Chapitre IV
le ballet a l’opéra vers 1830
Véron montra▶ pour la danse une tendresse qui n’avait d’égale que sa sollicitude pour les danseuses. Ce n’est pas qu’il se fût fait du genre une idée supérieure. Sa conception du ballet rentrait dans son esthétique générale dont Henri Heine a si joliment défini les fameux principes. Pour cet esprit positif la grande affaire était de plaire au public. Or voici ce qu’il avait constaté :
« Le public exige avant tout dans un ballet une musique variée et saisissante, des costumes nouveaux et curieux, une grande variété, des contrastes de décorations, des surprises, des changements à vue, une action simple, facile à comprendre, mais où la danse soit le développement naturel des situations. Il faut encore ajouter à tout cela les séductions d’une artiste jeune et belle, qui danse mieux et autrement que celles qui l’ont précédée. Quand on ne parle ni à l’esprit, ni au cœur, il faut parler aux sens et surtout aux yeux48. »
Puisque le ballet ne parlait « ni à l’esprit, ni au cœur », il
n’était pas nécessaire de se mettre en quête d’un livret poétique, émouvant, construit
avec logique. On prête à Véron ce mot : « Plus un ballet est bête, plus il a de
succès49. »
L’essentiel était de frapper et d’éblouir les gens par
un défilé de brillants tableaux. Pour cela il n’était même pas besoin de l’habile tour de
main d’un Scribe, si précieux quand il s’agissait de bâtir un opéra ; des sous-Scribe
suffisaient. Quant à la musique que Véron voulait « variée et saisissante », il la
commandait aux fournisseurs patentés. L’un de ces spécialistes était Schneitzhœffer (l’on
prononçait Chènecerf) dont les deux principales œuvres, la Sylphide et la Tempête, durent leur succès à toute autre chose
qu’à leur valeur musicale. La Révolte au Sérail, de Théorore Labarre,
était loin de marquer une révolte contre la routine et la médiocrité. Un effort artistique
fut fait pour la Tentation : à l’un des fabricants habituels, Gide, fut
adjoint, mais sans grand succès, Halévy. Si la musique de l’Ile des
Pirates ne fut pas toujours « saisissante », elle fut du moins « variée » : ce fut
une mosaïque de morceaux de Carlini, de Gide, de Beethoven et de Rossini.
Fidèle à son programme, Véron porta tous ses efforts sur la réalisation scénique des ballets. Il les entoura des mêmes soins que les opéras ; il en dota quelques-uns avec prodigalité. Nous avons déjà parlé des splendeurs de la Tentation. Une anecdote contée par Charles de Boigne nous montre l’actif directeur dans le feu de la préparation de la Tempête. A la répétition générale de ce ballet, des tuyaux de gaz commandés pour l’illumination d’un palais n’étaient pas encore livrés.
« A onze heures du soir, M. Duponchel, M. Desplechin, M. Feuchères, M. Séchan, montent avec M. Véron dans sa voiture :
— « Rue Paradis-Poissonnière, chez Albouy ! » s’écrie M. Duponchel. »
« Relancé au gîte, Albouy avoua qu’il ne faisait pas lui-même, qu’il faisait faire les tuyaux en question.
— « Où ? s’écrie M. Véron d’une voix formidable.
— « Rue Nicolas-Flamel. »
« On repart pour la rue Nicolas-Flamel. Il était plus de minuit. On ne savait ni le nom, ni la maison de l’ouvrier ; on réveille le quartier et on trouve le faiseur de tuyaux.
« Au lieu de reproches, reproches inutiles :
— « Cent francs de plus pour vous, lui dit M. Véron, si ce matin, avant dix heures, vos tuyaux sont à l’Opéra, posés, prêts à manœuvrer ! »
………………
« Le matin de cette nuit agitée, avant neuf heures, Albouy était sur le théâtre ; à dix heures, on faisait une répétition générale de l’illumination et, le soir, on représentait la Tempête qui, sous une autre direction, n’eût pas pris la mer de longtemps50. »
Soucieux de n’exhiber dans les ballets que des filles jolies et bien faites, Véron
procédait avec beaucoup de vigilance au recrutement des danseuses. Son expérience de
médecin l’aida dans ses choix. « Mes études médicales, dit-il, me faisaient
distinguer, plus sûrement peut-être que les autres juges, celles que leur santé, leur
tempérament, les proportions de leur corps, la finesse des attaches des pieds et des
mains, rendaient les plus propres à étudier l’art de la danse51. »
L’important service médical que le médecin directeur fit fonctionner à l’Opéra eut en particulier pour heureux résultat de contraindre les danseuses à l’assiduité. Les quatre médecins de semaine, chargés de visiter à tour de rôle les artistes qui se disaient malades, vérifiaient si le cas était sérieux et déjouaient les petites combinaisons imaginées pour justifier une absence aux répétitions ou aux représentations.
