VI
Ballade des dames du temps jadis.
Emilia Bigottini. — Clotilde Mafleuroy. — Sa fortune. — Son luxe. — Inconvénient naturel. — Mademoiselle Chameroy et le curé de Saint-Roch. — Mademoiselle Aubry. — Sa chute. — Mademoiselle Aurélie. — Opuscules du temps. — Fanny Bias. — Caroline Legros. — Madame Elie. — Franc-parler de la présse. — Mesdemoiselles Brocart, Courtin, Saulnier, Marinette, Nanine. — Madame Montessu. — Mademoiselle Legallois. — Lise Noblet. — Le général Claparède. — Pauline Duvernay. — La Tentation. — La Révolte au Sérail. — Caprices et fantaisies d’une jolie femme. — Le mariage forcé. — Pauline Leroux. — Madame Alexis Dupont. — Louise Fitz-James. — Albertine Coquillard. — Les sœurs Dumilâtre. — Les sœurs Marquet. — Emma Livry.
Emilia Bigottini
Ce siècle avait deux ans ; Rome remplaçait Sparte ;
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
quand, après avoir paru un instant à l’Ambigu, cette belle-sœur du chorégraphe Milon dessina ses premiers pas sur le théâtre que l’on nommait encore, mais ce n’était plus pour longtemps — de la République et des Arts.
Elle était née à Toulouse, en 1777, d’un père italien qui avait joué la comédie.
Elle eut pour concurrente à l’Opéra madame Gardel (mademoiselle Miller) dont j’ai parlé tout à l’heure.
Gardel poussait sa femme.
Milon protégeait sa belle-sœur.
La lutte fut vive entre les deux rivales.
Enfin, la Bigottini l’emporta.
Un jour qu’elle avait causé un assez vif plaisir à l’Empereur, celui-ci ordonna à Fontanes de lui envoyer une marque de sa munificence.
Fontanes ne jugea rien de mieux que de faire porter chez la danseuse toute la bibliothèque des classiques français richement reliés.
A quelques mois de là, Napoléon demanda à la jeune femme :
— Eh bien ! avez-vous été contente de Fontanes ?
— Ma foi, sire, pas trop !
— Comment ?
— Il m’a payée en livres : j’aurais mieux aimé en francs.
Mademoiselle Bigottini, qui était devenue millionnaire, donna, le 18 décembre 1823, sa représentation d’adieux, où elle joua, — pour la première et dernière fois, — à côté de mademoiselle Mars, le rôle du page dans la Jeunesse de Henri V.
La recette s’éleva à plus de vingt-cinq mille francs.
Clotilde Mafleuroy
Le temps était passé des sentimentalités hypocrites, des débauches économiques et des orgies de brouet noir des Jacobins, — ce temps où mademoiselle R…, qui avait dû céder aux puissantes instances de Danton, demandant un jour à celui-ci :
— Citoyen, que me donneras-tu pour ma fête ?
— Je te donnerai la vie, répondait froidement le farouche Montagnard.
Avec le Directoire et sa réaction avaient reparu toutes les folies du luxe, toutes les grandioses dissipations.
Le Consulat et l’Empire virent se prolonger ce débordement.
La génération d’alors s’attablait devant le plaisir comme si elle eût jeûné depuis quatre-vingt-neuf. Regnauld de Saint-Jean d’Angély dépensait tout seul cent francs à son dîner, et le propre frère de César, — Jérôme, roi de Westphalie, — laissait sa montre en gage entre les mains d’un garçon du Cadran-Bleu, pour payer du champagne à des filles !…
La belle Clotilde Mafleuroy était une des reines de ces fêtes.
C’était une grande, souple et superbe créature, avec une figure à pans antiques, — grecs ou romains, — comme l’exigeait la mode, — et une taille qui aurait tenu dans la dragonne du sabre de l’un des brillants officiers qui se battaient pour elle, tous les soirs, sous les réverbères.
Clotilde avait les cheveux blonds, — la couleur de l’or et du soleil, — la couleur d’Eve avant d’avoir péché…
Ses yeux ressemblaient à deux saphirs allumés sous l’arcade de ses sourcils, dont la nuit noire formait un contraste charmant avec la lumière sidérale de sa chevelure…
Sa tête se balançait, comme une aigrette, sur un cou long, élégant et fier…
Les amateurs de l’époque parlent encore, les paupières humides de larmes, — mais de ces larmes qui attestent le regret d’une sensation artistique perdue, — d’un certain mouvement de reins, indéfinissable et indescriptible, qui imprimait à tout le corps de cette danseuse un frémissement et un ragoût d’une suprême volupté…
Quand, enfin, ses bras s’élevaient, — harmonieusement arrondis comme des anses d’amphore…
Quand elle se penchait pour commencer une pirouette…
Quand cette pose gracieuse découvrait hardiment le dessin du corsage et faisait saillir les trésors de la gorge, les crâneries de la hanche et les ondulations frissonnantes et correctes qui reliaient le buste au ventre et l’épaule à la cuisse…
— Alors, me disait, il y a nombre d’années, un ancien commandant des vélites de la garde, rien que pour se laisser… cracher dans la bouche par cette ravissante drôlesse, on aurait baisé le… nez de l’Empereur d’Autriche, du Saint Père, du roi de Prusse, de Blücher et de Wellington !!!
Le prince Pignatelli avait créé à mademoiselle Mafleuroy un état de maison éblouissant.
Le prince Pignatelli, comte d’Egmont, était possesseur d’une immense fortune et doué des plus vifs instincts de haute vie. Ce fut lui qui fit venir de Londres la première berline à ressorts anglais. Cette voiture basse, commode et remarquable par sa coupe, causa à Longchamps une bruyante émotion.
Cet amant magnifique faisait à sa maîtresse un revenu annuel de douze cent mille francs.
Cent mille francs par mois !
« Mais, — raconte Nestor Roqueplan, dans ses Coulisses de l’Opéra, — Clotilde avait le cœur si bon, l’âme si charitable ; il lui arrivait si souvent, par paresse, par générosité, de donner à son cordonnier mille francs d’une paire de souliers pour n’avoir pas à changer un billet…
Elle était si compatissante aux misères de la petite population théâtrale, des comparses, des figurantes, des choristes, que les magnificences du prince Pignatelli ne suffisaient pas à tant de besoins honorables.
