(1881) Albine Fiori « Albine. Le dernier roman de George Sand — Quatrième lettre. Flaminien d’Autremont à Melchior de Sainte-Fauste. » pp. 83-91
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(1881) Albine Fiori « Albine. Le dernier roman de George Sand — Quatrième lettre. Flaminien d’Autremont à Melchior de Sainte-Fauste. » pp. 83-91

Quatrième lettre.

Flaminien d’Autremont à Melchior de Sainte-Fauste.

Je vous remercie, mon ami, et je suis sûr que votre choix est excellent. Je n’ai pas encore reçu votre envoyé. Il me prévient, par un mot, qu’il est forcé de s’arrêter à Lyon auprès de sa mère. Je l’attends sans grande impatience. Mes travaux peuvent attendre quelques jours de plus. Mais ne croyez pas que je m’en occupe dans la prévision d’un nouveau mariage et ne prenez pas la peine de me remontrer les dangers et les douleurs de la solitude. Je les connais mieux que vous ; vous ne me direz rien dont je ne sois, à mes dépens, largement convaincu.

Mais il y a quelque chose de pis que les souffrances qu’on endure seul et que l’on peut combattre sans pitié pour soi-même. Il y a la souffrance à deux, le mariage, le mariage mal assorti si vous voulez ; quand ne l’est-il pas pour un homme élevé comme je l’ai été ?

Je vous étonne, je vous effraie peut-être ! Il faut qu’à la fin je vous éclaire sur mon passé matrimonial. Il le faut absolument puisque vous me demandez la permission de me parler de l’avenir et que je dois vous refuser, c’est-à-dire vous supplier de ne m’en parler jamais. Je vous ai caché le secret de ma vie, et si ma pauvre jeune compagne eût vécu, je ne vous l’aurais jamais révélé. Les peines du mariage s’aggravent par la constatation absolue qu’on en fait sur soi-même en les confiant, fût-ce à son propre père. Après le mien, vous êtes certainement mon meilleur ami. Eh bien, je ne vous ai rien dit, et lui, il est mort sans rien savoir et me croyant heureux. Je ne me pardonnerais pas d’avoir assombri ses derniers jours par l’aveu de la vérité.

Comment il m’a élevé, vous le savez ; vous y avez concouru en vous chargeant de m’instruire. L’homme qu’à vous deux vous avez fait de moi, au fond de ce cher pays sauvage et de ce triste manoir où j’ai tant souffert et dont je ne veux plus sortir, ni lui ni vous ne l’avez connu. Ma confession serait longue et vous ne la comprendriez pas toute ; je ne vous dirai que ce qui fait l’objet de vos interrogations.

Mon ami, ne faites pas fausse route ; ce n’est pas la crainte de ne pas retrouver le bonheur que j’ai goûté qui me fait repousser le mariage. C’est la crainte justement d’en retrouver un semblable.

Et je le retrouverais à coup sûr, ce bonheur amer et troublé, car toute la faute vient de moi, et comme je me suis trompé, je me tromperais encore. On se modifie, on ne se change pas.

Vous n’avez pas connu Mme d’Autremont, vous m’aviez quitté presque à la veille de mon mariage. J’étais beaucoup trop jeune et trop écrasé par la volonté bénie de mon père pour savoir où j’allais. Je n’avais que vingt ans, je n’avais aucune notion de la nature intellectuelle et morale de la femme. J’avais perdu ma mère dès mes premières années, et j’étais aussi pur que la jeune fille dont je devenais l’époux. La passion avait couvé en moi dans les ténèbres de l’entendement. Nul ne m’avait dit ce que l’amour doit développer en nous de délicatesse et de grandeur. On m’avait interdit de rien chercher, de rien deviner. Vous-même… mais je ne vous fais pas de reproche, mon ami. Vous ne saviez pas non plus ! Vous aviez vécu calme et sans combat, vous ne pouviez m’apprendre ce que vous ignoriez ; mon père l’aurait pu, il avait adoré sa femme, il ne s’était jamais consolé de sa perte. Il n’a pas voulu m’éclairer. Il a cru que l’amour est d’autant plus grand et plus beau qu’il est une révélation soudaine dont il ne faut pas laisser seulement pressentir les délices ; et pour que cette révélation ne me fût pas faite dans des hasards indignes, il me tint sous le joug d’une piété austère qui imputait à crime toute pensée dont la femme est l’objet. Il résulta de cette contrainte que j’appris à souffrir beaucoup sans me plaindre et sans m’écouter. Ce fut le côté fort et salutaire ; mais il en résulta aussi que je ne sus point en quoi consistait ma force et comment elle pouvait réagir sur mes instincts. Il y a dans l’emportement de la passion longtemps contenue une sauvagerie que l’amour seul doit vaincre. La religion ne nous enseigne pas cela, elle nous commande de nous abstenir, et quand elle nous lâche, tête baissée, dans le mariage sanctifié par elle, elle nous dit : « Croissez et multipliez », sans s’inquiéter des dangers de notre liberté subite et de l’abus que nous pouvons en faire. Quand elle prend la nuance mystique, elle fait pis. Elle nous dit de mépriser le plaisir des sens, de n’en user qu’en vue de la paternité et de ne point accorder à la créature l’amour sublime et complet que nous devons à Dieu seul.

