(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 15 décembre. La revanche de la danse. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 15 décembre. La revanche de la danse. »

15 décembre. La revanche de la danse2.

On a vu depuis peu maintes artistes, théoriciennes ou spontanées, exécuter des danses dans le silence. Si d’autres s’en tiennent avant tout à l’interprétation de la musique ou encore tentent de la « traduire intégralement », si Mlle Sérac use de la musique comme d’un agent psychologique qui, ayant déclenché l’improvisation plastique, n’intervient plus pendant que celle-ci s’accomplit, — certaines danseuses ont résolument éliminé de leur art toute base musicale. Elles ne veulent plus de la musique ni comme d’un régulateur du rythme, ni comme d’un décor sonore, ni comme d’une source d’émotions fécondes et de suggestions motrices.

Certes, elles n’ont pas abouti. D’ailleurs, pour aboutir, pour l’emporter dans ce duel avec les enchantements de la musique, il aurait fallu une autorité plastique, une plénitude du mouvement à peine imaginables. Aussi, dans toutes les tentatives qu’il m’est arrivé d’observer « Seul le silence est grand. Le reste est faiblesse. »

Ceci dit, je me prends à songer à d’autres danses dans le silence, réalisées intentionnellement, mais avec des résultats frappants. J’ai vu des danseurs classiques s’exercer sans accompagnement. Autant qu’ils restaient à la barre ou qu’ils exécutaient l’exercice proprement dit, la disposition rythmique était impeccable. Dans les séries de temps battus ou sautés, ronds de jambes ou entrechats-six, la concordance de durée entre les mouvements consécutifs et identiques avait l’exactitude d’un chronomètre. La tension et la détente des muscles agissants se produisait selon un rythme naturel et évident, automatique.

Mais dès que mes danseurs passaient aux enchaînements de pas, ce rythme se désagrégeait, l’équilibre se déplaçait en faveur de l’élément statique, les repos se prolongeaient ou bien le mouvement se précipitait par saccades.

L’expérience nous fait augurer que jamais la danse ne pourra renoncer au support musical. Le contraire tiendrait réellement du miracle. Mais dans toutes ces tentatives, soient-elles désespérées, s’énonce une vérité, une nécessité perçue par l’instinct du danseur moderne : le besoin d’affranchir la danse.

Car la thèse de ces chercheurs qui n’ont pas trouvé, a une grandeur qui est faite pour nous tenter. Elle proclame l’autonomie de la danse, qui veut dorénavant ne se conformer qu’à sa loi immanente. La danse ordonne que la musique abdique sa tyrannie, qu’elle plie son rythme aux exigences du rythme naturel du corps humain. La danse obtiendra de la musique de danse qu’elle redevienne un art appliqué, calqué sur la configuration du mouvement, ancilla choregraphiæ. La danse a donné à pleines mains à la musique qui aujourd’hui, présomptueuse, la prime : la forme de la suite, voire de la symphonie, mille impulsions, mille thèmes.

La musique s’obstine, la danse la congédie. Elle use de son droit de défense. Elle déclare le lock-out.

Mais trêve de métaphores ! Un fait est évident. Nous commençons à considérer la danse dans ce qu’elle a de spécifique, nous en recherchons la définition propre et l’usage conforme à cette définition. Nous affirmons son indépendance esthétique. Nous constatons que dans la collaboration de la musique avec la danse la priorité revient à cette dernière. C’est elle qui organise le mouvement dans la durée. Les temps ne sont plus, heureusement, quand on prônait une œuvre musicale pour son pittoresque et une œuvre peinte pour ses qualités plastiques. La confusion des modes d’expression artistique dont le « chef-d’œuvre de l’avenir » de Wagner fut la manifestation suprême, est remplacée peu à peu par une différenciation fort utile des arts. Ceux-ci, échappés au syncrétisme wagnérien, qui était au fond un attentat de la musique à s’emparer de la toute-puissance, reprennent conscience d’eux-mêmes. Et la danse, qui n’est plus dominée, ni par le musicien, ni par le peintre de décors, ni par le poète, peut souffler un peu avant de reprendre son élan.

Et nous croyons que sa revanche va être éclatante.