(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE XII. » pp. 315-361
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(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE XII. » pp. 315-361

LETTRE XII.

Rien n’est si nécessaire, Monsieur, que le tour de la cuisse en dehors pour bien danser, & rien n’est si naturel aux hommes que la position contraire. Nous naissons avec elle ; il est inutile pour vous convaincre de cette vérité, de vous citer pour exemple les Levantins, les Afriquains & tous les Peuples qui dansent, ou plutôt qui sautent & qui se meuvent sans principes. Sans aller si loin, considérez les enfants ; jettez les yeux sur les habitants de la campagne, & vous verrez que tous ont les pieds en dedans ; la situation contraire est donc de pure convention, & une preuve non équivoque que ce défaut n’est qu’imaginaire, c’est qu’un Peintre pécheroit autant contre la nature que contre les regles de son Art, s’il plaçoit son modele les pieds tournés comme ceux d’un Danseur. Vous voyez donc, Monsieur, que pour danser avec élégance, marcher avec grace & se présenter avec noblesse, il faut absolument renverser l’ordre des choses & contraindre les parties par une application aussi longue que pénible à prendre une toute autre situation que celle qu’elles ont primordialement reçue.

On ne peut parvenir à opérer ce changement d’une nécessité absolue dans notre Art qu’en entreprenant de le produire dès le temps de l’enfance ; c’est le seul moment de réussir, parce qu’alors toutes les parties sont souples & qu’elles se prêtent facilement à la direction qu’on veut leur donner.

Un Jardinier habile ne s’aviseroit sûrement pas de mettre un vieux arbre de plein-vent en espalier ; ses branches trop dures n’obéiroient pas & se briseroient plutôt que de céder à la contrainte qu’on voudroit leur imposer. Qu’il prenne un jeune arbrisseau, il parviendra facilement à lui donner telle forme qu’il voudra ; ses branches tendres se plieront & se placeront à son gré ; le temps en fortifiant ses rameaux fortifiera la pente que la main du Maître aura dirigé, & chacun d’eux s’assujettira pour toujours à l’impression & à la direction que l’Art lui aura prescrit.

Vous voyez, Monsieur, que voilà la nature changée ; mais cette opération une fois faite, il n’est plus permis à l’Art de faire un second miracle, en rendant à l’arbre sa premiere forme. La nature dans certaines parties, ne se prête à des changements qu’autant qu’elle est foible encore. Le temps lui-a-t-il donné des forces ? Elle résiste, elle est indomptable.

Concluons de là que les parents sont ou du moins devroient être les premiers Maîtres de leurs enfants. Combien de défectuosités ne rencontrons-nous point chez eux, lorsqu’on nous les confie ? C’est, dira-t-on, la faute des nourrices. Raisons foibles, excuse frivole, qui loin de justifier la négligence des peres & des meres ne servent qu’à les condamner. En supposant que les enfants aient été mal emmaillottés, c’est un motif de plus pour exciter leur attention, puisqu’il est certain que deux ou trois ans de négligence de la part des nourrices, ne peuvent prévaloir sur huit ou neuf années de soin de la leur.

Mais revenons à la position en dedans. Un Danseur en dedans est un Danseur & mal-adroit & désagréable. L’attitude contraire donne de l’aisance & du brillant, elle répand des graces dans les pas, dans les développements, dans les positions & dans les attitudes.

On réussit difficilement à se mettre en dehors, parce qu’on ignore souvent les vrais moyens qu’il faut employer pour y parvenir. La plupart des jeunes gens qui se livrent à la Danse se persuadent qu’ils parviendront à se tourner, en forçant uniquement leurs pieds à se placer en dehors. Je sais que cette partie peut se prêter à cette direction par sa souplesse & la mobilité de son articulation avec la jambe ; mais cette méthode est d’autant plus fausse qu’elle déplace les chevilles & qu’elle n’opere rien sur les genoux ni sur les cuisses.

Il est encore impossible de jeter les premieres de ces parties en dehors sans le secours des secondes. Les genoux en effet n’ont que deux mouvements, celui de flexion & celui d’extension ; l’un détermine la jambe en arriere, & l’autre la détermine en avant ; or ils ne pourroient se porter en dehors d’eux-mêmes ; & tout dépend essentiellement de la cuisse, puisque c’est elle qui commande souverainement aux parties qu’elle domine & qui lui sont inférieures. Elle les tourne conséquemment au mouvement de rotation dont elle est douée, & dans quelque sens qu’elle se meuve, le genou, la jambe & le pied sont forcés à la suivre.