L’amiral espagnol Mazaredo vint aider la danseuse dans ses charités, et augmenta de quatre cent mille francs son modeste revenu.A ces nouvelles largesses s’ajoutèrent bientôt les petites galanteries de M. P…, qui venait s’asseoir seulement à côté d’elle, à trois heures, pendant son dîner.Cette espèce de commensalité inactive ne se chiffrait pas moins de cent mille livres ! »
Total :
Près de deux millions par an !
On cite de mademoiselle Mafleuroy des particularités de luxe sardanapalesque.
Elle habitait, — rue de Ménars, — un vaste appartement qu’avait occupé mademoiselle Bourgoin, de la Comédie-Française.
A cette époque, Paris singeait Athènes et Rome, et le boudoir des courtisanes, comme celui des grandes dames, s’ingéniait à rappeler l’intérieur d’Aspasie ou de Lalagé.
Les tentures, chez Clotilde, étaient de Sedan à quatre louis l’aune.
Son lit — en forme triclinium — était d’ébène sculpté et avait coûté dix mille livres. Un splendide cachemire noir, du prix de six mile écus, lui servait de couvre-pieds. Un autre cachemire, blanc à palmes oranges, s’étalait sur l’estrade de ce lit et ne valait pas moins de douze mille francs. Le tapis de la chambre avait été payé — au Thibet — quinze cents guinées par un homme de confiance que le prince avait envoyé l’y chercher ! Enfin, l’ensemble des objets d’art, des bagatelles, des bibelots, comme nous dirions aujourd’hui, qui garnissaient ce gynécée, était — sans en compter les meubles, les collections et les tableaux — estimé sept cent mille francs !!!
Eh bien ! au milieu de ce bain d’or, Danaë n’était pas heureuse !…
Le soleil a des taches…
L’amalgame de perfections dont se composait mademoiselle Mafleuroy avait — lui aussi — son défaut…
Ce défaut, — qu’Henri IV, dans sa rudesse béarnaise, n’aurait pas hésité à qualifier comme il convient, — Clotilde essayait, mais en vain, sinon de le corriger, du moins de l’atténuer, par toutes sortes de parfums, d’eaux de senteur et d’onguents…
A un bal des Tuileries, la maréchale de M… répondait, en zézayant, suivant son habitude, à un cavalier qui sollicitait d’elle la faveur d’un quadrille :
— Ze vous remercie, monsieur. Quand ze danse, ze sue ; quand ze sue, ze pue, et, quand ze pue, ze ne danse plus.
Hélas ! la séduisante maîtresse du prince Pignatelli partageait l’inconvénient de la maréchale de M… !
Mais elle ne pouvait — comme la maréchale — se dispenser de danser, la danse étant non seulement son métier, mais encore sa passion favorite, la mise en scène de sa beauté et son principal titre aux libéralités de ses adorateurs.
M. Nestor Roqueplan se trompe, quand il avance que Clotilde Mafleuroy finit dans la misère.
En 1802, elle avait épousé Boïeldieu ; elle se retira du théâtre en 1819, et mourut à Paris, en 1822, dans l’aisance, — mais dans l’oubli.
Mademoiselle Chameroy
Dans le ballet d’Anacréon chez Polycrate, elle exécutait en même temps que la clarinette de l’orchestre, — et par l’action de ses pieds, — les notes, les traits, les trilles que l’instrument avait articulés.
Mademoiselle Chameroy touchait à la célébrité quand elle fut enlevée par une fièvre puerpérale.
Le curé de Saint-Roch ayant refusé l’entrée de son église au corps de la pauvre danseuse, un prêtre attaché à la paroisse des Filles-Saint-Thomas lui accorda la sépulture chrétienne.
L’archevêque de Paris donna raison à ce dernier en infligeant au premier une retraite de trois mois.
Mademoiselle Aubry
Elle avait souvent figuré dans les fêtes civiques de la Révolution où elle était chargée de personnifier la Liberté, en compagnie de mademoiselle Duchamp, l’Egalité, et de mademoiselle Florigny, la Fraternité. « Cette dernière, rapporte Castil-Blaze, avait été enlevée par Chéron aux matrones du Palais-Royal. »
En 1807, le 27 février, dans une représentation du ballet d’Ulysse, mademoiselle Aubry, qui, sous les traits de Pallas, descendait tranquillement du ciel dans une gloire, fut heurtée en chemin par un nuage qui remontait dans les frises.
Le choc la précipita sur la scène, où son trône, détaché de la gloire, tomba sur elle et lui brisa le bras en deux endroits.
L’impératrice Joséphine, qui avait été témoin de ce douloureux accident, fit organiser une représentation extraordinaire au bénéfice de la blessée. Elle quêta, en outre, au profit de celle-ci dans un bal aux Tuileries. Toute la cour impériale tint pareillement à honneur d’envoyer son offrande à l’ancienne déesse républicaine, qui, parfaitement raccommodée, renonça au théâtre pour vivre d’une fortune honorable.
Mademoiselle Aurélie
Nous arrivons — tout doucement — à la Restauration.
M. Guilloutet n’était pas inventé.
Le gouvernement de Louis XVIII, qui avait bien d’autres matous politiques à fouetter, permit volontiers aux chats de la presse légère d’égratigner la robe et la réputation — pareillement de gaze — des « nymphes » de l’Académie.
Tenez, j’ai sous les yeux un petit livre intitulé :
Etrennes aux oisifs, — Petite biographie dramatique, silhouette des acteurs, actrices, chanteurs, cantatrices, danseurs, danseuses, etc., etc., des théâtres de la capitale, par Guillaume le Flâneur, — 1821, — chez Paul Domêre, libraire, rue du Cimetière-Saint-André-des-Arcs.
Ce volume — fort curieux et fort rare — va tout d’abord nous renseigner à l’endroit de mademoiselle Aurélie.