Mon ami, tout cela est faux. Dieu ne nous permet pas seulement d’aimer, il nous le commande. S’il a mis en nous la flamme d’une ardeur puissante, c’est pour que nous la divinisions en nous-mêmes par le dévoûment, par le sacrifice au besoin.

Ma femme était une enfant élevée comme moi dans l’ignorance de la plus importante, de la plus sacrée des vérités humaines. Mes transports l’effrayaient, et au lieu de savoir les enchaîner par la persuasion, elle les augmentait par le dépit que m’inspirait sa froideur. En peu de temps, j’acquis la certitude qu’elle ne m’aimait pas. Je n’avais pas su me faire aimer. Je n’accusai que moi ; mais je ne compris pas en quoi consistait ma faute, et je devins sombre et désespéré sans m’aviser d’une expansion de cœur qui m’eût peut-être sauvé.

Je dis peut-être, parce que, même à présent, je ne suis pas certain que ma femme l’eût comprise. Elle était, je vous l’ai dit, une enfant, et je crois qu’elle était destinée à l’être toujours. Par réaction contre la dévotion rigide qui avait pesé sur elle comme sur moi, elle avait contracté une humeur railleuse et un besoin de rire de tout qui allait, faute d’aliments, jusqu’à rire de rien, pour le seul plaisir de rire. Je l’aimais toujours, elle ; mais son rire, je le haïssais. Il me déchirait l’âme. Par moments, j’essayais de lui laisser un libre cours et de partager cette fausse gaieté née d’une disposition toute contraire à l’épanouissement de l’âme heureuse. Cela était au-dessus de mes forces ; je la fuyais au milieu de ses amers éclats et des miens propres, pour aller me cacher et fondre en larmes.

Elle me trouva bizarre et ne tarda pas à me croire fou. Un jour, mes yeux tombèrent sur une lettre qu’elle écrivait à une de ses cousines et qu’elle laissa en brouillon sur sa table, peut-être avec l’intention de me la faire lire. « Ma chère Calixte, lui disait-elle, je m’ennuie de plus en plus dans cet horrible donjon noir, en face de ces neiges éternellement blanches et solennellement bêtes. Je regrette notre pays plat si commode et si gai, nos petits chemins doux dans les bois clairsemés, notre pauvre maison si riante ! On m’a voulu riche et j’ai été sotte, je me suis laissé marier à un beau garçon excellent que j’aime bien, mais qui est studieux, baroque, sauvage et un tantinet extravagant. Il adore tout ce que je déteste et ne s’intéresse qu’à ce qui me fait bâiller. Il est instruit, savant même à ce qu’on dit. Moi je n’en sais rien et ça m’est égal : je l’ai vu trois fois pendant une heure chaque fois, avant de l’épouser, et toujours en présence de la famille. Il m’a faite duchesse et prisonnière un beau matin ; moi papillon de jardin il m’a changée en corneille noire dans sa montagne. Je suis devenue leste ; il s’en est étonné. J’essaie à présent de redevenir gaie, il s’en fâche. Il me fait des reproches que je ne comprends pas. Je lui en fais qu’il ne comprend pas davantage. Enfin c’est le mariage d’un aigle avec une linotte et ça ne va pas du tout. Comme il est très bon et que mon ennui l’afflige, il me jure que, plus tard, il me fera voyager et voir le monde, mais son vieux père est dans un triste état de santé qui ne permet pas que nous nous absentions, et Dieu sait combien durera cette maladie, qui dure déjà depuis deux ans ! Je crains d’être bientôt plus malade que lui et de partir la première. Était-ce la peine d’être jeune, gentille et frétillante, comme disait papa, pour laisser mes os sur ce rocher hanté par les vautours ? Plains-moi, et si Maximilien te demande de mes nouvelles, dis-lui que je suis parfaitement heureuse et satisfaite. Mais, à toi, je puis bien dire que mes parents eussent mieux fait de me laisser épouser ce petit officier sans nom et sans fortune qui, du moins, partageait tous mes goûts, et qui, n’ayant guère plus d’esprit et de savoir que moi, ne m’eût pas infligé le supplice d’être par trop son inférieure. Ah ! l’ambition des parents fait loi dans le monde et c’est tant pis pour nous ! »