Je ne vous parlerai point d’une machine que l’on nomme tourne-hanche, machine mal imaginée & mal combinée, qui loin d’opérer efficacement estropie ceux qui s’en servent, en imprimant dans la ceinture un défaut beaucoup plus désagréable que celui qu’on veut détruire.

Les moyens les plus simples & les plus naturels sont toujours ceux que la raison & le bon sens doivent adopter lorsqu’ils sont suffisants. Il ne faut donc pour se mettre en dehors qu’un exercice modéré mais continuel. Celui des ronds ou tours de jambes en dedans ou en dehors, & des grands battements tendus partants de la hanche, est l’unique & le seul à préférer. Insensiblement il donne du jeu, du ressort & de la souplesse, au lieu que la boîte ne sollicite qu’à des mouvements qui se ressentent plutôt de la contrainte que de la liberté qui doit les faire naître.

En gênant les doigts de quiconque joue d’un instrument, parviendra-t-on à lui donner un jeu vif & une cadence brillante ? Non, sans doute ; ce n’est que l’usage libre de la main & des jointures qui peut lui procurer cette vîtesse, ce brillant & cette précision qui sont l’ame de l’exécution. Comment donc un Danseur réussira-t-il à avoir toutes ces perfections, s’il passe la moitié de sa vie dans des entraves ? Oui, Monsieur, l’usage de cette machine est pernicieux. Ce n’est point par la violence que l’on corrige un défaut inné ; c’est l’ouvrage du temps, de l’étude & de l’application.

Il est encore des personnes qui commencent trop tard, & qui prennent la Danse dans l’âge où l’on doit songer à la quitter. Vous comprenez que dans cette circonstance les machines n’opérent pas plus efficacement que le travail ; j’ai connu des hommes qui se donnoient une question d’autant plus douloureuse que tout en eux étant formé, ils étoient privés de cette souplesse qui se perd avec la jeunesse. Un défaut de trente-cinq ans est un vieux défaut ; il n’est plus temps de le détruire ni de le pallier.

Ceux qui naissent de l’habitude sont en grand nombre. Je vois tous les enfants occupés en quelque sorte à déranger & à défigurer leur construction. Les uns se déplacent les chevilles par l’habitude qu’ils contractent de n’être que sur une jambe, & de jouer, pour ainsi dire, avec l’autre, en portant continuellement le pied sur lequel le corps n’est point appuyé dans une position désagréable & forcée, mais qui ne les fatigue point, parce que la foiblesse de leurs ligaments & de leurs muscles se prête à toutes sortes de mouvements ; d’autres faussent leurs genoux par les attitudes qu’ils adoptent de préférence à celles qui leur sont naturelles. Celui-ci par une suite de l’habitude qu’il prend de se tenir de travers & d’avancer une épaule, se déplace une omoplate. Celui-là enfin répétant à chaque instant un mouvement & une situation contrainte jette son corps tout d’un côté, & parvient à avoir une hanche plus grosse que l’autre.

Je ne finirois point si je vous parlois de tous les inconvénients qui prennent leur source d’un mauvais maintien. Tous ces défauts mortifiants pour ceux qui les ont contractés ne peuvent s’effacer que dans leur naissance. L’habitude qui naît de l’enfance se fortifie dans la jeunesse, s’enracine dans l’âge viril ; elle est indestructible dans la vieillesse.

Les Danseurs devroient, Monsieur, suivre le même régime que les Athletes, & user des mêmes précautions dont ils se servoient lorsqu’ils alloient lutter & combattre ; cette attention les préserveroit des accidents qui leur arrivent journellement ; accidents aussi nouveaux sur le Théatre que les cabrioles, & qui se sont multipliés à mesure que l’on a voulu outrer la nature & la contraindre à des actions le plus souvent au-dessus de ses forces. Si notre Art exige avec les qualités de l’esprit la force & l’agilité du corps, quels soins ne devrions-nous pas apporter pour nous former un tempérament vigoureux ! Pour être bon Danseur, il faut être sobre ; les chevaux anglois destinés aux courses rapides auroient-ils cette vîtesse & cette agilité qui les distingue & qui leur fait donner la préférence sur les autres chevaux, s’ils étoient moins bien soignés. Tout ce qu’ils mangent est pesé avec la plus grande exactitude ; tout ce qu’ils boivent est scrupuleusement mesuré ; le temps de leur exercice est fixé, ainsi que celui de leur repos. Si ces précautions opérent efficacement sur des animaux robustes, combien une vie sage & réglée n’influeroit-elle pas sur des êtres naturellement foibles, mais appellés par leur fortune & par leur état à un exercice violent & pénible qui exige la complexion la plus forte & la plus robuste.