En tête de l’article qui lui est consacré se trouve ce couplet sur l’air : Restez, restez, troupe jolie :
Jadis on voyait sur ses hanchesUn simple jupon de tricot,Et, pour parure des dimanches,Un justaucorps en calicot.« A cette époque, mademoiselle Aurélie représentait (à la répétition) l’Amour avec des bas de laine noirs, dont les défauts avaient été corrigés en fil blanc ; la fille de Danaüs laissait entrevoir aux coulisses la forme de son talon, qu’une chaussure trop vieille refusait de couvrir ; la sœur des Grâces gesticulait fort peu, de crainte qu’on n’aperçût sous son bras un morceau d’étoffe dont la couleur fût plus vive que celle de la robe, ce qui eût fait soupçonner la réparation de quelque brèche. Mais les temps sont changés :
« Par un moment de complaisanceElle a vu tomber son bonnet,Ses bas noirs, son schal (sic) violet ;Elle a vu les laines de FranceChangées en tissus du Thibet. »
Fanny Biais
C’est encore à l’ouvrage que je viens de citer que j’emprunte le portrait de cette ballerine :
« Si quelqu’un doit des actions de grâce au costumier bourrelier, c’est sans contredit mademoiselle Fanny Bias ; elle ne doit pas oublier non plus son parfumeur, qui la rend semblable à la rose. Si sa figure et son dos sont artificiels, en revanche son joli bras, et sa jambe, modèle de celle de Vénus, n’empruntent rien à l’art, et brillent de leurs grâces naturelles. Deux rivaux séduits par l’aimable élève de Terpsychore se disputèrent la conquête de son cœur ; ils entrèrent en lice : la nymphe consentit à devenir le prix de celui qui posséderait le talent le plus enchanteur. M…, artiste danseur, pirouetta, cabriola ; la belle resta muette. A… parut, il fit entendre l’amoureux langage de Lubin, et la déesse fut prise par les oreilles. Des deux soupirants, le premier s’éloigna, le second prit possession de son domaine. Il bénit chaque jour Rousseau, dont l’ouvrage lui valut un si doux triomphe ; il répète souvent par reconnaissance tous les airs du poème du Génevois, mais depuis longtemps il a jugé à propos de supprimer
« Non, non, Colette n’est pas trompeuse. »
Caroline Legros
Elle pirouetta — dans l’origine — au boulevard du Temple.
Un certain M. D…, auteur dramatique et régisseur de la Gaîté, l’avait prise sous sa protection.
Ce M. D.. était « un de ces troubadours qui chantent encore leur tendresse, mais qui ne la prouvent plus. » On raconte qu’ayant adressé cette question à mademoiselle Minette :
— Quel âge me donnerait-on ?
— Trente ans le jour, soixante la nuit, lui répliqua la spirituelle actrice des Variétés.
Or, mademoiselle Legros, « bien différente de ces ministres qui accordent à leurs amis des emplois dont ils touchent les émoluments sans en remplir les devoirs, exigeait que son favori ne se contentât pas de son brevet d’adorateur, mais qu’il s’acquittât des offices de sa charge, » laquelle n’était point une sinécure, si j’en crois les récits du temps.
Mécontente de M. D…, elle quitta la Gaîté pour l’Opéra.
L’amant délaissé se vengea par un couplet qui courut tout Paris sur le vaudeville de circonstance : A soixante ans…
Je cultivais, dans un riant bocage,Joli bouton d’une brillante fleur ;J’allais, pour prix de mes soins sans partage,Voir s’entr’ouvrir son calice enchanteur.De mon bouquet je n’ai pris que la feuille ;Sous d’autres doigts la fleur va se flétrir :Pourquoi faut-il, ici, qu’un autre cueilleCe que ma main, hélas ! devait cueillir ?
La belle lui répondit en conservant l’allégorie :
Qu’un villageois, au jour de la vendange,Sente soudain ses membres affaiblis,Il se repose, et fait vite, en échange,Partir aux champs son fils ou ses amis.Dans ton jardin, quand la plante s’effeuilleEt chaque jour, hélas I attend tes bras,Si tu faiblis, il faut qu’un autre cueilleLes fruits, mon cher, que tu ne cueilles pas.
Madame Élie
La Restauration, — qui venait, cependant, de prononcer le mot : Mes amis, plus de hallebardes ! — avait placé aux portes du foyer de l’Opéra des hallebardiers chargés d’en interdire l’accès aux profanes.
Mais la curiosité et la malignité des journalistes passaient sous les piques croisées et fouillaient jusque dans les coins où s’esbaltoit la fantaisie des princes du sang, des grands seigneurs et des prélats…
Mon dieu, oui : des prélats.
C’est ainsi qu’on put lire, un matin, dans le Figaro,— l’ancien Figaro, — celui de Lepoitevin Saint-Alme et de Victor Bohain :
« La séduisante madame Elie, qui était à Mon seigneur de Meaux, passe à Monseigneur de Cambrai. »
C’est grâce à cette révélation, — pour laquelle on n’aurait pas aujourd’hui assez de foudres correctionnelles, — que le nom et les succès en tous genres de la « séduisante » ballerine sont arrivés jusqu’à nous.
Grâce aussi à ce flonflon de Guillaume le Flâneur :
Jadis, à son aurore,On la voyait courirDes jeux de TerpsychoreAu temple du plaisir.Mais l’automne s’avance ;Loin d’elle sans retourFuit l’amour de la danseEt la danse d’amour.
Mlle Anatole Gosselin
Une Lucrèce !
Pas une tache d’encre sur cette hermine.
« Talent, beauté, sagesse, madame Gosselin suffirait seule pour faire surnommer l’Opéra le pays des merveilles. »
Le chroniqueur ajoute :
« Congédiez-la vite, ô monsieur le surintendant ! Elle corromprait mesdemoiselles Brocart et Courtin ! »
Mlles Brocart et Courtin
Les deux font la paire.
Consultons le Miroir :
« Mademoiselle Brocart a souvent les yeux fixés sur le public d’une si singulière façon, que le public se met à rougir. Cette jeune personne prétend, du reste, comme la servante du feu curé de Saint-Malo :
« Que son cœur n’est pas fait pour vanner de l’avoine. »
Regardons, — maintenant, — dans la Lorgnette :
« Mademoiselle Courtin est une des pensionnaires les plus gracieuses de l’Académie. Elle rivalise de légèreté avec mesdames Bigottini et Fanny Bias. Outre ses travaux artistiques, on affirme qu’elle s’occupe d’opérations de Bourse. Associée avec l’un de nos banquiers, et capitaliste aussi rusée que danseuse habile, d’une main, elle cueille les lauriers, de l’autre, elle encaisse les doublons. »
Mademoiselle Saulnier
« C’est, assure la Pandore, un des sujets les mieux rembourrés de l’Opéra. L’œil le plus fin ne s’apercevrait pas de la supercherie, si le tapissier n’eût oublié de prendre ses mesures un peu plus justes, et de ne pas faire la jambe droite plus épaisse que la gauche ; si la gorge, trop élevée, ne faisait soupçonner un estomac en bourre de soie, et si la tunique couleur de chair, s’entr’ouvrant par l’essor des ossements, ne laissait parfois échapper quelques flocons d’une substance qui ne pousse pas sur le corps féminin, mais bien sur le dos d’un être doux et innocent, appelé communément mouton. Que mademoiselle Saulnier gourmande donc très fort l’artiste rembourreur, qu’elle examine elle-même l’ouvrage ; et si son intention n’est pas de pouvoir dire :
J’évite d’être maigre, et je deviens bossue,je lui conseille, toutes les fois qu’elle aura sur elle la dépouille de l’animal porte-laine, de se frotter le dos contre les murs de sa loge, afin d’aplanir les parties montueuses de ses reins. Quand elle dansera, elle devra porter ses mains un peu plus haut que ses hanches, afin que la munition de la gorge ne descende pas….. »
Voilà pour le physique.
