(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 29 janvier. Graine d’étoiles. Plante et fleur. — Grands sujets. — Inconvénients d’un beau titre. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 29 janvier. Graine d’étoiles. Plante et fleur. — Grands sujets. — Inconvénients d’un beau titre. »

29 janvier. Graine d’étoiles. Plante et fleur. — Grands sujets. — Inconvénients d’un beau titre.

Nous avons à maintes reprises exposé ici même comme quoi l’enseignement dit classique de la danse constituait une discipline effectivement féconde, complète, créatrice. Par la vertu de cette discipline, par l’exercice gradué de cette savante gymnastique basée sur l’intelligence pénétrante du muscle, tout élève, s’il n’est pas cependant affligé d’infirmités ou de difformités irrémédiables, accède, en un délai pouvant aller de six à huit ans, à la dignité d’un danseur apte à briguer une place dans l’ensemble d’une troupe chorégraphique. Tels se présentent les résultats de cette culture traditionnelle et toujours perfectionnée de la plante humaine.

Nous disons « plante ». Les métaphores d’ordre botanique ne correspondent-elles pas plus directement avec les réalités de la danse que les symboles astronomiques usités ? Rien ne ressemble plus à un beau développé à la seconde ou en arabesque que l’éclosion d’une feuille reproduite par le film accéléré si l’on ne tient pas compte des saccades causées par les tours de la manivelle espacés par des heures d’arrêt. Une vie quasi impersonnelle, végétative, anime ces plantes humaines qui, disposées en parterres rectilignes, massifs ou corbeilles, forment le jardin animé du corps de ballet. Être un élément ductile et actif de ce tout, telle est la destinée obscure mais combien honorable de maintes danseuses quasi anonymes comme le furent les tailleurs de pierre qui édifièrent les cathédrales. Elles ne sont que cire dans les mains du maître de ballet, leur second créateur. En renonçant à toute individuelle velléité, elles se fondent dans l’ensemble qui respire de leur souffle commun. Mais aussi quel enchantement que de voir la plante s’épanouir en fleur, la personnalité se superposer à la fonction incarnée, la danseuse se démasquer sujet. Elle a enjambé la première marche de l’échelle de Jacob qui mène au firmament chorégraphique. Petit sujet aujourd’hui, elle peut être grand sujet demain — ou plutôt après le concours de juillet — si elle en a l’étoffe. Et ce degré une fois franchi, la voilà vice-ballerine, « papabile » dès le prochain conclave ! Dans les pas de huit, de quatre, de trois, sa personnalité naissante se juxtapose à celles de ses égales hiérarchiques ; dans la variation, elle s’affirme librement.

Mais au fait, librement n’est qu’une façon de parler. Dans les ballets, tels qu’on les donne aujourd’hui, les variations confiées aux grands sujets sont chose rare. Toute la matière est répartie entre l’étoile et les ensembles. La variation de « Cléopâtre » dans Faust est à peu près l’unique épreuve vraiment significative à laquelle sont soumis les sujets. Et cette danse ne peut aucunement répondre aux aptitudes diverses de toutes les concurrentes en présence.

Cette variation de Cléopâtre — dont certes on abuse et qui ne saurait convenir à tous les tempéraments — n’en reste pas moins une chose magnifique et saisissante. Dès les premières mesures de cette page articulée musicalement avec une extrême netteté et accentuée avec une énergie très pathétique, nous voguons en pleine danse. Après un rapide pas de bourrée, la danseuse dégage à la grande seconde et, pendant que ses bras impriment au corps un mouvement rotatoire, la jambe d’appui, par un effort du coup de pied, se détache de terre et, pointe basse, s’enlève. Ainsi, dans ce pas sauté en tournant, la jambe agissante enveloppe d’un vaste cercle l’ascension verticale du corps qui vire en montant. En exécutant à trois reprises le mouvement grandiose et léger que nous venons de décrire, la danseuse a remonté à reculons le plateau incliné — et elle le redescend en diagonale, par un enchaînement de pirouettes et de temps battus, somptueux et complexes, selon le rythme lourdement scandé de l’accompagnement.