La rupture du tendon d’Achille & de la jambe, le déboîtement du pied, en un mot, la luxation des parties quelconques sont communément occasionnés dans un Danseur par trois choses ; 1°. par les inégalités du Théatre ; par une trappe mal assurée, ou par du suif ou quelque autre chose semblable qui se trouvant sous son pied occasionnent souvent sa chûte ; 2°. Par un exercice trop violent & trop immodéré qui joint à des excès d’un autre genre affoiblissent & relâchent les Parties ; dès-lors il y a peu de souplesse ; les ressorts n’ont qu’un jeu forcé ; tout est dans une sorte de desséchement. Cette rigidité dans les muscles, cette privation des sucs & cet épuisement conduisent insensiblement aux accidents les plus funestes. 3°. Par la mal-adresse & par les mauvaises habitudes que l’on contracte dans l’exercice ; par les positions défectueuses des pieds qui ne se présentant point directement vers la terre lorsque le corps retombe, tournent, plient & succombent sous le poids qu’ils reçoivent.

La plante du pied est la vraie base sur laquelle porte toute notre machine. Un Sculpteur courroit risque de perdre son ouvrage s’il ne l’étayoit que sur un corps rond & mouvant ; la chûte de sa statue seroit inévitable, elle se romproit & se briseroit infailliblement. Le Danseur par la même raison doit se servir de tous les doigts de ses pieds, comme d’autant de branches dont l’écartement sur le sol augmentant l’espace de son appui affermit & maintient son corps dans l’équilibre juste & convenable ; s’il néglige de les étendre, s’il ne mord en quelque façon la planche pour se cramponner & se tenir ferme, il s’ensuivra une foule d’accidents. Le pied perdra sa forme naturelle, il s’arrondira & vacillera sans cesse & de côté, du petit doigt au pouce, & du pouce au petit doigt : cette espece de roulis occasionné par la forme convexe que l’extrêmité du pied prend dans cette position, s’oppose à toute stabilité ; les chevilles chancellent & se déplacent ; & vous sentez, Monsieur, que dans le temps où la masse tombera d’une certaine hauteur, & ne trouvera pas dans sa base un point fixe capable de la recevoir & de terminer sa chûte, toutes les articulations seront blessées de ce choc & de cet ébranlement ; & l’instant où le Danseur tentera de chercher une position ferme, & où il fera les plus violents efforts pour se dérober au danger, sera toujours celui où il succombera, soit ensuite d’une entorse, soit ensuite de la rupture de la jambe ou du tendon. Le passage subit du relâchement à une forte tension & de la flexion à une extension violente est donc l’occasion d’une foule d’accidents qui seroient sans doute moins fréquents, si l’on se prêtoit, pour ainsi dire, à la chûte, & si les parties foibles ne tentoient pas de résister contre un poids qu’elles ne peuvent ni soutenir ni vaincre ; & l’on ne sauroit trop se précautionner contre les fausses positions, puisque les suites en sont si funestes.

Les chûtes occasionnées par les inégalités du Théatre & autres choses semblables ne sauroient être attribuées à notre mal-adresse ; quant à celles qui proviennent de notre foiblesse & de notre abattement après un excès de travail, & ensuite d’un genre de vie qui nous conduit à l’épuisement, ne peuvent être prévenues que par un changement de conduite & par une exécution proportionnée aux forces qui nous restent. L’ambition de cabrioler est une ambition folle qui ne mene à rien. Un bouffon arrive d’Italie : sur le champ le Peuple dansant veut imiter ce Sauteur en liberté ; les plus foibles sont toujours ceux qui font les plus grands efforts pour l’égaler & même pour le surpasser ; on diroit à voir gigotter nos Danseurs, qu’ils sont atteints d’une maladie qui demande pour être guérie de grands sauts, d’énormes gambades. Je crois voir, Monsieur, la grenouille de la Fable : elle creve en faisant des efforts pour s’enfler, & les Danseurs se rompent & s’estropient en voulant imiter l’Italien fort & nerveux.

