Chapitre VII
Sommaire. — Markouski. — Ses salons. — Ce qu’il est parvenu à en faire. — Sa gravité. — L’appréciation de Finette sur lui. — Son amour pour les journalistes. — Markouski chasseur de réclames. — Le plastron des vaudevillistes. — Gil Perez et Lambert Thiboust acharnés à sa personne. — Ce qui console Markouski. — Sa manie. — « Le supporteur d’adversité. » — Une histoire vraie. — Un mardi raté. — Des Russes attendus. — Une recette de dix-sept francs cinquante. — Désespoir de Markouski. — Arrivée d’étrangers de distinction. — Départ de Gil Perez. — Trois hommes comme il faut. — L’air morgue de Markouski. — Son orgueil. — La retraite des invités. — Les goûts de Markouski contre ceux de Gustave Claudin. — Causerie intime. — Rigolo, terme espagnol. — Les fêtes à l’eau de Cologne. — Le soleil. — Transformation des Russes en gardes du commerce. — Pourquoi Markouski ne cause plus avec ses invités à partir de quatre heures. — Moi. — Mes succès dans les bals. — Mon envie d’entrer au théâtre. — Henri Delaage. — Arthur Delavigne. — Folichons et Folichonnettes. — Les Délassements-Comiques.
I
Les salons de Markouski sont tout aussi joliment fréquentés.
La partie féminine est la même qu’au Casino-Cadet.
Disons pourtant à l’honneur du célèbre Polonais que la tenue y est moins débraillée et le langage plus circonspect.
Markouski fait tout ce qu’il est humainement possible pour rendre son bal aristocratique.
Jusqu’à présent il n’est parvenu qu’à le rendre amusant.
II
C’est déjà quelque chose.
III
Markouski est l’être le plus jovial de la terre. — Il est le seul de ses salons de la rue Buffaut qui soit réellement digne d’étude.
Parler de lui, c’est parler de sa maison.
IV
Tout le monde sait que ce professeur émérite est le Polonais le plus polonaisant de toute la Pologne.
Son accent tudesque est la chose la plus réjouissante du monde.
Sa gravité et l’importance qu’il croit avoir ferait rire un croque-mort.
Il se prend au sérieux.
— Il est gentil, Markouski, a dit Finette dans son appréciation sur lui, mais il croit trop que c’est arrivé.
V
Il adore les journalistes et se couperait un doigt plutôt que de les mécontenter.
Il les monde d’invitations, de prévenances et de soins.
Dans le but très-habile de se faire faire des articles élogieux.
C’est un chasseur de réclames.
Et cela lui réussit.
On parle presque autant de lui que de moi.
VI
Il n’est pas d’homme à Paris dont on se moque plus que de Markouski.
Il est le plastron de tous les vaudevillistes. Il a l’esprit d’en rire et ne se fâche jamais.
Les médisants soutiennent qu’il ne comprend pas.
VII
Gil Perez, le joyeux comique du Palais-Royal, est le plus acharné après sa personne.
Gil Perez a trouvé plus de plaisanteries sur lui qu’il n’en faudrait pour ridiculiser une armée entière.
Et Markouski adore Gil Perez. — Il m’envoie du monde avec ses farces, — dit-il, — laissez-le dire.
VIII
Une des manies de ce professeur polonais est de se plaindre perpétuellement.
— Je lutte contre la misère, est son mot favori. Gil Perez l’a appelé « le grand supporteur d’adversité ».
IX
On raconte une foule d’histoires sur lui. — Je ne veux pas me faire l’écho de ces calomnies et médire de celui qui m’a accueillie lorsque je n’étais rien.
Cependant je puis raconter la fameuse aventure des gardes du commerce.
Markouski la raconte lui-même partout, et dernièrement, devant moi, il est venu prier un journaliste d’en faire une nouvelle à la main, en prenant soin de mettre son nom en toutes lettres.
J’ai dit plus haut qu’il adorait les réclames.
X
C’était un mardi, — jour de réception, — les invités s’étaient fait attendre, comme cela arrive quelquefois quand le vent n’est pas de son côté.
A une heure, les salons se composaient simplement de ces sept ou huit jeunes danseuses qui reçoivent un cachet de deux francs par nuit pour « ornementer » ces fêtes.
Markouski était sombre. — Les entrées de faveur seules avaient donné. — On attendait une société de Russes qui ne venait point.
Gil Perez le suivait en lui criant :
— Polonais, Polonais, tu as tort de compter sur l’appui de la Russie. — Elle ne peut que t’oppresser et non t’apporter ses roubles.
Deux heures allaient sonner, et la recette se montait à dix-sept francs cinquante.
— Vous voyez, je lutte, disait Markouski avec des sanglots dans la voix, j’agrémente mes salons de fleurs. Je mets de l’eau de Cologne partout, j’ai des gants et je succombe !…
Tout à coup un mouvement se fit à la porte, le contrôleur vint tout joyeux parler à l’oreille de Markouski, dont le front se dérida.
— Ce sont mes Russes, fit-il ; enfin !
Et il se dirigea vers son contrôle, où trois hommes modestement vêtus demandaient, le chapeau à la main, ce qu’il fallait payer pour entrer.
Markouski se confondit en salutations, et se montra entièrement réservé.
Moyennant deux louis, les trois visiteurs furent introduits.
Il les conduisit aux galeries, leur fit admirer ses salons et prit un air morgue.
Quand Markouski prend un air morgue les habitués disent : La recette va bien.
