoir diminue en quelque sorte à mesure que notre confiance augmente. Le cœur & l’esprit ne sont jamais la dupe de ce Spectacle ; il est rare, pour ne pas dire impossible, que l’on sorte de l’Opéra avec ce trouble, cette émotion & ce désordre enchanteur que l’on éprouve à une Tragédie ou à une Comédie comme Cénie ; la ◀situation où elles nous jettent, nous suivroit long-temps, si les images gaies de nos petites Pieces ne calmoient notre sensibilité & n’essuyoient nos larmes.