Il est un Auteur dont j’ignore le nom & qui s’est trompé grossiérement, en faisant insérer dans un Livre qui fera toujours autant d’honneur à notre nation qu’à notre siecle, que la flexion des genoux & leur extension étoient ce qui élevoit le corps. Ce principe est totalement faux, & vous serez convaincu de l’impossibilité physique de l’effet annoncé par ce systême anti-naturel, si vous pliez les genoux, & si vous les étendez ensuite. Que l’on fasse ces divers mouvements soit avec célérité, soit avec lenteur, soit avec douceur, soit avec force ; les pieds ne quitteront point terre, cette flexion & cette extension ne peuvent élever le corps, si les parties essentielles à la réaction ne jouent pas de concert. Il auroit été plus sage de dire que l’action de sauter dépend des ressorts du coudepied, des muscles de cette partie & du jeu du tendon d’Achille s’ils opérent une percussion ; car on parviendroit en percutant à une légere élévation sans le secours de la flexion & par conséquent de la détente des genoux.

Ce seroit encore une autre erreur que de se persuader qu’un homme fort & vigoureux doit s’élever davantage qu’un homme foible & délié. L’expérience nous prouve tous les jours le contraire. Nous voyons d’une part des Danseurs qui coupent leurs temps avec force, qui les battent avec autant de vigueur que de fermeté, & qui ne parviennent cependant qu’à une élévation perpendiculaire fort médiocre ; car l’élévation oblique ou de côté doit être distinguée. Elle est, si j’ose le dire, feinte & ne dépend entiérement que de l’adresse ; d’un autre côté, nous avons des hommes foibles dont l’exécution est moins nerveuse, plus propre que forte, plus adroite que vigoureuse, & qui s’élevent prodigieusement. C’est donc, Monsieur, à la forme du pied, à sa conformation, à la longueur du tendon, à son élasticité que l’on doit primitivement l’élévation du corps ; les genoux, les reins & les bras coopérent unanimement & de concert à cette action : plus la pression est forte, plus la réaction est grande, & par conséquent plus le saut a d’élévation. La flexion des genoux & leur extension participent aux mouvements du coudepied & du tendon d’Achille que l’on doit regarder comme les ressorts les plus essentiels. Les muscles du tronc se prêtent à cette opération & maintiennent le corps dans une ligne perpendiculaire, tandis que les bras qui ont concouru imperceptiblement à l’effort mutuel de toutes les parties servent, pour ainsi dire, d’ailes & de contrepoids à la machine. Considérez, Monsieur, tous les animaux qui ont le tendon mince & allongé, les cerfs, les chevreuils, les moutons, les chats, les singes, &c. & vous verrez que ces animaux ont une vîtesse & une facilité à s’élever que les animaux différemment construits ne peuvent avoir.

On peut assez communément croire que les jambes battent les temps de l’entrechat lorsque le corps retombe. Je conviens que l’œil qui n’a pas le temps d’examiner nous trompe souvent ; mais la raison & la réflexion nous dévoilent ensuite ce que la vîtesse ne lui permet point d’anatomiser. Cette erreur naît de la précipitation avec laquelle le corps descend ; quoi qu’il en soit l’entrechat est fait lorsque le corps est parvenu à son degré d’élévation ; les jambes, dans l’instant imperceptible qu’il emploie à retomber, ne sont attentives qu’à recevoir le choc & l’ébranlement que la pesanteur de la masse leur prépare ; leur immobilité est absolument nécessaire ; s’il n’y avoit pas un intervalle entre les battements & la chûte, comment le Danseur retomberoit-il, & dans quelle position ses pieds se trouveroient-ils ? En admettant la possibilité de battre en descendant, on retranche l’intervalle nécessaire à la préparation de la retombée, or il est certain que les pieds rencontrant la terre dans le moment que les jambes battroient encore ne seroient pas dans une direction propre à recevoir le corps, ils succomberoient sous le poids qui les écraseroit, & ne pourroient se soustraire à l’entorse ou au déboîtement.

Il est néanmoins beaucoup de Danseurs qui s’imaginent faire l’entrechat en descendant, & conséquemment bien des Danseurs errent & se trompent. Je ne dis pas qu’il soit moralement impossible de faire faire un mouvement aux jambes par un effort violent de la hanche ; mais un mouvement de cette espece ne peut être regardé comme un temps de l’entrechat ou de la Danse. Je m’en suis convaincu par moi-même, & ce n’est que d’après des expériences réitérées que je hazarde de combattre une idée à laquelle on ne seroit point attaché, si la plus grande partie des Danseurs ne s’appliquoit uniquement qu’à étudier des yeux.