Le Figaro, — 1826, — va nous édifier à l’endroit du caractère :
« Mademoiselle Saulnier disait qu’elle connaissait les livres de morale…
— Oui, lui répliqua-t-on, comme les voleurs connaissent la gendarmerie. »
Mademoiselle Marinette
Revenons à Guillaume le Flâneur :
« Mademoiselle Marinette est une fille d’esprit. Quand on a pu jouir un moment de sa conversation, on s’aperçoit qu’elle raisonne beaucoup mieux qu’elle ne saute. Sa logique est persuasive. Elle s’écriait, il y a quelque temps : « — Les femmes sont, en vérité, bien singulières : elles se font prier pour accorder une chose qu’elles demanderaient si on ne la leur demandait pas. »
Elle possède plusieurs petits proverbes qu’elle arrange avec variations ; voici quelques-uns des plus curieux :
« La nuit tous les chats sont gris ; mais le jour toutes les toilettes ne sont pas blanches : donc, il faut préférer à plaisir sans richesse, richesse sans plaisir.
Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné. Messieurs les journalistes, faites ma gloire, je ferai votre bonheur.
A bon chat, bon rat. Mylord, tâchez de saisir mon cœur, moi je saisirai vos guinées. »
Mademoiselle Nanine
Celle-ci se distinguait non moins par] sa vertu que par sa gentillesse.
« Un jour, le petit Dieu de Cythère voulant s’introduire chez elle, lui adressa cet acrostiche :
Nouveau caprice, enfant, s’empare de mon cœur.Amour aime la danse ; il veut, dans son ardeur,Ne prendre des leçons qu’à la fille des Grâces :Il sera doux, soumis, diligent, studieux.Nanine, sois son maître ; et, comblant tous ses vœux,Essaye avec l’élève un pas et quelques passes.Elle lui répondit que la chose n’était pas possible, que l’amitié seule pénétrait dans son intérieur, que la sagesse et la raison étaient ses divinités chéries… Cupidon s’enfuit, et, dès ce moment, il fut consigné à la porte de l’élève de Terpsychore. »
Madame Paul Montessu
La sœur de Paul l’aérien.
« C’est, écrit l’un de ses biographes, une sylphide qui voltige à l’instar de son frère. »
Un autre ajoute :
« Madame Montessu a donné sa démission, mais on ne saurait l’accepter. Montessu, son mari, n’a pas donné la sienne qu’on accepterait peut-être. Tous deux ont raison. Madame veut améliorer sa situation▶. Monsieur craindrait d’empirer la sienne. »
Voici une lettre que madame Montessu adressait à Charles Maurice, directeur du Courrier des Théâtres ; on y verra que les artistes savaient déjà se ménager la presse et faire bon commerce avec elle :
« Je rentre ce soir, et je n’ai pu danser le pas que je voulais. Je suis réduite à danser un vieux pas. Seriez-vous assez bon pour parler de moi et pour dire que je rentre au pied levé ? Je suis tellement fatiguée que je ne puis aller moi-même vous prier de cette obligeance : veuillez m’excuser. Je sais bien que ma recommandation est inutile, car depuis longtemps je ne puis douter de l’intérêt que vous me portez. Adieu, mon bon ami, recevez de moi deux bons gros baisers, que j’irai vous porter moi-même le plus tôt possible.
Mademoiselle Legallois
fit sa première apparition à l’Opéra dans Clary.
Elle y mimait– non sans succès –depuis une dizaine d’années, lorsque le Moniteur annonça, un matin, le décès du général marquis de Lauriston.
« Le général, ajoutait la feuille officielle, est mort dans les bras de la religion. »
Dès ce moment, mademoiselle Legallois ne fut plus connue au théâtre que sous le nom de la religion.
Mademoiselle Lise noblet
Ecoutons un chroniqueur de 1821 :
« Encore un phénix ! Une danseuse qui ne fait jamais de faux pas, qui préfère le cercle d’amis à la foule des amants, qui vient au théâtre à pied et qui s’en retourne de même ! M. D… S… V…, un des aimables du jour, qui ne ménage rien pour réussir auprès des belles, ni ses chevaux, ni l’or, ni les serments, a vu échouer toutes ses batteries devant elle. Il répondit à un de ses amis qui lui demandait si son hommage avait été accepté :
Oui, cette jeune déité,Est tout le portrait de Lucrèce ;Elle en conserve la beauté,Et, de plus, la sotte sagesse.Landau, cachemire, rubis,Ne peuvent la rendre traitable :Ma foi, si je ne l’ai pas pris,Il faut qu’elle soit imprenable. »
Le 29 février 1828, mademoiselle Noblet créa, avec un immense succès, le rôle de Fenella de la Muette de Portici.
Elle fut le dernier produit de l’école française aux poses géométriques et aux écarts à angle droit…
Déjà, Marie Taglioni s’avançait sur la pointe du pied, — blanche vapeur baignée de mousselines transparentes, — poétique, nébuleuse, immatérielle comme ces fées dont parle Walter Scott, qui errent la nuit près des fontaines et portent en guise de ceinture un collier de perles de rosée !…
Derrière elle, ainsi qu’un rayon du soleil des Espagnes dans le brouillard d’Ecosse, apparaissait la Dolorès Serral que les sœurs Elssler et les danseuses à leur suite allaient copier avec un si rare bonheur.
Lise Nobletse résolut– non sans combat –à prouver qu’il y a au monde quelque chose de plus agréable qu’une femme qui tourne sur l’ongle de l’orteil avec une jambe parallèle à l’horizon, dans l’attitude d’un compas forcé. Elle céda à Fanny Elssler Fenella, de la Muette, qu’elle avait créée, et lui prit en échange el Jaleo de Jérès, las Boleros de Cadix, la Madrilena et toutes sortes d’autres cachuchas et fandangos.