Henri Heine attribue même à Véron l’invention de certain registre rouge où, avec la précision d’un astronome qui calcule les retours périodiques des planètes, il aurait consigné les dates auxquelles seulement il était permis aux danseuses d’avoir la migraine.
Enfin Véron fut toujours à la chasse de cet oiseau
rare :
« l’artiste jeune et belle, qui danse mieux et autrement que celles qui l’ont
précédée »
. Il essaya de faire valoir tour à tour les meilleures de ses
pensionnaires, jusqu’à ce qu’il trouvât en Fanny Elssler la danseuse de ses rêves.
Sous son règne, le ballet atteignit à l’Opéra l’apogée de son prestige, il excita des curiosités et des enthousiasmes que nous ne connaissons plus aujourd’hui. En même temps qu’il se parait, grâce aux libéralités du directeur, de toutes les splendeurs matérielles, il recevait, sans que Véron y fût pour quelque chose, une vie nouvelle et une haute valeur artistique. Il fut régénéré intérieurement et mérita, par la beauté que lui donnèrent deux femmes surtout, Marie Taglioni et Fanny Elssler, d’autres suffrages que ceux de la foule des badauds.
Les ballets que Véron trouva au répertoire, quand il prit possession du fauteuil directorial, étaient de deux sortes : il y avait les divertissements intercalés dans les opéras et les ballets proprement dits, appelés alors ballets d’action, qui développaient une intrigue en un ou plusieurs actes de danses et de scènes mimées.
L’habitude de couper un opéra par des danses avait été érigée en principe. C’était une loi absolue. La dernière œuvre importante montée sous l’administration du vicomte Sosthène de La Rochefoucauld, Guillaume Tell, était agrémentée de pas non moins applaudis que l’air Sombres forêts ou que le célèbre trio. La Muette de Portici renfermait tout un rôle de pantomime qui était tenu par une danseuse, celui de Fenella. Véron, naturellement, suivit la tradition. Pour lui, il n’y avait jamais trop de hors-d’œuvre dans un opéra, s’ils étaient brillants et propres à ébahir. Les ballets, richement mis en scène par lui, contribuèrent pour une grande part au succès de Robert le Diable et de la Juive. De Gustave III, qui fit naufrage, le dernier acte seulement, tout en danses, surnagea.
Parmi les ballets d’action le plus souvent donnés sous la Restauration, quelques-uns étaient assez anciens. Il y en avait un qui datait de 1784. C’était la Caravane au Caire, en trois actes, dont la musique était de Grétry, le livret de Monsieur, comte de Provence, et de Morel. Lorsque l’un des librettistes fut monté sur le trône sous le nom de Louis XVIII, cette œuvre eut un renouveau de popularité. C’était la pièce où d’ordinaire l’administration produisait les débutantes. Il y avait pour celles-ci un voisinage dangereux. Des chameaux passaient sur la scène. Quelquefois on appliquait à la femme le nom de l’animal.
Sous la monarchie de Juillet, la Caravane disparut de l’affiche.
On conserva au contraire Nina ou la folle par amour, œuvre pathétique, tirée en 1813, par Milon et Persuis, d’un petit opéra de Dalayrac, et qui fit encore une longue carrière. Les Noces de Gamache, ballet en deux actes, de Milon et Lefèbre, qui dataient de 1801, restèrent également en honneur.
Nina, les Noces de Gamache et d’autres œuvres semblables représentaient une variété d’importance secondaire à côté du grand ballet classique qui empruntait ses sujets à la mythologie. Elles occupaient le même rang que l’opéra-comique ou l’opérette à côté du solennel et majestueux opéra.