Je suis monté en effet & plusieurs fois sur une planche dont les extrêmités portoient sur deux tonneaux ; lorsque je m’appercevois du coup que l’on alloit donner à la planche pour la dérober de dessous mes pieds, la crainte alors m’engageoit à faire un mouvement qui en esquivant la chûte m’élevoit un peu au-dessus de la planche & me faisoit parcourir une ligne oblique au lieu d’une ligne droite. Cette action en rompant la chûte donnoit à mes jambes la facilité de se mouvoir, parce que je m’étois élevé au-dessus de la planche, & qu’un demi-pouce d’élévation lorsque l’on a de la vîtesse, suffit pour battre l’entrechat.

Mais si sans être prévenu on cassoit ou on déroboit la planche, alors je tombois perpendiculairement ; mon corps s’affaissoit sur les parties inférieures ; mes jambes étoient immobiles, & mes pieds tendant directement vers la terre étoient sans mouvement, mais dans une position propre à recevoir & à soutenir la masse.

Si l’on admet de la force dans l’instant que le corps tombe & que l’on croie qu’il lui soit possible d’opérer une seconde fois sans un nouvel effort & un nouveau point d’appui contre lequel les pieds puissent lutter par une pression plus ou moins forte, je demanderai pourquoi le même pouvoir n’existe pas dans un homme qui s’élance pour sauter un fossé ? D’où vient ne peut-il passer le but qu’il a fixé ? D’où vient dis-je, ne peut-il changer en l’air la combinaison qu’il a faite de la distance & de la force qu’il lui falloit pour le franchir ? Pourquoi enfin celui qui a combiné mal-adroitement & qui se voit prêt à tomber dans l’eau pour n’avoir pas sauté deux pouces plus loin, ne peut-il réitérer l’effort & porter son corps par une seconde secousse au-delà du fossé ?

S’il y a de l’impossibilité à faire ce mouvement, combien plus y en aura-t-il à en faire un autre qui exige de la grace, de l’aisance & de la tranquillité.

Tout Danseur qui fait l’entrechat sait à combien de temps il le passera ; l’imagination devance toujours les jambes ; on ne peut le battre à huit, si l’intention n’étoit que de le passer à six ; sans cette précaution il y auroit autant de chûtes que de pas.

Je soutiens donc que le corps ne peut opérer deux fois en l’air lorsque les ressorts de la machine ont joué & que leur effet est déterminé.

Deux défauts s’opposent encore aux progrès de notre Art ; premiérement, les disproportions qui régnent communément dans les pas ; secondement, le peu de fermeté des reins.

Les disproportions dans les temps prennent leur source de l’imitation & du peu de raisonnement des Danseurs. Les déployements de la jambe & les temps ouverts convenoient sans doute à M. Dupré ; l’élégance de sa taille & la longueur de ses membres s’associoient à merveille aux temps développés & aux pas hardis de sa Danse ; mais ce qui lui alloit ne peut être propre aux Danseurs d’une taille médiocre, cependant tous vouloient l’imiter ; les jambes les plus courtes s’efforçoient de parcourir les mêmes espaces & de décrire les mêmes cercles que celles de ce célebre Danseur ; dès-lors plus de fermeté, les hanches n’étoient jamais à leur place, le corps vacilloit sans cesse, l’exécution étoit ridicule, j’imaginois de voir Thersite imiter Achille.

L’étendue & la longueur des parties doivent déterminer les contours & les déployements. Sans cette précaution, plus d’ensemble, plus d’harmonie, plus de tranquillité & plus de graces ; les parties sans cesse désunies & toujours distantes jetteront le corps dans des positions fausses & désagréables, & la Danse dénuée de ses justes proportions ressemblera à l’action de ces Pantins dont les mouvements ouverts & disloqués n’offrent que la charge grossiere des mouvements harmonieux que les bons Danseurs doivent avoir.

Ce défaut est, Monsieur, fort à la mode parmi ceux qui dansent le sérieux, & comme ce genre regne à Paris plus que par-tout ailleurs, il est très-commun d’y voir danser le Nain dans des proportions gigantesques & ridicules ; j’ose même avancer que ceux qui sont doués d’une taille majestueuse abusent quelquefois de l’étendue de leurs membres & de la facilité qu’ils ont d’arpenter le Théatre & de détacher leurs temps ; ces déployements outrés altérent le caractere noble & tranquille que la belle Danse doit avoir, & privent l’exécution de son moëlleux & de sa douceur.

