Lettre XIV.
Je reviens, Madame, à l’année 1740. La danse de l’opéra n’offroit alors que des tableaux monotones ; les ballets étoient froids, mal dessinés ; on n’y voyoit aucune variété. Cette danse que l’on nommoit noble, étoit dénuée d’expression et de sentiment. La musique languissante de Lulli, faite pour régler les mouvemens des danseurs, leur imprimoit un caractère de tristesse, plus propre à ennuier le public qu’à l’intéresser. La première danseuse qui parut à l’opéra depuis sa création, fut la Dlle. Prévost. Celles qui l’avoient précédée, ne méritent pas qu’on les nomme. Elle débuta en 1704, et demanda sa retraite en 1730, elle fit le charme de ce spectacle pendant vingt cinq années. Si l’on doit juger de ses talens par les regrets que le public montra lorsqu’elle quitta la scène, on doit augurer favorablement de son mérite.
La Dlle. Camargo fut pendant quelque tems son élève et devint bientôt sa rivale. Cette danseuse quitta l’opéra en 1734, mais passionnée pour son art, elle y rentra en 1740 et demanda définitivement sa retraite en 1751. La Paix ne régna jamais entre la maîtresse et l’elève, qui reçut ensuite des leçons de Pécourt et Blondi.
La Dlle. Sallé, danseuse remplie de graces et d’expression, faisoit les délices du public. Je ne puis tous fixer l’année de son début ni celle de sa retraite. Elle ne paroissoit plus à l’opéra en 1745, époque où je commençai fréquenter ce spectacle : mais je la vis souvent chez elle. Quoiqu’elle eût quitté le théâtre, elle s’exerçoit tous les jours. Je fus enchanté de sa danse. Elle ne possédoit ni le brillant ni les difficultés qui régnent dans celle de nos jours, mais elle remplaçoit ce clinquant par des graces simples et touchantes ; exempte d’afféterie, sa physionomie étoit noble, expressive et spirituelle. Sa danse voluptueuse étoit écrite avec autant de finesse que de légèreté : ce n’étoit point par bonds et par gambades qu’elle alloit au cœur. Il est à présumer que cette aimable danseuse ne resta pas long-tems à l’opéra, et que les deux voyages qu’elle fit à Londres, assurèrent sa fortune. La sensation qu’elle y fit, fut telle, que le jour marqué pour son bénéfice, le fut encore par la générosité de la nation. On se battoit pour entrer au théâtre et l’enthousiasme qu’avoient fait naître les talens de cette sublime danseuse, ne put mieux se manifester que par les bourses remplies de guinées, qu’on lui jetta sur le théâtre de toutes les parties de la salle. Indépendamment de l’or que renfermoient ces bourses, elle y trouva une foule de billets de banque. Garrick m’a assuré que cette représentation avoit valu à Mlle. Sallé plus de deux cens mille francs. Les Anglais, généreux d’ailleurs, ne le sont par tant aujourd’hui qu’ils l’étoient jadis. Il faut convenir aussi d’une vérité, c’est que les grands talens dans cet art étoient alors aussi rares qu’ils sont communs de nos jours.
J’ai vu danser la Dlle. Camargo. C’est à tort que quelques auteurs lui ont prêté des graces. La nature lui avoit refusé tout ce qu’il faut pour en avoir ; elle n’étoit ni jolie ni grande ni bienfaite ; mais sa danse étoit vive, légère et pleine de gaieté et de brillant. Les jettés battus, la royale, l’entrechat coupé sans frottement, tous ces tems aujourd’hui rayés du catalogue de la danse et qui avoient un éclat séduisant, la Dlle. Camargo les exécutoit avec une extrême facilité, elle ne dansoit que des airs vifs, et ce n’est pas sur ces mouvemens rapides que l’on peut déployer de la grace : mais l’aisance, la prestesse et la gaieté la remplaçoient ; et dans un spectacle où tout étoit triste, traînant et langoureux, il étoit heureux d’avoir une danseuse aussi animée, et dont l’enjouement pût tirer le public de l’assoupissement où le plongeait la monotonie.
La Demoiselle Camargo avoit de l’esprit ; et elle en fit usage en choisissant un genre remuant, actif, qui ne laissoit pas le temps aux spectateurs de l’anatomiser et de s’appercevoir de ses défauts de construction. C’est un grand art de savoir les déguiser sous l’éclat des talens. Si l’amour-propre mal combiné d’une foule d’artistes, leur permettoit de s’analyser eux-mêmes, combien en verrions-nous qui, à l’exemple de Mlle. Camargo, quitteroient le genre qui ne leur convient pas. pour prendre celui qui s’ajusteroit le mieux à leur taille et à leurs moyens physiques1.
Après elle, rien en danseuses n’étoit supportable. Une grande femme, nommée Carville, ne dansoit qu’avec les bras. La Dlle. le Breton seroit aujourd’hui une excellente choriphée.
La danse plus riche en hommes nous offroit le Grand Dupré ; je dis grand, parce qu’il l’étoit de taille, et qu’un autre Dupré étoit bien plus petit que lui sous tous les rapports. Ayant déjà fait plusieurs fois l’éloge de ce beau danseur, je me bornerai à vous dire, Madame, que c’étoit une belle machine, parfaitement organisée, mais à la quelle il manquoit une âme. Il devoit à la nature les belles proportions de son corps ; et de cette excellente construction et de l’emmanchement bien combiné dans la charpente générale, résultoient naturellement des mouvemens doux et agréables, et un accord parfait dans le jeu liant de ses articulations. Toutes ces qualités rares lui pretoient un air céleste. Mais il était uniforme ; il ne varioit pas sa danse ; et il étoit toujours Dupré.
Javilliers le doubloit, souvent avec succès ; et il avoit quelques temps particuliers et familiers qu’il exécutait avec grace, sureté et facilité.
J’ai vu Dumoulin ; il dansoit le pas de deux dans la Bergerie Héroïque : mais je n’apperçus chez lui que les foibles rayons du couchant de son talent qui, dans son aurore, pouvoit être agréable.
Lani debuta dans un genre neuf, dont il était le créateur, les Pâtres : il obtint le plus éclatant succès et le plus justement mérité.
Enfin, Madame, j’ai vu Malter, que l’on surnommoit le Diable parce qu’il dansoit les Démons. Il étoit vigoureux, dur et sec ; toujours épouvanté, il n’épouvantoit personne. Ce genre idéal et fantastique ne s’est pas perfectionné. Nos diables de l’opéra n’imitent point ceux d’Echyle ; ce sont de bons diables qui n’éffarouchent pas même les femmes.
Je ne vous parlerai pas, Madame, de deux autres danseurs. L’un se nommoit Malter l’oiseau : ce sobriquet fait l’éloge complet de sa légèreté. Son frère ou son cousin avoit aussi son sobriquet ; on l’appelloit Malter la petite culotte. Il fut toujours médiocre danseur, mais il fit quelques élèves et fut porté à la dignité de maître des ballets ; mais comme à cette époque un maître de ballets n’étoit rien moins qu’ingénieux et qu’il ne s’écartoit point des anciennes rubriques, Malter remplit sa place à merveille.
Au reste la danse alors offroit bien plus de talens en hommes qu’en femmes. C’est tout le contraire aujourd’hui. Le beau sexe l’emporte ; il triomphe, il lutte de force, de vigueur et de talent avec les hommes ; et les femmes mettent dans la balance du jugement un poids considérable en leur faveur.
Voilà, Madame, tout ce qu’une mémoire usée par le temps et le malheur a pu retenir sur les anciens danseurs de l’opéra.