Le ballet mythologique perpétuait et ressassait les souvenirs de l’ancienne Grèce dont s’étaient saturés les seizième, dix-septième et dix-huitième siècles. Louis Bœrne, qui était venu d’Allemagne à Paris, au lendemain de la révolution de Juillet, s’étonnait de toutes les vieilles défroques dont la danse restait affublée. Il assistait en mars 1831 à Flore et Zéphire, ballet anacréontique en deux actes, de Didelot, musique de Hus-Desforges et Venua, représenté pour la première fois en 1815. Voici quelles furent ses impressions, d’après sa 43e Lettre de Paris :
« Tous les dieux de l’Olympe y figurent : Bacchus, Flore, Zéphire, Vénus, l’Amour, l’Hyménée, avec plusieurs divinités bourgeoises, l’Innocence, la Pudeur. Hélas ! je l’avoue à ma grande confusion : j’ai oublié toute ma mythologie. Au temps de ma jeunesse, je connaissais tous mes dieux et déesses aussi bien que mes oncles et tantes. Je savais leurs noms, leurs grades, leurs fonctions, leur résidence, je savais comment ils étaient vêtus et je possédais toute leur biographie. Maintenant, plus rien. Parce que Zéphire portait des ailes dans le dos, je l’ai pris pour l’Amour. Sans doute, je fus frappé de sa haute taille, mais je me dis : Voilà vingt ans que je n’ai vu l’Amour ; il a pu grandir depuis. Le programme m’apprenait que l’Hyménée, Bacchus et Vénus étaient de la partie ; mais j’étais incapable de les distinguer les uns des autres. »
Une œuvre ◀montra▶ par sa vogue persistante combien le ballet mythologique avait la vie dure et qu’il était en quelque sorte un genre national fondé sur l’éducation séculaire des Français : nous voulons parler de Psyché, ballet en trois actes, de Pierre Gardel et de Miller, qui, créé en 1790, atteignait, en 1828, sa 900e représentation.
Un spécimen du style « pompier » s’intitulait Mars et Vénus ou les Filets de Vulcain. Quatre actes arrangés par Blache, mis en musique par Schneitzhœffer, exposaient, avec profusion de nymphes et d’amours, l’aventure de l’adultère céleste, contée par Homère.
C’est dans ces vieilleries que le ballet se traînait, à une époque où le romantisme renouvelait la littérature, où Beethoven mourait après avoir élargi à l’infini le champ de la musique, où pénétraient en France les accents si frais, si vigoureux de Freyschütz. Il n’était pas possible que l’Académie de Musique restât la Bastille inviolée de traditions surannées. Des sujets romantiques, si ce n’est une musique romantique, s’y introduisaient avec Guillaume Tell et Robert le Diable. Des mains hardies donnaient au décor plus de pittoresque et de variété. Il était inévitable que des voix s’élevassent pour condamner la routine où s’obstinait le ballet.
Castil-Blaze était un des écrivains qui réclamaient le rajeunissement du genre.
« Les faiseurs de ballets, écrit-il, depuis longtemps fort pauvres d’esprit et
d’idées, ◀montraient▶ à nu leur indigence complète52. »
Seulement le malheureux voyait en Scribe le magicien qui
opérerait cette résurrection. Ce dernier sans doute avait mis la main sur un joli sujet,
lorsque, d’une ballade de Gœthe, il tirait Le Dieu et la Bayadère, dont
Auber écrivait la musique. Mais, s’il était capable de fabriquer des scenarios avec des
intrigues habilement ourdies et des prétextes à superbes décors, il était trop peu artiste
pour apporter à un musicien des idées fécondes et des situations poétiques qui auraient
fait du ballet une œuvre vraiment belle.
La chorégraphie traditionnelle était en opposition absolue avec l’esprit du romantisme.