Telle est la teneur et tels sont les principaux griefs de cette lettre que j’abrège beaucoup, mais dont le dernier trait enfonça le poison dans mon cœur. Ainsi, non seulement j’étais ridicule et insupportable à ma femme, mais elle en avait aimé un autre qu’elle regrettait ! Je l’avais rencontré chez elle, ce Maximilien. C’était un véritable idiot ! Je sentis du mépris pour elle, de la colère contre ses parents qui m’avaient trompé. Mon pauvre père avait souhaité ce mariage pour moi, parce que la mère de ma femme avait été la meilleure amie de ma mère. Cette personne excellente et charmante, pour qui je me sentais le cœur d’un fils, je la détestais, du moment que je découvrais le mobile de sa conduite.

La jalousie me dévorait. Je ne voulus rien laisser paraître, mais ma femme vit bien, à mon attitude et à l’altération de mes traits, que je savais tout ; un peu effrayée de mon air sombre, elle me remit cette affreuse lettre, en me disant qu’elle n’avait pas compté l’envoyer et qu’elle l’avait écrite uniquement pour se soulager et se distraire. Que ce fût le brouillon ou l’original, que la lettre fût partie ou non, peu m’importait, je n’aimais plus ma femme, je la trouvais foncièrement égoïste et cruelle, jusqu’à souhaiter la mort de mon père.

J’avais tort, j’ai hâte de vous le dire. Ses épanchements n’avaient pas la portée que je leur attribuais. Elle était légère, et quand elle essayait de réfléchir et de résumer, elle dépasait le but. « A qui la faute ? me disait-elle, on ne m’a pas appris cela, ou je n’ai pas pu l’apprendre. Pourquoi, vous qui êtes un homme supérieur, ne m’avez-vous pas fait subir un examen avant de m’épouser ; vous auriez vu que je suis une femmelette, et vous m’eussiez laissée chez moi d’où je ne demandais pas à sortir. »

Pouvais-je lui répondre qu’elle avait tort de pas vouloir s’élever au niveau de l’homme supérieur qui lui avait fait l’honneur de la choisir ? Pouvais-je lui avouer que j’avais eu tort de l’accepter de la main de mon père sans la connaître, ou que mon père avait eu tort de croire que tout s’arrange pour le mieux dans le mariage, sans que personne s’en mêle, pourvu que les convenances sociales aient été consultées ?

Quelqu’un avait eu tort, sans aucun doute ; mais le pire de tous les torts c’eût été de se plaindre. Je me renfermai dans le silence et j’essayai de la distraire et de la promener comme un enfant qu’il faut amuser à tout prix. Elle mourait d’envie de monter à cheval ; je l’accompagnai dans ses excursions que je trouvais cruellement trop longues, car il me fallait laisser seul mon pauvre père habitué à ma société et à mes soins de tous les instants. Il ne se plaignait pas ; il m’exhortait au contraire à distraire ma femme ; mais ces absences le tuaient et je vis qu’il dépérissait rapidement. Alors je restai près de lui et ma femme sortit seule.

Ce n’étaient que des promenades dans le parc avec notre vieux ami Clairac pour écuyer. Mais je dus, au bout de peu de jours, la prier de s’en abstenir. Le médecin avait déclaré qu’elle était enceinte. Elle me promit de ne pas s’exposer à un accident. Mais au moment où, dans la joie de mon âme, j’étais prêt à lui rendre toute la ferveur de mon premier amour, elle fondit en larmes ; c’est la seule fois que je l’ai vue pleurer. Elle regrettait sa liberté, les voyages que je lui avais promis ; elle se révoltait contre l’esclavage absolu que sa situation allait lui imposer pendant deux ou trois ans peut-être !

