(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur les fêtes nationales] — Lettre iii. sur le même sujet. » pp. 122-128
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur les fêtes nationales] — Lettre iii. sur le même sujet. » pp. 122-128

Lettre iii.
sur le même sujet.

Je ne cesse, Monsieur, de vous bercer dans les fêtes ; lorsqu’elles vous endormiront, vous me le ferez savoir.

La musique, en tout genre, est partie intégrale des fêtes ; n’ayant pour souverain juge que l’oreille, elle doit employer tous ses moyens pour lui plaire.

Lorsque cet art sublime ne borne pas ses effets aux éclats insignifians d’un vain bruit, mais qu’il parle la langue des passions, qu’il peint et qu’il exprime avec les accens du sentiment ; il a atteint son but, il est imitateur et divin.

Les autres arts, comme la peinture, l’architecture, la sculpture et la danse, n’ont, à leur tour, que l’œil pour juge de leurs productions.

Si l’oreille communique rapidement à l’ame les impressions délicieuses et les émotions vives dont l’harmonie et la mélodie l’ont frappée, l’œil enchanté des merveilles que les arts lui offrent, peint à l’imagination, avec une égale promptitude, tous les tableaux séduisants qui l’ont charmé.

C’est donc à l’aide de ces deux sens que nous éprouvons des plaisirs délicieux, si toute fois ces arts ont atteint leur unique but, l’imitation de la belle nature ; l’ont-ils manqué, le charme s’évanouit, le plaisir fuit ; la lassitude et l’ennui s’emparent de nous.

Lorsque l’œil et l’oreille ces agens actifs de nos goûts et de nos sensations, se trouvent frappés en raison inverse des prodiges que l’imagination attendoit, ils se ferment, et nous font éprouver bientôt le dégoût.

Les artistes ont oublié, dans la fête des victoires, que c’étoit à ces deux sens qu’ils devoient parler.

Ils ont encore oublié qu’ils ne devoient opérer que pour eux, enfin, ils ont abandonné leur langage favori, pour adopter un jargon étranger, que le goût et l’esprit n’entendent pas.

Au reste, Monsieur, on ne peut broder sur un mauvais cannevas, peindre un grand tableau d’histoire sur le médaillon d’une tabatière, ni déployer sur un terrein étroit et irrégulier, les richesses et la majesté imposante de l’architecture.

Il en est de même des fêtes, si le sujet en est pauvre et décousu, s’il n’offre pas au génie un champ vaste et fertile, quel parti peut-on en tirer ? quel effet doit-on en attendre ?

Si le sujet est mal choisi, la chute en est certaine ; c’est vainement que l’on tentera de l’étayer par des épisodes, ils seront tous incohérens ; un édifice pèche-t-il par ses fondemens, il faut qu’il s’écroule.

Pour que les épisodes soient heureux, ils doivent naitre, pour ainsi dire, du sujet même, de manière qu’ils concourent à l’embellir, qu’ils en fassent partie essentielle, et qu’on ne puisse les supprimer sans affoiblir l’action et l’intérêt, sans s’opposer à la marche rapide que les ouvrages de ce genre doivent avoir.

Tous nos petits faiseurs, qui sont en si grand nombre, n’entendent rien à tout cela. Ce n’est pas avec des phrases insignifiantes, et quelques mots techniques, mal employés, qu’ils parviendront à tracer un bon plan ; sans goût et sans imagination on n’arrive à rien de beau. Dailleurs, ils faudroit qu’ils connussent intimement les arts et leur magie, et qu’ils sçûssent juger sainement de leurs moyens d’exécution ; alors ils sauroient apprécier le parti qu’on en peut tirer, et ils apprendraient à ne point exiger d’eux des choses également extravagantes et impossibles.

C’est en vain que les artistes ont fait de pénibles efforts pour donner à de froides conceptions, cet heureux dégré de chaleur qui attire l’ame et l’intéresse.

Par exemple, cette petite butte, ou pâté, qui étoit le point central de la fête des victoires, est une imagination d’une insigne pauvreté. Ne vous ai-je pas dit qu’il eût fallu en doubler, au moins, l’élévation ? mais j’ai oublié de vous parler des figures allégoriques de la liberté et des deux renommées, sans doute la bonne, et celle dont Voltaire a parlé. Ces figures quoique plus grandes que nature, ne disoient rien, n’annonçoient rien ; elles étoient muettes, et se perdoient dans l’immensité ; preuve évidente que rien n’étoit en proportion, ni avec la place, ni avec l’éloignement des spectateurs : donc cette place étoit trop grande, ou les objets de décore trop petits.

