(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — I, mes débuts sur la scène de la vie » pp. 10-
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — I, mes débuts sur la scène de la vie » pp. 10-

I
mes débuts sur la scène de la vie

— A qui est cet enfant ?

— Je ne sais pas.

— Bien, mais en tout cas, ne le laissez pas ici, emportez-le.

Et là-dessus l’un des deux interlocuteurs prit la petite chose et l’emporta dans la salle de danse.

C’était un drôle de petit paquet humain, à longs cheveux noirs bouclés, et cela ne pesait guère plus de six livres.

Les deux messieurs firent le tour de la société et demandèrent à chaque dame si l’enfant était à elle : personne ne le reconnaissait.

Sur ces entrefaites deux dames entrèrent dans la chambre qui servait de vestiaire et se dirigèrent droit vers le lit où, en désespoir de cause, on avait reposé le bébé. L’une dit, comme tout à l’heure le danseur :

— A qui est cet enfant ?

Et l’autre répliqua :

— Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce qu’il fait là ? C’est l’enfant de Lile. Il n’a que six semaines et elle l’a amené ici ! Ce n’est vraiment pas la place d’un bébé de cet âge. Prenez garde, vous allez lui rompre le cou, si vous le tenez ainsi. Ça n’a que six semaines, vous dis-je.

A ce moment une femme accourut de l’autre bout de la salle de bal. Elle poussa un cri, et s’empara de l’enfant. Toute rougissante, elle s’apprêtait à l’emporter, lorsqu’un des danseurs lui dit :

— Elle a fait son entrée dans le monde, maintenant, il faut qu’elle y reste.

A partir de cet instant jusqu’à, la fin du bal le bébé devint le « clou » de la soirée. Elle roucoula, rit, agita ses menottes et circula par toute la salle jusqu’à ce que le dernier des danseurs fût parti.

Or cette enfant, c’était moi, et voici comment cette aventure était arrivée :

C’était en janvier et l’hiver était terriblement dur. Il y avait quarante degrés au-dessous de zéro. En ce temps mon père, ma mère et mes frères habitaient une ferme à seize milles de Chicago, et lorsque l’époque de mon entrée dans le monde approcha, la température devint si froide qu’il fut impossible de chauffer convenablement la maison. La santé de ma mère donnait des inquiétudes à mon père. Il alla donc au village de Fullersburg — dont la population se composait presque exclusivement de cousins, petits-cousins et arrière-petits-cousins à nous — et fit un arrangement avec le propriétaire de l’unique taverne de l’endroit. Dans la salle commune il y avait un grand poêle de fonte. C’était, de toute la contrée, le seul poêle qui donnât une chaleur appréciable. On transforma le bar en chambre à coucher et c’est là que je vis la lumière. Ce jour-là une épaisse couche de glace recouvrait les carreaux, et l’eau gelait dans les cruches à deux mètres du fameux poêle.

Je suis sûre de tous ces détails, car j’ai attrapé un rhume à la minute même de ma naissance et ne m’en suis jamais guérie. Mais, comme du côté de mon père j’avais des ascendants solides, j’entrai dans la vie avec une certaine dose de résistance et si je ne suis pas arrivée à me débarrasser des effets de ce froid initial, j’ai pu, du moins, parvenir à les supporter.

Un mois plus tard, nous étions revenus à la ferme et la taverne avait repris son aspect habituel. J’ai dit que c’était le seul cabaret de l’endroit, et, comme nous occupions la salle de débit, nous avions imposé un rude sacrifice aux villageois qui durent se priver de leur passe-temps favori pendant plus de quatre semaines.

Lorsque j’eus un mois et demi, un soir une masse de gens s’arrêtèrent devant chez nous. Ils allaient faire une surprise1 à quelqu’un dont l’habitation se trouvait à vingt milles de la nôtre.

Ils prenaient tout le monde en route, et s’étaient arrêtés chez nous pour emmener mes parents. Ils leur donnaient cinq minutes pour se préparer. Mon père était un ami intime des personnes chez lesquelles on se rendait, en « surprise-party », et, comme, en outre, il était l’un des meilleurs musiciens de la contrée, il ne pouvait se dispenser d’aller faire danser la bande. Il se prépara donc à se joindre à ses voisins. Mais ceux-ci insistèrent pour que ma mère les accompagnât également

Que ferait-elle du bébé ? Qui lui donnerait son lait ?

Il ne restait qu’une chose à faire dans ces conditions : emmener aussi l’enfant.

Ma mère se défendit tant bien que mal, alléguant qu’elle n’avait pas le temps de faire les préparatifs nécessaires.

Mais le groupe joyeux n’accepta aucune défaite. On m’enroula dans une couverture, et je fus emballée dans un traîneau qui me transporta au bal.

Lorsque nous fûmes arrivés, on crut que, comme une enfant bien élevée, j’allais dormir toute la nuit, et on m’installa sur le lit de la chambre transformée en vestiaire. On me couvrit soigneusement et on m’abandonna à moi-même.

C’est là que les deux messieurs cités au début de ce chapitre découvrirent le bébé qui gigottait des pieds et des mains.

Pour tout vêtement il avait une robe de flanelle jaune et un jupon de calicot, ce qui lui donnait un air de petit pauvre.

Vous pouvez vous imaginer les sentiments de ma mère lorsqu’elle vit sa fille apparaître dans un tel négligé.

Voilà comment j’ai fait mes débuts en public, à l’âge de six semaines et parce que je ne pouvais pas agir autrement. Pendant ma vie entière tout ce que j’ai fait a eu un point de départ identique : jamais je n’ai pu « agir autrement ».

J’ai également continué à ne pas trop me préoccuper de ma toilette…