Gil Perez s’en alla.
XI
Les trois inconnus que le professeur s’obstinait à appeler « ses trois hommes distingués » passèrent toute la nuit à boire et à danser.
Markouski, qui ne les quittait pas des yeux, constatait avec joie qu’ils s’amusaient étonnamment.
Les dames furent adorables ; l’orchestre, — un piano et un violon, — joua ses danses les plus entraînantes.
— C’est une des plus jolies fêtes que j’aie données, s’exclama Markouski dans un moment d’orgueil bien légitime.
XII
Vers quatre heures, l’on commença à songer à la retraite, tout le monde s’en alla, les uns avec leurs femmes, les autres avec celles de leurs amis, ceux-là comme ils étaient venus.
Seuls, les trois hommes distingués ne firent pas mine de partir.
— Faut-il qu’ils soient contents, disait Markouski en lui-même. — Je parierais mes gants contre ceux de M. Gustave Claudin, mon habitué panacheur, — qu’ils reviendront▶ samedi avec toute leur famille.
A quatre heures et demie, le besoin d’éteindre le gaz et d’aller se coucher se fit sentir dans le cœur du professeur.
— Diable, fit-il cette fois en aparté, est-ce qu’ils veulent coucher ici ?… C’est que je n’ai qu’un lit.
Et, prenant son air mielleux et son ton poli affecté « aux étrangers de distinction », il s’approcha de ses trois Russes, et, convenable comme un gentilhomme :
— Ces messieurs savent que c’est fini, leur dit-il, le jour va paraître, et je ne puis, par ordonnance de police, dépasser cinq heures du matin.
L’un des trois visiteurs se détacha, s’en fut regarder à la fenêtre, et dit :
— C’est juste, nous allons partir, — mais nous ◀reviendrons, car on s’amuse beaucoup chez vous.
— Ces messieurs me flattent, dit Markouski les yeux pleins de larmes…
— Non pas… C’est très-rigolo, ici…
— Rigolo, pensa Markouski, ce sont des Espagnols… et moi qui les avais pris pour des Russes. — Je préfère cela… Les Espagnols sont plus comme il faut.
— C’est samedi, votre nouveau bal ?
— Samedi prochain. — Les mardis et les samedis grandes fêtes à l’eau de Cologne… Vous avez vu comme c’était bien composé ; eh bien, c’est encore mieux que cela le samedi… Je ne reçois que des princes, des barons et des journalistes. Ces messieurs sont nobles ?
— Par les femmes, oui, m’sieu Markouski…
— Vous en avez bien l’air. — On voit tout de suite que vous êtes des personnes distinguées.
XIII
La conversation dura sur ce ton pendant une demi-heure.
Markouski ne songeait plus au sommeil. — Je tiens peut-être des bailleurs de fonds, pensait-il.
A six heures, le jour parut. Le soleil entra par les fenêtres et fit pâlir le gaz.
— Voilà le soleil, fit l’un des trois visiteurs.
— Le soleil, parfait.
Et alors l’inconnu se retourna vers Markouski, et, changeant instantanément de ton et d’allure :
— Vous êtes monsieur Markouski, lui dit-il.
— Certainement, j’ai déjà eu l’honneur de l’apprendre à ces messieurs.
— Eh bien, cher monsieur Markouski, en vertu d’un jugement rendu par le tribunal de commerce le mois dernier, en dernier ressort, etc., je vous arrête… Veuillez nous suivre dans la maison pénitentiaire de Clichy.
XIV
Inutile de dire que le chorégraphe polonais ne resta prisonnier qu’une heure.
Son associé vint le rendre à la liberté et à ses cours.
Mais, depuis ce temps, Markouski ne cause plus avec ses invités passé quatre heures.
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Or, à partir du moment où je m’étais mise « sérieusement à étudier mon art », dansais au Casino et rue Buffaut avec un entrain et un succès sans égals.
Mes admirateurs me conseillaient déjà d’entrer au théâtre.
Ils m’y prédisaient des triomphes.
J’étais assez de leur avis, mais l’occasion manquait.
Elle se présenta sous les traits d’Henry Delaage, aussi savant dans toutes les sciences mystérieuses que le comte de Cagliostro lui-même.
Tout le monde connaît Henry Delaage comme Henry Delaage connaît tout le monde.
C’est un charmant et spirituel garçon qui doit avoir entre cent ou cent cinquante ans, et qui n’en parait que trente.
XV
Je le rencontrai un soir aux Italiens. — Il me proposa d’entrer aux Délassements.
Un de ses amis, — Arthur Delavigne, — y faisait répéter une pièce : Folichons et Folichonnettes, dans laquelle on voulait intercaler un quadrille de canotiers, lequel quadrille réclamait le concours d’une danseuse de qualité.
J’acceptai avec empressement.
Le lendemain, il me présenta à M. Sari, qui m’engagea sur-le-champ.
XVI
Me voici arrivée à l’époque la plus joyeuse de ma vie,
A mon séjour aux Délassements-Comiques.
— Mais ce théâtre, par ses allures, ses mœurs à part, mérite une étude spéciale.
Je ne crois pas être mal inspirée eu lui consacrant quelques lignes.
D’ailleurs, depuis quelque temps surtout, il a pris une telle importance, il touche par tant de côtés à l’histoire du monde parisien, qu’il ne peut pas être passé sous silence dans un livre qui s’appelle : les Mémoires de Rigolboche.