Moyse, qui en savoit plus que le défunt directoire, à qui dieu fasse paix et miséricorde, ne monta pas, le jour d’une fête auguste et majestueuse, sur un petit plateau. Il se connoissoit trop bien en effets de représentation ; il se plaça sur le mont Sinaï, et ce fut delà qu’il donna aux Hébreux son code de loix qu’il promulgua, et ses commandemens vraiment divins, tant par la sublimité et la pureté de la plus saine morale, que par les grands principes d’ordre public qu’ils renferment.

Mais cessons de confondre le bon avec le défectueux, l’infiniment grand avec le très-petit, le sacré avec le profane ; n’établissons point un parallèlle inadmissible entre le prophète Moyse, et le muphty de la théophilantropie ; entre le legislateur des Juifs, et celui des Français, L. R. L. P. Je reviens aux fêtes.

Pour donner celle des victoires, il étoit inutile de se rompre la tête, et de mettre son imagination à la torture. La nomenclature de toutes celles que les armées Françaises ont remportées, n’est-elle pas immense ? On n’a d’autre embarras que celui du choix ; est-il nécessaire d’avoir recours à de petites allégories, lorsque l’on a de tels faits d’histoire devant soi ?

Si l’on avoit dessein de plaire au public, n’eût-il pas été convenable de choisir le passage du pont de Lody ? pouvoit on présenter un tableau plus grand et plus terrible ? ce passage fut forcé par les Français, avec une valeur, une intrépidité, et un acharnement sans exemple ; il fut défendu par les Autrichiens avec une bravoure et un courage opiniâtre. Ce pont n’eût-il pas offert le plus grand simulacre de nos victoires ? il étoit d’autant plus avantageux à peindre, qu’il ne présentoit, pour ainsi dire, qu’une masse, parce que les deux années n’étoient séparées que par un espace très étroit. De cette masse on auroit pû tirer vingt tableaux différens, et chaque cadre eût offert des situations intéressantes et des grouppes perpétuellement contrastés.

On me dira que le camp élevé et retranché des Autrichiens, étoit facile à exécuter ; que le pont pouvoit se construire sans difficultés, mais on m’ob-jectera qu’il devenoit essentiel à la vérité, de montrer, la rivière et que c’est sur cet objet que les obstacles se multiplioient.

Je répondrai aux vétilleurs, 1o qu’a deux ou trois cent pas de distance, on ne peut voir une rivière, lorsqu’on est sur un terrain plat. 2o Qu’avec deux cent pionniers on peut facilement en conduire une au champ de Mars ; moyennant un lit peu profond, et une saignée faite à la Seine, on se procureroit aisément et sans grandes dépenses, une rivière. Si le passage du pont de Lody n’eût pas convenu au directoire, le simulacre du siège et de la prise de Mantoue, pouvoit encore offrir de superbes situations et de magnifiques tableaux. Au reste, je ne m’amuserai pas à fouiller dans la politique des hommes qui nous gouvernent, ni à démêler les motifs qui les engageoient à ne point propager les victoires du plus grand et du plus heureux de leurs généraux. Ils l’ont oublié ; ils n’ont point rendu à César ce qui appartenoit à César ; le directoire auroit-il senti qu’il n’appartient qu’a la gloire, de récompenser les héros ?

Vous conviendrez que ces deux victoires méritoient la préférence sur le pâté, les renommées et la figure de la liberté.

Je finirai cette lettre en avançant que rien ne prête tant au goût, à l’imagination et à l’invention, que le plan d’une grande fête. Ce genre de spectacle offre au génie un champ vaste à parcourir, avec d’autant plus de succès, et de facilité, que tous les arts sont à sa disposition, et entièrement disposés à lui offrir toutes leurs richesses.

La poésie, la musique vocale et instrumentale ; l’architecture et la sculpture feintes ; la peinture dans tous ses genres, la danse et les ballets, la mécanique enfin ; ne peut-on pas ajouter les illuminations enrichies de médaillons, de devises et d’emblêmes, les feux d’artifice en action, les feux d’eau, le simulacre d’un combat naval ? etc. etc. que de trésors que de ressources ! le tout consiste à savoir les employer avec goût, et à ne point en abuser par des prodigalités folles ou des choix déraisonnables.

Les pierres précieuses acquiérrent un nouvel éclat, lorsqu’elles sont mises en œuvre et placées par une main habile et industrieuse.

Je suis, etc.