Le contraire de ce que je viens de vous dire est un défaut qui n’est pas moins désagréable ; des pas serrés, des temps maigres & rétrecis, une exécution enfin trop petite choquent également le bon goût. C’est donc, je le répete, la taille & la conformation du Danseur qui doivent fixer & déterminer l’étendue de ses mouvements & les proportions que ses pas & ses attitudes doivent avoir, pour être dessinés correctement & d’une maniere brillante.

On ne peut être excellent Danseur sans être ferme sur ses reins, eût-on même toutes les qualités essentielles à la perfection de cet Art. Cette force est sans contredit un don de la nature ; n’est-elle pas cultivée par les soins du Maître habile ? elle cesse dès-lors d’être utile. Nous voyons journellement des Danseurs forts & vigoureux qui n’ont ni à-plomb ni fermeté, & dont l’exécution est déhanchée. Nous en rencontrons d’autres au contraire qui n’étant point nés avec cette force, sont pour ainsi dire, assis solidement sur leurs hanches, qui ont la ceinture assurée & les reins fermes ; l’Art chez eux a suppléé à la nature, parce qu’ils ont eu le bonheur de rencontrer d’excellents Maîtres qui leur ont démontré que lorsqu’on abandonne les reins, il est impossible de se soutenir dans une ligne droite & perpendiculaire ; que l’on se dessine de mauvais goût ; que la vacillation & l’instabilité de cette partie s’opposent à l’à-plomb & à la fermeté ; qu’ils impriment un défaut désagréable dans la ceinture ; que l’affaissement du corps ôte aux parties inférieures la liberté dont elles ont besoin pour se mouvoir avec aisance ; que le corps dans cette situation est comme indéterminé dans ses positions ; qu’il entraîne souvent les jambes ; qu’il perd à chaque instant le centre de gravité, & qu’il ne retrouve enfin son équilibre qu’après des efforts & des contorsions qui ne peuvent s’associer aux mouvements gracieux & harmonieux de la Danse.

Voilà, Monsieur, le tableau fidelle de l’exécution des Danseurs qui n’ont point de reins, ou qui ne s’appliquent point à faire un bon usage de ceux qu’ils ont. Il faut pour bien danser que le corps soit ferme & tranquille, qu’il soit immobile & inébranlable dans le temps des mouvements des jambes. Se prête-t-il au contraire à l’action des pieds ? il fait autant de grimaces & de contorsions qu’ils exécutent de pas différents : l’exécution dès-lors est dénuée de repos, d’ensemble, d’harmonie, de précision, de fermeté, d’à-plomb & d’équilibre, enfin elle est privée des graces & de la noblesse qui sont les qualités sans lesquelles la Danse ne peut plaire.

Quantité de Danseurs s’imaginent, Monsieur, qu’il n’est question que de plier les genoux très-bas pour être liant & moëlleux ; mais ils se trompent à coup sûr, car la flexion trop outrée donne de la sécheresse à la Danse ; on peut être très-dur & sacader tous les mouvements en pliant bas comme en ne pliant pas. La raison en est simple, naturelle & évidente lorsque l’on considere que les temps & les mouvements du Danseur sont exactement subordonnés aux temps & aux mouvements de la Musique. En partant de ce principe, il n’est pas douteux que fléchissant les genoux plus bas qu’il ne le faut relativement à l’air sur lequel on danse, la mesure alors traîne, languit & se perd. Pour regagner le temps que la flexion lente & outrée a fait perdre, & pour le rattraper, il faut que l’extension soit prompte, & c’est ce passage subit & soudain de la flexion à l’extension qui donne à l’exécution une sécheresse & une dureté tout aussi choquante & aussi désagréable que celle qui résulte de la roideur.

Le moëlleux dépend en partie de la flexion proportionnée des genoux, mais ce mouvement n’est pas suffisant ; il faut encore que les coudepieds fassent ressort, & que les reins servent, pour ainsi dire, de contrepoids à la machine, pour que ces ressorts baissent & haussent avec douceur. C’est cette harmonie rare dans tous les mouvements qui a décoré le Célebre Dupré du titre glorieux de Dieu de la Danse : en effet, cet excellent Danseur avoit moins l’air d’un homme que d’une Divinité ; le liant, le moëlleux & la douceur qui régnoient dans tous ses mouvements, la correspondance intime qui se rencontroit dans le jeu de ses articulations, offroient un ensemble admirable, ensemble qui résulte de la belle conformation, de l’arrangement juste, de la proportion bien combinée des parties, & qui dépendant bien moins de l’étude & du raisonnement que de la nature, ne peut s’acquérir que lorsque l’on est servi par elle.