Grâce à ces concessions, mademoiselle Noblet resta qu’en 1840 — attachée à l’Opéra.
Il est vrai que le général Claparède lui servit de crampon.
Ce vieux soudart de cabinet entretint, en effet, avec cette danseuse une liaison qui ne finit qu’avec sa vie.
Mademoiselle Noblet étant allée faire un voyage à Londres :
— Depuis quand est-elle partie ? demanda le docteur Véron au général.
Celui-ci tira sa montre :
— Depuis douze jours trois heures vingt-cinq minutes et demi.
Son chronomètre ne marquait pas les fractions…
Mais son cœur était à secondes.
Mademoiselle Pauline Duvernay
Ce fut l’esprit de l’Opéra comme Clotilde Mafleuroy en avait été la beauté.
Enfant de la balle et du ballet, elle avait dessiné ses premières pirouettes sous la pochette de M. Barrez, — et, s’il faut en croire les contemporains, ce qu’elle avait surtout appris à l’école de ce zéphyr retraité, c’était le pouvoir souverain qu’exercent les pleurs d’une femme, alors qu’ils sont les stalactites des longs cils de deux jolis yeux.
Le jour de ses débuts, le docteur Véron la trouva en train de nager dans les sanglots…
Il interroge, — on se tait, — il s’alarme…
A la fin, madame Duvernay mère entreprend de le rassurer :
— Je vais tout vous avouer. Ma fille danse ce soir à côté de Lise Noblet ; or, celle-ci a de très beaux bijoux, et Pauline n’en a pas…
Le galant directeur n’avait qu’une chose à faire :
Il la fit.
« J’envoyai à l’instant même, raconte-t-il dans ses Mémoires, chercher chez Janisset un remède à de si profondes souffrances et à de si cuisants chagrins. J’étais dans un de mes moments de faiblesse administrative. »
La première représentation de la Tentation eut lieu le 20 juin 1833. Mademoiselle Duvernay jouait le principal rôle de cette diablerie, celui de Miranda, une sorte de lutin femelle, produit par l’enfer en goguette pour séduire la perruque de M. Mazillier. Après le cinquième acte, M. Montalivet dit à son ami Romieu :
— C’est ennuyeux, ça ne finit pas ; mais c’est égal, le public donnera dedans.
Hélas ! parole de ministre n’est point parole d’évangile. Le public ne donna pas dedans.« Il rendit, écrit M. de Boigne, justice à deux ou trois admirables morceaux d’Halévy, à la richesse de la mise en scène, au grand escalier volcanique construit en feu solide – ? ? ? – mais à Miranda seule il octroya ses bravos et ses couronnes. » On était, du reste, en plein choléra. Pour stimuler la curiosité, M. Véron eut recours à l’expédient que voici : dans le livret de MM. Coralli et Cavé, Satan, avant de créer Miranda, ne fabriquait, d’abord, qu’un affreux petit monstre vert qui devenait femme peu à peu… Ce détail, n’ayant obtenu qu’un succès d’hilarité, avait été coupé. Le directeur fit annoncer sur l’affiche que, beaucoup d’Anglais s’étant plaints au bureau de cette suppression, la scène du monstre serait rétablie comme à la première représentation.
Un an plus tard, — 4 décembre 1833, — mademoiselle Duvernay, qui n’avait pu sauver la Tentation, sauva la Révolte au Sérail. On lit, à ce sujet, dans le docteur Véron :
« Dans la Révolte au Sérail pendant les manœuvres militaires du corps de ballet, il se formait sur la scène un conseil de guerre composé des officiers supérieurs de l’armée ; le programme n’en disait pas plus, lorsque mademoiselle Duvernay, chargée d’un des principaux rôles, imagina, par la pantomime la plus spirituelle, par les gestes les plus expressifs et les plus passionnés, de représenter tous les incidents d’une discussion des plus animées, et de donner une idée d’un conseil de guerre tenu par des femmes. Un rire général et des applaudissements unanimes accueillirent ces jeux de scène gais et comiques. La jeune danseuse avait ajouté au scenario un effet des plus heureux et des plus piquants. »
Mais l’esprit que Pauline Duvernay possédait par dessus toutes choses, c’était l’esprit des aventures.
Celui-ci ne contribua pas moins à sa popularité que ses succès de théâtre.
Ecoutons l’auteur — déjà cité — des Petits Mémoires de l’Opéra, lequel semble avoir prodigué à cette physionomie originale toutes les cajoleries de sa plume :
« Après ces brillants débuts, mademoiselle Duvernay disparut tout à coup du domicile maternel. Etait-ce désenchantement d’amour-propre, ambition déçue, peine de cœur ? On crut à un enlèvement. Miranda avait désespéré tant de prétendants ! On se rendit à la police ; mais la police déclara qu’il ne se commettait pas à Paris un seul enlèvement sans sa permission, et qu’elle n’avait permis à personne d’enlever mademoiselle Duvernay.
— Allez à la Morgue, dit-elle.
On courut à la Morgue : ô bonheur ! le ciel soit loué ! Miranda n’y était pas. Ni enlevée ! ni noyée ! que pouvait-elle être devenue ?
Tout l’Opéra courut à la découverte, et tout l’Opéra ne découvrit rien. Camarades, directeur, mère et soupirants jetaient leur langue aux chats, lorsque M. Gide1 reçut un petit mot anonyme et la clef du mystère. Ce petit mot anonyme, j’ai toujours soupçonné mademoiselle Duvernay de l’avoir écrit de sa blanche main. Tout fier de sa mission, M. Gide monte en cabriolet, et, comme la lettre anonyme ne lui avait dissimulé ni la rue ni même le numéro où il retrouverait la fugitive, il va droit à l’adresse indiquée, au couvent de… Il sonne, il entre, et aperçoit Miranda qui se promenait appuyée sur le bras d’une religieuse. Sans trop savoir pourquoi, elle était allée se jeter au pied des autels et elle avait obtenu la faveur d’être admise dans le couvent. Mais bientôt, sans doute, elle s’était dégoûtée de la vie ascétique ; elle avait regretté l’Opéra, la Tentation, et elle avait voulu être rendue à ce monde qu’elle avait cru détester.
La puissance et l’amour d’un roi ne furent pas nécessaires pour arracher aux rigueurs du cloître cette La Vallière de la danse, qui n’avait pas encore trouvé son Louis XIV.