Je dévorai encore cette amertume et je dus trouver des consolations pour cette douleur. Je m’imposai de lui cacher la joie que j’éprouvais, mais je courus en faire part à mon père. Je le trouvai si pâle que j’en fus effrayé. Il me dit qu’il venait d’éprouver un peu de défaillance, mais que ce n’était rien. Il écouta la bonne nouvelle que je lui annonçais en souriant, et en même temps qu’il attachait sur moi ses beaux yeux attendris, il pâlissait de plus en plus. Je lui saisis les mains : elles étaient glacées. Il retint faiblement les miennes comme s’il voulait me dire quelque parole suprême, mais il ne le put ; ses traits devinrent immobiles, ses yeux fixes, et il expira en souriant. Ce sourire d’adorable tendresse, je le vois, je le verrai toujours !

Ma femme partagea ma douleur et la calma autant qu’il était en elle. Mais elle ne savait pas les paroles d’amour et de foi qui apaisent et relèvent. Elle fut pourtant très bonne et s’affecta de ma douleur. Elle s’en affecta même trop, car elle tomba malade. Cette délicate et rieuse créature n’était pas née pour souffrir. La tristesse la tuait. Il fallait l’arracher à ce séjour qu’elle détestait. Je m’arrachai, moi, à la tombe à peine refroidie de mon père, je conduisis ma femme chez ses parents. Ils avaient beaucoup aimé les miens, ils me témoignèrent de l’affection. Mais leur affliction ne pouvait se comparer à la mienne et ils éprouvaient le désir bien naturel de voir leur fille revenir promptement à la joie et à la santé. Ma contrainte était extrême. Il ne dépend pas de moi d’oublier vite et je me cachais pour ne pas attrister ma famille par ma présence. Ma femme ne s’en plaignait pas. Au contraire, je la voyais faire un pénible effort sur elle-même pour reprendre sa gravité quand je reparaissais. J’étais donc forcé de vivre seul, au milieu des siens, et je regrettais amèrement ma solitude d’Autremont où il m’eût été permis de pleurer mon père.

On organisa, dans un château voisin, une partie de chasse à laquelle nous fûmes invités. Je craignais de me trouver condamné à subir, autour de nous, une gaîté bruyante, douloureux contraste avec notre deuil ; je craignais aussi la fatigue pour ma femme dont la santé se rétablissait à souhait. Je la suppliai de refuser. Elle en eut du dépit et tout de suite la migraine. La mère me reprocha de m’opposer aux distractions nécessaires, disait-elle, à la vie de son enfant. Elles iraient en voiture, au pas, s’il le fallait. Je dus céder, je montai à cheval, j’étais écrasé par les plus sombres pressentiments. Je ne voulus point me mêler à la chasse, je suivais la calèche où était ma femme, mais à distance, car j’avais, disait-elle, une figure de croque-mort qui parfois l’épouvantait.

Vous savez qu’une arme à feu déchargée trop près effraya les chevaux qui prirent le mors aux dents. C’était ce malheureux imbécile de Maximilien qui tenait les rênes. J’avais voulu les prendre, on n’y avait pas consenti. Je me promettais de le dégoûter de ses assiduités auprès de ma femme quand nous serions seuls. Mais il fut tué sur le coup en voulant sauter pour se mettre à la tête des chevaux emportés. Je courais ventre à terre, j’arrivai à temps pour arrêter la voiture et l’empêcher de verser. Ma femme ne paraissait pas très effrayée pour son compte, ma belle-mère avait conservé son sang-froid, on ne s’inquiétait que de Maximilien qu’on avait vu tomber et qui ne se relevait pas. Un instant après, on le vit mort, dans les bras des piqueurs qui l’emportaient. Ma femme poussa des cris perçants. L’aimait-elle encore ? L’avait-elle réellement aimé ? Était-elle capable de ressentir et de nourrir une passion quelconque ? Je préférai ne pas le croire et attribuer cette crise nerveuse à l’impression subite d’un pareil drame. Je ne m’occupai que de la soigner et de la calmer. La chasse, comme on peut le croire, fut interrompue. Nous rentrâmes, et ma femme se mit au lit. Vous savez le reste. Elle ne se releva plus. Après huit jours de fièvre et de délire, elle expira dans mes bras sans me reconnaître. Ainsi, en moins d’un mois, j’avais perdu père, femme et enfant. J’étais seul au monde. Je courus m’enfermer à Autremont, ne connaissant plus d’autre volupté dans la vie que de pleurer et souffrir en liberté.