Si les Danseurs même les plus médiocres sont en possession d’une grande quantité de pas (mal cousus, à la vérité & liés la plupart à contresens & de mauvais goût ;) il est moins commun de rencontrer chez eux cette précision d’oreille, talent rare mais inné qui caractérise la Danse, qui donne de l’esprit & de la valeur aux pas, & qui répand sur tous les mouvements un sel qui les anime & qui les vivifie.

Il y a des oreilles fausses & insensibles aux mouvements les plus simples & les plus saillants ; il y en a de moins dures qui sentent la mesure mais qui ne peuvent en saisir les finesses ; il y en a d’autres enfin qui se prêtent naturellement & avec facilité aux mouvements des airs les moins sensibles. Mlle. Camargo & Mr. Lany jouissent de ce tact précieux & de cette précision exacte qui prêtent à la Danse un esprit, une vivacité & une gaieté que l’on ne rencontre point chez les Danseurs qui ont moins de sensibilité & de finesse dans cet organe ; il est cependant constant que la maniere de prendre les temps, en contribuant à la vîtesse ajoute en quelque sorte à la délicatesse de l’oreille, je veux dire que tel Danseur peut avoir un très-beau tact & ne le pas rendre sensible aux Spectateurs, s’il ne possede l’art de se servir avec aisance des ressorts qui font mouvoir le coudepied ; la mal-adresse s’oppose donc à la justesse, & tel pas qui auroit été saillant & qui auroit produit l’effet le plus séducteur, s’il eût été pris avec promptitude & à l’extrêmité de la mesure, paroît froid & inanimé, si toutes les parties opérent à la fois. Il faut plus de temps pour mouvoir toute la machine qu’il n’en faut pour en mouvoir une partie ; la flexion & l’extension du coudepied est bien plus prompte & bien plus subite que la flexion & l’extension générale de toutes les articulations. Ce principe posé, la précision manque à celui qui ayant de l’oreille, ne sait pas prendre ses temps avec vîtesse ; l’élasticité du coudepied & le jeu plus ou moins actif des ressorts ajoutent à la sensibilité naturelle de l’organe & prêtent à la Danse de la valeur & du brillant. Ce charme qui naît de l’harmonie des mouvements de la Musique & des mouvements du Danseur enchaîne ceux mêmes qui ont l’oreille la plus ingrate & la moins susceptible des impressions de la Musique.

Il est des Pays où les Habitants jouissent généralement de ce tact inné qui seroit rare en France, si nous ne comptions au nombre de nos Provinces la Provence, le Languedoc & l’Alsace.

Le Palatinat, le Wirtemberg, la Saxe, le Brandebourg, l’Autriche & la Boheme fournissent aux Orchestres des Princes Allemands une quantité d’excellents Musiciens & de grands Compositeurs. Les Peuples de la Germanie naissent avec un goût vif & déterminé pour la Musique ; ils portent en eux le germe de l’harmonie, & il est, on ne peut pas plus commun, d’entendre dans les rues & dans les boutiques des Artisans, des Concerts pleins de justesse & de précision. Chacun chante sa partie & compte ses temps avec exactitude ; ces Concerts dictés par la simple nature & exécutés par les gens les plus vils ont un ensemble que nous avons de la peine à faire saisir à nos Musiciens François, malgré le bâton de mesure & les contorsions de celui qui en est muni. Cet instrument, ou pour mieux dire cette espece de férule décele l’école & retrace la foiblesse & & l’enfance dans laquelle notre Musique étoit plongée, il y a soixante ans. Les Etrangers accoutumés à entendre des Orchestres bien plus nombreuses que les nôtres, bien plus variées en instruments & infiniment plus riches en Musique savante & difficultueuse, ne peuvent s’accoutumer à ce bâton, sceptre de l’ignorance qui fut inventé pour conduire des talents naissants ; ce hochet de la Musique au berceau, paroît inutile dans l’adolescence de cet Art. L’Orchestre de l’Opéra, est sans contredit le centre & la réunion des Musiciens habiles ; il n’est plus nécessaire de les avertir comme autrefois qu’il y a deux dieses à la Clef. Je crois donc, Monsieur, que cet instrument sans doute utile dans les temps d’ignorance, ne l’est plus dans un siecle où les beaux arts tendent à la perfection. Le bruit désagréable & dissonant qu’il produit, lorsque le Préfet de la Musique entre dans l’enthousiasme, & qu’il brise le pupitre, distrait l’oreille du Spectateur, coupe l’harmonie, altere le chant des Airs, & s’oppose à toute impression.