Rentrée au bercail, prés de sa mère, mademoiselle Duvernay se remit avec passion à l’étude de son art. Elle avait dans les veines du sang de danseuse et dans le cœur des élans d’artiste. Entourée, adulée, assiégée par une foule de prétendants, elle eût rougi d’une faiblesse où son cœur n’eût pas été de moitié. Elle traitait sans pitié ces nababs russes ou anglais, czars de coulisses aux mœurs faciles et galantes, qui, pour tout esprit, tout cœur, toute jeunesse, ont des roubles, encore des roubles et toujours des roubles. »
Un jour elle dit à l’un de ces vieux seigneurs en off :
— Vous prétendez que vous m’aimez ?… — Soit. — Mais m’aimez-vous autant que cent mille francs.
Le lendemain le boyard se présenta devant elle, suivi d’un domestique qui déposa un énorme sac à ses pieds.
— Qu’est-ce que cela ? demanda Pauline.
Sur un signe de son maître, le moujik éventra le sac — et tout un fleuve d’or bouillonna sur le tapis.
— Il y a là cent mille francs, murmura le vieillard.
Mais l’insouciante fille, s’esclaffant de rire et repoussant du pied la fauve marée :
— Eh ! mon cher, remportez-moi toutes ces médailles ! Mon cœur est comme les montagnards écossais de la Dame blanche. Chez lui,
L’hospitalité se donne,Mais elle ne se vend jamais,Non, jamais, jamais, jamais !
Quelques jours après cette aventure dont il avait eu connaissance, un jeune secrétaire d’ambassade, — gueux comme Job, — soupirait aux genoux de la danseuse :
— Ce n’est pas moi qui vous offrirais jamais de l’argent ! C’est ma vie, ma vie tout entière que je serais heureux de vous sacrifier !…
— Si je voulais votre tête, vous me l’apporteriez vous-même, n’est-ce pas ? fit-elle en riant. Tenez, vous autres hommes, vous vous ressemblez tous ; vous offrez toujours ce qu’on ne peut ou ne veut pas accepter.
— Je vous jure…
— Ne jurez pas : je vous prendrais au mot.
— Ciel ! grand Dieu ! ai-je bien entendu ? De grâce, parlez !
— Vous le voulez ?
— Je vous en supplie !
— Eh bien ! offrez-moi une de vos dents : celle du milieu.
— Je cours, je vole, et, dans un instant !…
Il était déjà parti. Une heure s’écoule. Il revient. D’une main, il tient son mouchoir sur ses lèvres, et, de l’autre, il tend une petite boite à Pauline. Celle-ci ouvre la boite. Le diplomate, en même temps, ouvre la bouche et montre le vide opéré dans sa mâchoire par l’instrument du dentiste.
La dent était dans la boîte !…
— Malheureux ! s’écria la jeune femme, je vous avais demandé la dent du bas, et vous m’apportez celle du haut !…
Le lendemain, le secrétaire était retourné à son poste, où la semaine suivante on lui renvoya sa dent, qu’il eut le bon esprit de se faire remettre.
Il fallait — pourtant — faire une fin.
Croyez-vous que l’insouciante, que la joyeuse, que la spirituelle Miranda songea — un moment — au suicide ?
L’insensible, à son tour, s’était laissé pincer. « Une affection réciproque et sincère, mais troublée et agitée, ne lui donnait pas le bonheur. » Un matin, des voisins entendirent des gémissements étouffés sortir de son appartement. On enfonça la porte…
Notre héroïne se tordait et râlait sur son lit…
Elle s’était empoisonnée avec une décoction de gros sous et de vinaigre !…
Le docteur Guise accourut assez à temps pour la sauver.
Quelques années plus tard, lady H…, qui tenait la tête de la colonie anglaise à Paris, mourut, laissant libre une dame de compagnie renommée pour son excellente tenue et pour la sévérité de ses principes. Mademoiselle Duvernay l’attacha à son service. Or, un jour qu’il y avait un grand nombre de personnes à dîner chez la danseuse, l’Anglaise vint — d’un ton pincé — leur annoncer que sa maîtresse ne pouvait quitter sa chambre, et les convives, étant montés près d’elle, la trouvèrent en proie à une douleur qui se manifestait par des spasmes violents et par des larmes abondantes.
Son amant – au désespoir – la supplia de lui apprendre la cause de ce chagrin subit.
Alors Pauline entre deux sanglots :
— Ma dame de compagnie a appris que nous n’étions pas mariés. Elle veut me quitter. Je ne supporterai pas cet affront. Nous nous séparerons demain, si vous ne m’estimez pas assez pour faire cesser une pareille ◀situation.
Quinze jours après cette scène de désolation politique, mademoiselle Pauline Duvernay était mariée, officiellement, légitimement, par devant M. le maire du deuxième arrondissement et son écharpe : elle était devenue madame Lyne-Stepens et possédait quatre-vingt-dix mille livres sterling de revenu avec un douaire de dix mille !
Pauline Leroux
D’une physionomie intéressante et distinguée, le visage pâle, l’air fatigué et un peu souffrant, mademoiselle Pauline Leroux, — qui débuta d’une façon brillante dans la Caravane, reprit ensuite avec succès le rôle de madame Montessu dans la Somnambule et finit par créer le Diable amoureux avec assez de bonheur, — avait, malheureusement, moins de santé que de talent. Elle épousa l’excellent comédien Lafont. L’épitaphe de la matrone romaine aurait pu lui servir :
domum mansit, lanam fecit
Traduction :
Elle resta chez elle et tricota… des jambes.
Madame Alexis Dupont
C’était la sœur de Lise Noblet et la femme du chanteur à la voix blanche que vous savez…
Le soir, madame Alexis Dupont se trémoussait fort agréablement, à l’Opéra, dans la Muette, dans le Lac des Fées, dans le Dieu et la Bayadère, dans l’Orgie et dans ce pas de cinq du deuxième acte de Robert qui fut supprimé depuis…
Dans la journée, elle enseignait les danses de caractère et le maintien à toute sorte de jeunes demoiselles des meilleures maisons.
L’une de ces fillettes se faisait remarquer par une ardeur infatigable.
Emerveillée de ses progrès, madame Dupont lui disait souvent :
— Quel succès vous obtiendriez, si vous entriez au théâtre !
L’élève s’appelait alors Marie Capelle…
Elle s’appela plus tard Madame Pouch-Lafarge, joua son drame sur une scène beaucoup plus vaste que celle de l’Opéra et acquit une célébrité européenne, qu’elle ne dut point, par malheur, à la Cracovienne ou au Pas styrien.