Les chefs de l’école nouvelle reprochaient à la danse de l’Opéra la régularité académique
de ses figures, ses mouvements rectilignes, sa noblesse guindée, ses procédés immuablement
les mêmes. On la trouvait ennuyeuse et froide. Par son allure compassée, elle rappelait
encore plus le dix-septième siècle
que le dix-huitième. Henri
Heine disait : « Le ballet français forme un pendant à la tragédie de Racine et aux
jardins de Lenôtre. Il y règne la même ordonnance savante, la même étiquette, la même
froideur apprise à la cour, la même pruderie prétentieuse, la même chasteté. Oui, la
forme et la nature du ballet français sont chastes, mais les yeux des danseuses
accompagnent d’un commentaire très immoral les pas les plus décents, et leur sourire
vicieux est en contradiction perpétuelle avec leurs pieds53. »
L’adversaire le plus spirituel du ballet classique fut Théophile Gautier. A propos de la vogue obtenue à Paris par la danseuse espagnole Dolorès Serrai, il écrivit :
« Nous avons été un des plus ardents propagateurs de la danse espagnole ; le premier, nous avons rendu à Dolorès la justice qu’elle méritait ; nous avons dit combien cette souplesse, cette vivacité et cette passion andalouses étaient supérieures aux poses géométriques et aux écarts à angle droit de l’école française. Dans ce temps-là, les gens du bel air trouvaient la danse de Dolorès bizarre, sauvage, contraire aux saines traditions de l’école et aux règles du bon goût. Le nom seul de cachucha faisait redresser les perruques et grincer les pochettes des maîtres de ballet. « En effet, que signifient, s’écriaient les classiques, cette démarche onduleuse et brisée, ces yeux noyés d’amour, ces bras morts de volupté, cette tête qui s’incline comme une fleur trop chargée de parfum, cette taille flexible et cambrée qui se renverse éperdument en arrière de façon à faire toucher presque la terre aux épaules, les mains agiles et fluettes qui réveillent la langueur de l’orchestre par le pétillant caquetage des castagnettes ? C’est de la danse de carrefour et de bohême ! Que diriez-vous d’une pareille barbarie, ombres de Gardel et de Vestris ? Parlez-nous des ronds-de-jambe, des pointes, des ballons, des gargouillades, des flicflacs et des pas de Zéphire, voilà qui est beau, noble, académique, majestueux, français ! Ce sourire stéréotypé n’est-il pas des plus convenables ? Y a-t-il au monde quelque chose de plus agréable qu’une femme qui tourne sur l’ongle de son orteil avec une jambe parallèle à l’horizon, dans la gracieuse attitude d’un compas forcé ? De cette façon, le goût ne se corrompra jamais. » Tels étaient, à peu près, les discours de tout le monde ; car, en France, on tient beaucoup à la dignité du corps de ballet54. »
Le principal obstacle à la révolution chorégraphique, tant souhaitée par les adeptes du romantisme, venait de l’infatuation des maîtres de ballet. Ces personnages, dépositaires d’une science compliquée en somme et peu accessible au commun des mortels, se savaient les collaborateurs nécessaires du librettiste et du musicien et abusaient du besoin qu’on avait d’eux. Ils imposaient aux auteurs leurs vues étroites de professionnels et, sous prétexte d’impossibilités techniques, entravaient l’essor de leur imagination.
Quand il s’agissait de former des élèves ou de mettre des pas à l’étude, ces maîtres
étaient les pontifes d’un dogmatisme intransigeant. Enfermés dans leur classicisme étroit,
ils s’exagéraient l’importance des règles et s’imaginaient avoir fait l’essentiel quand
ils les avaient minutieusement appliquées. Ils se croyaient en possession de recettes
infaillibles et souveraines. Ces pédants de la pirouette, ces Beckmesser du jeté-battu ne
tenaient aucun compte des impulsions du tempérament, ni des droits de la fantaisie
individuelle. Ce n’est pas que tout fût mauvais dans leur enseignement et il ne faudrait
pas prendre à la lettre toutes les accusations portées contre eux par les romantiques.
Leur système donnait du jarret, du souffle, de la cambrure. Ils obtenaient de la précision
dans les mouvements. Le style qu’ils recommandaient avait une grâce qui n’était pas
toujours de l’afféterie et une distinction qui n’excluait pas nécessairement la vivacité.
Il n’en est pas moins vrai qu’ils emprisonnaient la danse en des formes tyranniques ; ils
l’empêchaient de s’adapter aux goûts d’une génération qui réclamait dans l’art une allure
plus libre, des couleurs plus
éclatantes, et l’on comprend que
les éclaireurs du romantisme aient harcelé sans pitié ces traînards de la grande armée
classique. Th. Gautier les accable de ses sarcasmes : « Allez donc, disait-il,
parler d’un changement quelconque dans une chose aussi sérieuse que la danse et vous
verrez quelle clameur vous soulèverez. Les classiques de la chorégraphie sont bien
autrement entêtés et violents que les classiques de la littérature55. »
Les danseurs et les danseuses qui composaient, vers 1830, la troupe ordinaire de l’Opéra se contentaient de suivre docilement les préceptes de l’école, sans manifester le moindre désir d’ouvrir des voies nouvelles.