Nous avons vu récemment Mlle de Craponne danser, au pied levé, le rôle d’Hélène ; eh bien, nous préférons, pour le moment, sa Cléopâtre. À maintes reprises nous avons parlé ici-même des mérites de ce sujet qui sont évidents. Nous louerons encore la fougue et l’ampleur de ses temps sautés et cette qualité si rare : le ballon.

Une physionomie sympathique et agréablement animée qui ne se fige ni dans le sourire de la révérence ni dans la charmante panique des déboulés, l’utilisation très sensée des ports de bras — qui savent dans la variation citée accompagner la jambe et amplifier le cercle par elle tracé en spirale — voici les autres raisons des beaux succès de Mlle de Craponne. Pourtant, c’est Mlle Rousseau, qui dans Cléopâtre, atteint une perfection quasi absolue, si toutefois perfection peut être le synonyme de correction. Ne vous trompez pas à son profil accentué et à sa brune chevelure : cette fausse Espagnole n’est que mesure et clarté française. Dans ce même tour à la grande seconde ses jambes sont bien près de figurer un compas ouvert sous un angle droit. C’est rassurant, exact et complet comme une formule de mathématique. La jambe droite est tendue comme une flèche, le genou bien en dehors se présente de profil ; c’est une leçon de choses. C’est aussi très beau de pureté graphique. Et il faut voir Mlle Rousseau battre l’entrechat-six, ce mouvement complexe et symétrique qui est bien de son fait : on pourrait mesurer l’amplitude de chaque temps, les segments des deux lignes brisées que décrivent, en croisant et se décroisant, les jambes — et les rapports se montreraient exacts comme dans un tracé d’architecte. Désinvolte, discrète, vigoureuse sous des dehors frêles, grand sujet, s’il y en a.

Avant-hier encore nous avons revu, toujours dans la même variation. Mlle Lorcia. Brune aux yeux noirs que les sourcils surmontent en arcs altiers, aux bras élégants, longs, un peu secs, au port de corps royal, voire un peu rigide, aux jambes fines quoique musclées, cette jeune fille apparaît être de la même matière dont sont faites ces Italiennes : une Ferraris jadis, une Zambelli de nos jours. Zambellienne cette acuité nerveuse de l’allure, zambellienne aussi l’école. A-t-elle bien fait dans Faust l’autre soir ? Ma foi, je ne sais trop. M. Gaubert, énervé ou pressé, déconcertait quelque peu les artistes. Mais nous avons goûté cette énergie quasi farouche avec laquelle elle déclenche un tour, la grande et vibrante manière de l’ensemble. Lorcia est une nature. Saura-t-elle s’acharner au travail au point de mériter la tunique immaculée qui fut naguère l’uniforme de l’étoile, qu’elle soit Péri ou Salamandre ? Car on ne badine pas avec la danse.

Parler de Mlle Lorcia sans citer Mlle Roselly, quel paradoxe ! C’est par le contraste qu’elles tiennent l’une à l’autre, car elles n’ont en commun que la jeunesse et le talent. Cependant je n’insisterai pas sur Roselly-Cléopâtre. Je signalerai, en soupirant — toujours dans le même mouvement décisif — une jambe imparfaitement tendue, au genou un peu en dedans. Mais toute cette variation de bravoure, saccadée pathétique, ne sied point à Mlle Roselly. Elle est plutôt, (comme cette Mlle Debry au profil accusé, aux pieds menus, aux bras fragiles) Phryné. Cette variation de Phryné discrètement glissée, ponctuée de temps piqués, s’enveloppe de ports de bras mélodieux, s’alanguit en portements de corps passionnés. Je ne sais si le nom de Mlle Roselly est un nom de guerre ; mais s’il en est ainsi, on ne saurait trouver mieux pour la peindre ; blanche, blonde et rose. Ses proportions sont charmantes, les bras arrondis, fuselés, mais elle manque encore de caractère ; c’est ce qu’on appelle, en cinématographie, un beau fondu. Reprocherons-nous à la danseuse la plus belle chose au monde : la jeunesse ? Que non ! Mais nous exigerons d’elle le travail qui sculpte les formes et précise les lignes ; et alors nous la verrons s’épanouir. Car si je reviens à mes métaphores de botaniste, je n’ai qu’à inscrire sur sa fiche : Roselly-Rose France…