Mlles Sophie et Adèle Dumilatre
Le Charivari les avait baptisées les sœurs demi-lattes.
C’est ce qui faisait dire à Perpignan :
— Un coup de l’une de ces demi-lattes ne me déplairait pas du tout.
Mais le prudent censeur ne désignait pas de laquelle.
La première, — Sophie, — n’était guère, en effet, qu’une beauté ordinaire. Elle savait pourtant se faire applaudir dans le redoutable voisinage de Taglioni, des Elssler et de Carlotta. Lors de ses débuts, un ami la recommandait en ces termes à Théophile Gautier :
— Elle est sage, — elle veut rester sage, — c’est une rosière…
— Taisez-vous donc ! fit Perpignan. Vous allez le décourager !
Quant à Adèle Dumilâtre, personne parmi nos pères n’a oublié le front large ; aux tempes molles et lumineuses, les yeux bleus transparents dans un ovale d’albâtre et le beau corps élancé, chaste et gracieux, — digne de la Diane antique, — de Myrtha, la reine des willis, au second acte de Giselle.
Hélas ! Myrtha — et Sophie avaient un père !
Le père Dumilâtre, — qui avait été tragédien, — venait, les soirs où ses filles jouaient, s’asseoir au parterre de l’Opéra. Puis, sitôt que l’une d’elles entrait en scène, il s’écriait, en s’adressant à son voisin :
— Pardon, monsieur, quelle est donc cette charmante personne ?
— Monsieur, c’est mademoiselle Adèle Dumilâtre.
— Monsieur, je vous suis obligé… Est-elle jolie, mon Dieu, est-elle jolie !… Parole sacrée ! on n’est pas jolie comme ça !…
Sophie apparaissait à son tour.
Même question de la part du père. Même réponse de la part du voisin. Là-dessus, le bonhomme de s’extasier :
— Sophie Dumilâtre, dites-vous ?.. Infiniment reconnaissant !… Comme elle danse, mon Dieu, comme elle danse !… On n’a pas idée de danser comme ça !…
Un soir le voisin interpellé reconnut l’ancien tragédien, et quand celui-ci lui décocha sa demande habituelle :
— Hé ! sacrebleu ! répliqua-t-il de telle façon que toute la salle l’entendit, vous devez pourtant bien les connaître, père Dumilâtre : ce sont vos filles !
Mademoiselle Louise Fitz-james
On lit dans la France musicale du 31 juillet 1842 :
« Mademoiselle Fitz-James, qui avait débuté avec succès, il y a dix ans, — 1er octobre 1832, — dans les Pages du duc de Vendôme et qui semblait avoir recueilli, dans le Dieu et la Bayadère, l’héritage direct de mademoiselle Taglioni, cesse d’appartenir au corps de ballet de l’Opéra.
Nous craignons que l’ambition ne perde cette artiste. Elle veut absolument passer pour une grande cantatrice, et elle se fait le plus grand tort en cherchant à concilier deux genres de talents tout à fait inconciliables. Il y aura toujours quelque chose de boiteux dans ce double exercice de la danse et du chant. »
Mlle Albertine Coquillard
On lit dans les Petits Mémoires de l’Opéra :
« D’un talent agréable, mais d’une beauté plus agréable encore, très courue, très recherchée par les partisans de la danse élégante et légère, mademoiselle Albertine avait plu, beaucoup plu, trop plu en haut lieu. Les princes ont des yeux et un cœur comme de simples mortels. On prit ce caprice un peu prolongé pour une affection sérieuse ; on s’en effraya, à tort peut-être, et mademoiselle Albertine, traitée en princesse… de la main gauche, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, comblée d’égards et de cadeaux, fut priée d’aller passer trois mois à Londres. Une absence de trois mois ! Quel honneur pour les charmes de mademoiselle Albertine ! Quelle passion résiste à une absence de trois mois ?
« La jolie transfuge arriva à Londres précédée d’une réputation colossale. Pendant toute la durée de ses trois mois d’exil doré, elle fut une véritable étoile : les Anglais se laissent toujours prendre par ces aventures romanesques et princières. L’avenir s’offrait à elle sous de riantes couleurs ; elle revint à Paris ; mais elle n’y revint pas seule : elle rapportait avec elle le germe d’une maladie mortelle. Pauvre Albertine ! quelle fin ! En proie aux plus atroces douleurs, ses derniers moments furent adoucis, consolés de loin par la tendresse et le dévouement du prince qui l’avait tant aimée. »
Delphine et Louise Marquet
Elles rappelaient le titre d’un roman de Stendhal : la Rouge et la Noire.
Roger de Beauvoir disait en les lorgnant :
— La blonde, c’est le jour, et la brune, c’est la nuit.
— Ma foi, ajoutait Théophile Gautier, il y a des instants où l’on voudrait faire du jour la nuit, — et réciproquement.
Delphine, — la blonde, — déserta la rue Le Peletier pour aller, en 1847, jouer la comédie aux Variétés, où elle eut d’heureuses créations ; puis, au Vaudeville ; puis, au Gymnase ; puis, aux Français, où la mort vint la surprendre, voici tantôt cinq ou six ans.
Louise, — la brune, — est restée, pendant des années, la plus forte femme et la meilleure mime du corps de ballet.
Elle est maintenant professeur de maintien au Conservatoire, où elle apprend à saluer et à marcher aux reines de la tragédie.
Encore qu’elle soit née dans une loge — pas de théâtre.
Mademoiselle Emma Livry
A l’époque de ses débuts, un quatrain courut les journaux, — dont je n’ai retenu que les deux derniers vers :
Mais se peut-il qu’un rat si maigreSoit la fille d’un chat si rond ?
La chatte de cechat si rond, — mademoiselle Célestine Emarot, qui avait elle-même figuré, sans trop de gloire, sur les planches de l’Opéra, — confia sa progéniture aux soins de madame Caroline Dominique, qui entreprit d’en faire une seconde Taglioni.
L’enfant s’instruisit sous les yeux, sur les genoux de sa mère.
Le couvent des Oiseaux eût été moins pudique que le salon où elle reçut son éducation de ballerine.
Toutes les recherches du confort, tous les raffinements de la tendresse l’entouraient.
Ses ailes à peine poussées, on parla de la produire.