Voilà le tragique roman de ma jeunesse. Cet enfant que vous avez instruit avec tant de zèle, de patience et de bonté, n’est arrivé à la virilité que pour épuiser, en un jour, toutes les amertumes de la vie. Je vous ai appris, alors, en peu de mots, les malheurs dont j’étais frappé. Vous m’avez écrit pour me conseiller la résignation. J’étais tout résigné, en ce sens que je ne me suis plaint à personne et que je n’ai jamais fait entendre ni un sanglot ni un murmure. Il est tellement inutile d’être lâche !

J’ai voyagé, j’ai fait mon devoir envers moi-même, en ce sens que j’ai conservé mon être normal et physique dans les conditions de l’équilibre extérieur nécessaire à l’homme pour ne point devenir nuisible aux autres. Je n’ai professé ni la théorie du désespoir, ni celle du découragement. Mes amis se sont mariés autour de moi, je ne les en ai pas détournés. Quelques-uns m’ont dit, après une courte expérience : « La femme est un enfant qu’il faut toujours amuser pour qu’elle vous aime, ou laisser à son confesseur pour qu’elle ne vous aime pas trop. » J’ai répondu : « Aimons pour être aimés », et je n’ai pas rouvert ma plaie par d’inutiles expansions.

Je suis donc résigné, n’en doutez pas. Mais je ne veux pas refaire l’expérience, car j’ai mal aimé, et je ne saurais probablement pas aimer mieux. On ne m’a pas appris à faire de l’amour un idéal et une poésie. On m’a laissé systématiquement ignorer les voluptés de la tendresse. J’ai aimé avec les sens, avant que mon cœur eût parlé et se fût révélé à moi-même. Mon intelligence, plus cultivée et plus développée que celle de la pauvre enfant qui fut ma femme, n’avait pas reçu la notion de la douceur et de l’attendrissement paternels, qui seule peut, dans ces conditions, unir et niveler deux âmes. J’avais accepté cette enfant comme mon égale, j’étais tout porté à la chérir et à l’admirer toujours. Pourtant je n’ai pas su me mettre à son plan et dissimuler mes exigences. J’ai senti mourir en moi l’affection que je n’avais pas su faire naître en elle. Je me fusse soumis à ses caprices pour la faire vivre, mais en souffrant d’abdiquer ainsi ma raison et ma conscience. Elle eût bien vu ma contrainte, et ne se fût jamais trouvée heureuse. Je ne me fusse jamais plaint d’elle, elle se fût plainte de moi toute sa vie.

C’est tant pis pour moi, je n’accuse jamais Dieu, donc je crois que tout le mal qui nous arrive vient de notre ignorance et que nos désastres sont notre ouvrage. Si, par une combinaison particulière de penchants et d’idées, je suis un être sombre, je dois me garder d’entraîner un autre être dans ma nuit. Il ne s’agit pas de savoir si je m’y trouve bien, il s’agit de n’associer personne à mon mal.

Vous me feriez souffrir, mon ami, si vous répondiez au fond de cette lettre et si vous aviez des réflexions sur ce que je viens de vous raconter. En blâmant la compagne que j’ai perdue, vous raviveriez des remords peut-être illusoires, mais très cruels. En me défendant vis-à-vis de moi-même, vous me rendriez peut-être injuste envers une mémoire que je veux respecter. De même qu’en me blâmant, si je mérite le blâme, vous rendriez mon horizon encore plus noir et ma déception plus profonde. Je ne vous parlerai plus de ces choses, ne m’en parlez jamais, si vous m’aimez !

Je fais bâtir parce que mon pauvre vieux manoir devient réellement inhabitable pendant l’hiver et que je ne suis pas décidé à continuer le métier d’oiseau voyageur, pour aller chercher tous les ans le soleil en Italie ou en Espagne. Mes études se trouvent très mal de cette émigration annuelle, mes dispositions d’esprit en ressentent une fluctuation qui ôterait toute vue d’ensemble à mon travail ; votre jeune architecte me rendra donc grand service s’il marche vite, et je suis résolu à lui en savoir gré de toutes les manières. Ne vous inquiétez pas de la lutte de principes qui peut s’engager entre nous. Vous m’avez connu fervent, mais vous ne savez pas à quel point j’ai appris à mes dépens l’indulgence et la modestie ! Merci pourtant pour vos bons avis et pour vos affectueuses préoccupations. Je suis à vous toujours du plus profond de mon cœur.

Flaminien.