Ce goût naturel & inné pour la Musique entraîne après lui celui de la Danse. Ces deux Arts sont freres ; les accents tendres & harmonieux de l’un excite les mouvements agréables & expressifs de l’autre ; leurs talents réunis offrent aux yeux & aux oreilles les tableaux animés du sentiment ; ces sens portent au cœur les images intéressantes qui les ont affectés ; le cœur les communique à l’ame & le plaisir qui résulte de l’harmonie & de l’intelligence de ces deux Arts enchaîne le Spectateur, & lui fait éprouver ce que la volupté a de plus séduisant.

La Danse est variée à l’infini dans toutes les Provinces de la Germanie. La maniere de danser qui regne dans un Village est presque étrangere dans le Hameau voisin. Les airs mêmes destinés à leurs réjouissances ont un caractere & un mouvement différents, quoiqu’ils portent tous celui de la gaieté. Leur Danse est séduisante, parcequ’elle tient tout de la nature : leurs mouvements ne respirent que la joie & le plaisir, & la précision avec laquelle ils exécutent, donne un agrément particulier à leurs attitudes, à leurs pas & à leurs gestes. Est-il question de sauter ? cent personnes autour d’un chêne ou d’un pilier prennent leurs temps dans le même instant, s’élévent avec la même justesse & retombent avec la même exactitude. Faut-il marquer la mesure par un coup de pied ? tous sont d’accord pour le frapper ensemble. Enlevent-ils leurs femmes ? on les voit toutes en l’air à des hauteurs égales, & ils ne les laissent tomber que sur la note sensible de la mesure.

Le contrepoint qui sans contredit est la pierre de touche de l’oreille la plus délicate est pour eux ce qu’il y a de moins difficile ; aussi leur Danse est-elle animée, & la finesse de leur organe jette-t-elle dans leur maniere de se mouvoir une gaieté & une variété que l’on ne trouve point dans nos Contredanses françoises.

Un Danseur sans oreille est l’image d’un fou qui parle sans cesse, qui dit tout au hazard, qui n’observe point de suite dans la conversation, & qui n’articule que des mots mal cousus & dénués de sens commun. La parole ne lui sert qu’à indiquer aux gens sensés sa folie & son extravagance. Le Danseur sans oreille ainsi que le fou fait des pas mal combinés, s’égare à chaque instant dans son exécution, court sans cesse après la mesure & ne l’attrape jamais. Il ne sent rien, tout est faux chez lui, sa Danse n’a ni raisonnement ni expression, & la Musique qui devroit diriger ses mouvements, fixer ses pas & déterminer ses temps, ne sert qu’à décéler son insuffisance & ses imperfections.

L’étude de la Musique peut, comme je vous l’ai déjà dit, remédier à ce défaut, & donner à l’organe moins d’insensibilité & plus de justesse.

Je ne vous ferai pas, Monsieur, une longue description de tous les enchaînements de pas dont la Danse est en possession ; ce détail seroit immense ; il est inutile d’ailleurs de m’étendre sur le méchanisme de mon Art ; cette partie est portée à un si haut degré de perfection, qu’il seroit ridicule de vouloir donner de nouveaux préceptes aux Artistes. Une pareille dissertation ne pourroit manquer d’être froide & de vous déplaire ; c’est aux yeux & non aux oreilles que les pieds & les jambes doivent parler.

Je me contenterai donc de dire que ces enchaînements sont innombrables, que chaque Danseur a sa maniere particuliere d’allier & de varier ses temps. Il en est de la Danse, comme de la Musique, & des Danseurs comme des Musiciens ; notre Art n’est pas plus riche en pas fondamentaux que la Musique l’est en notes ; mais nous avons des Octaves, des Rondes, des Blanches, des Noires, des Croches, des doubles Croches & des triples Croches ; des temps à compter & une mesure à suivre ; ce mêlange d’un petit nombre de pas & d’une petite quantité de notes offre une multitude d’enchaînements & de traits variés ; le goût & le génie trouvent toujours une source de nouveautés, en arrangeant & en retournant cette petite portion de notes & de pas de mille sens & de mille manieres différentes ; ce sont donc ces pas lents & soutenus, ces pas vifs & précipités, & ces temps plus ou moins ouverts qui forment cette diversité continuelle.

Je suis, &c.