En ce temps-là, Taglioni Ire quittait son palazzo du grand canal de Venise et sa villa du lac de Côme pour revoir ce Paris qu’on n’oublie jamais et qu’on regrette toujours. Elle avait entendu vanter les heureuses dispositions de la toute jeune fille ; elle voulut la voir. Elle en fut enchantée. Approuvant de tout point l’excellente direction que lui avait donnée madame Caroline, madame Taglioni ajouta à cette éducation achevée quelques conseils de perfectionnement. Emma Livry débuta sous les auspices de la grande artiste, qui oubliait qu’elle était la comtesse Gilbert des Voisins et la mère d’une princesse du vrai monde, pour ne se plus souvenir que d’un art auquel elle devait une plus rare illustration que celle du rang social. Ce début eut lieu sur la scène de l’Académie impériale de musique, au commencement de l’an de grâce 1859. Mademoiselle Emma Livry reprenait la Sylphide.
Le lendemain, la presse entière annonçait au monde des lorgnettes que le firmament chorégraphique comptait un astre de plus.
Trois mois après, mademoiselle Emma Livry dansait le rôle de la Bacchante dans Herculanum,
En mai 1860, elle présidait, dans les salons du docteur Véron, un congrès de jambes couronnées.
On s’entretint beaucoup alors du menu sardanapalesque que le Berchoux du Constitutionnel servit à son étincelant bouquet d’invitées et des trémoussements qui le suivirent. Au dessert, l’un des convives mâles avait adressé ce madrigal à mademoiselle Livry :
Belle Emma, si l’Amour voulaitVoir danser un quadrille aux Grâces immortelles,Elles ne sont que trois, le nombre est incomplet :Le dieu vous choisirait pour former le balletEt pour figurer avec elles.
Au mois de novembre 1860, la jeune étoile créa le Papillon, — trois actes dont Offenbach avait écrit la musique.
Elle était alors la personnalité en vedette.
Je copie les lignes suivantes dans une des feuilles badines du temps :
« Toute danseuse ordinaire a une spécialité. Mademoiselle Emma Livry, qui n’est pas une danseuse ordinaire, en possède deux à elle toute seule : celle de la vertu et celle des cadeaux. La première n’a besoin ni d’éloges, ni de commentaires. La seconde nous est révélée chaque semaine, dans le Monde illustré, par M. Jules Lecomte. Le spirituel chroniqueur entend-il parler des cadeaux que l’on fait ou de ceux qu’on reçoit ? C’est ce que nous ignorons. Toujours est-il, d’après lui, que bonbons à ses camarades, montres à ses compositeurs, broches ou camées à ses professeurs du beau sexe, souvenirs encadrés de rubis, remerciements montés en or fin, mademoiselle Emma Livry distribue tout cela avec le laisser-aller de cette bonne femme des Contes de Perrault qui ne pouvait ouvrir la bouche sans qu’il en tombât tout le magasin de Froment-Meurice ou de Fontana. Soyez certain, ami lecteur, que pour peu qu’elle vous connût, elle vous eût déjà gratifié d’une tabatière.
— Mais je ne prise pas, me direz-vous.
Je vous répondrai comme le marquis de Torcy à Chapelou, dans le Postillon de Lonjumeau :
— Qu’est-ce que cela fait ? On accepte toujours la tabatière. »
On se rappelle quelle catastrophe termina une carrière si heureusement commencée :
Un soir de mars 1862, à une répétition de la Muette, Emma Livry voulut s’asseoir sur un praticable placé au fond du théâtre.
Elle demanda donc un tabouret, et, en rejetant ses jupons en arrière, elle ne prit pas garde à la herse qui éclairait ce praticable.
Sa jupe de gaze prit feu.
Je vois encore d’ici cette colonne de flammes, dont la course activait l’action dévorante, bondir çà et là et sillonner la scène en tous sens au milieu des cris de terreur ! La malheureuse traversa trois fois le théâtre dans toute sa largeur ! A ce moment, les flammes qui s’élevaient au-dessus de sa tête avaient deux fois la hauteur de la jeune fille !…
Le pompier Muller se précipita à son secours, suivi de M. Fuchs, inspecteur de la danse, et d’un machiniste.
Le docteur Laborie, médecin de l’Opéra, et le docteur Rossignol donnèrent les premiers soins à la pauvre enfant.
Celle-ci ne poussa que trois cris, — de ces cris, me disait le docteur Laborie, que l’oreille ne peut plus oublier.
Madame Emarot était assise à l’orchestre.
Qu’on juge de son épouvante en voyant brûler sa fille !
Toutes les danseuses, qui se trouvaient en scène, s’étaient enfuies, affolées de terreur.
On les retrouva dans la rue, — en costume, — épaules, gorge et bras nus !
— Je me suis sentie perdue, dit Emma Livry à sa mère, et j’ai vite fait un bout de prière !
S’apercevant qu’elle allait être nue, elle ramenait avec ses mains, pour s’en couvrir, les morceaux de l’étoffe enflammée !
La concierge de l’Opéra nous montra tout ce qu’on conserva du costume de l’infortunée.
Celle-ci avait un maillot, onze jupons, un corsage, etc., etc.
Il restait de tout cela un fragment de ceinture et un paquet de guenilles qui eût tenu entre les dix doigts !
L’héroïne d’un romande M. Ernest Feydeau meurt brûlée vive.
Et voyez l’étrange rapprochement !
Quand M. Feydeau commença à écrire Monsieur de Saint-Bertrand, il demanda justement à mademoiselle Emma Livry de vouloir bien lui expliquer quelques-uns des termes chorégraphiques qu’il ne comprenait pas.
Emma Livry fit mieux : elle dansa tout exprès pour le romancier le pas du ballet de la Sylphide qu’il voulait décrire.
Quelques jours après, il allait remercier sa collaboratrice.
— Au moins, dit-elle, racontez-moi votre roman.
M. Feydeau lui conta le Mari de la danseuse.
Quand il eut fini, Emma Livry demeura pensive ; puis, se tournant vers sa mère :
— Mourir brûlée ! dit-elle, cela doit faire bien souffrir !
Puis, un moment après !
— C’est égal, c’est une belle mort pour une danseuse.
Six mois plus tard, la pauvre martyre succombait dans d’épouvantables tortures.
Le jour où elle fut portée au cimetière, comme tout le monde se découvrait avec une respectueuse émotion devant le cercueil couvert de blanches draperies et de fleurs virginales, il me souvient d’avoir entendu un rat du dernier quadrille murmurer dans un gros soupir :
— Moi aussi, j’aurais bien aimé mourir sage !… Mais je n’en avais pas le moyen !