La situation des danseurs n’était plus aussi brillante à l’époque de Louis-Philippe que sous l’ancien régime. Avant la Révolution, l’élément masculin tenait dans les ballets une place considérable par l’importance des rôles et par le nombre, pour la plus grande joie des spectatrices. Celles-ci appréciaient chez ces hommes souples et nerveux les qualités physiques au moins autant que le talent. En 1788, un ballet, Télémaque, échoua, parce qu’il ne renfermait que deux rôles d’homme, celui de Télémaque et celui de Mentor, et encore ce second personnage ne dansait pas. Les grandes dames avaient des tendresses pour ces artistes. Les duchesses les disputaient aux marquises. Comme les maris entretenaient des danseuses, les épouses rétablissaient, en entretenant des danseurs, l’équilibre des ménages.
Réduire la part faite au théâtre à ces favoris du beau sexe eût été, au dix-huitième siècle, un acte téméraire que personne n’osa. Sous Louis-Philippe l’opération se fit sans protestations, ni colères féminines. Le danseur ne parut plus désormais pour lui-même ; sa principale raison d’être fut de seconder la danseuse dans les pas et dans les poses où elle avait besoin d’un partenaire masculin. Malgré cet effacement, plusieurs danseurs réussirent encore à se faire un nom.
Le plus connu de tous, en 1830, était un survivant de l’ancien régime, le représentant, au dix-neuvième siècle, d’une célèbre dynastie de maîtres de ballet, Auguste Vestris. A la fois professeur de danse et danseur, il considérait, ainsi que son collègue du Bourgeois gentilhomme, son art comme le premier, le plus nécessaire de tous et s’en estimait lui-même le docteur infaillible. Jamais les principes de la chorégraphie classique n’eurent un champion plus obstiné. Jamais magister n’exigea plus sévèrement le respect des règles.
En fait de morale, la rigueur de Vestris était moindre. Ce n’était point la vertu qu’il
enseignait à ses élèves. Véron raconte que, lorsque l’une
d’elles pour qui le vieux professeur lui supposait quelque inclination arrivait seule au
théâtre, ce Nestor de la danse se hâtait de le prévenir, en lui disant : « Elle est là
sans sa mère. » Il voulait que sur la scène ces demoiselles fussent lascives et
provocantes ; son système exigeait les attitudes voluptueuses, les sourires égrillards,
les œillades incendiaires. « Mes bonnes amies, leur disait-il, soyez charmantes,
coquettes ; ◀montrez▶ dans tous vos mouvements la plus entraînante liberté : il faut que,
pendant et après votre pas, vous inspiriez de l’amour, et que le parterre et
l’orchestre… »
On lira la fin de la phrase chez Véron56. Encore si le
vieux polisson s’était contenté de professer d’aussi belles théories ; il n’y aurait eu
que demi-mal. Ce qui fut abominable, ce fut son entêtement à se ◀montrer▶ lui-même sur les
planches, malgré son âge. Il s’imaginait que ses sourires fanés et ses grâces rancies
pouvaient remplacer la souplesse d’antan. Et c’était un spectacle lamentable que celui de
cette ruine qui se trémoussait, de cet automate dont on croyait entendre grincer les
ressorts rouillés.
Un nom qui figure presque toujours sur les affiches de l’Opéra vers 1830 était celui de Mazilier, artiste consciencieux, utile, mais sans personnalité.
Le meilleur des danseurs de l’époque de Louis-Philippe fut Perrot. Celui-ci, desservi par une laideur cruelle, dut sa renommée exclusivement à son talent développé par un travail opiniâtre. Il avait reçu les leçons de Vestris, mais le maître eut à frémir plus d’une fois des audaces de l’élève dont le tempérament fougueux et la vigueur élastique ne se laissaient pas régenter et paralyser par un enseignement pédantesque. Par sa légèreté incomparable et la hauteur prodigieuse de ses bonds, il se fit surnommer l’aérien. Cependant il était quelque chose de mieux qu’un acrobate de la haute école. Il y avait de l’art dans sa virtuosité.
Perrot débuta le 23 juin 1830 à l’Opéra. Pour lui et pour Marie Taglioni fut repris le ballet de Flore et Zéphire, où tous deux furent excellents. L’Opéra ne sut point garder une si précieuse recrue. L’artiste congédié voyagea. Il rencontra une jeune fille qui, dès l’âge de cinq ans, s’était fait remarquer dans le corps de ballet de la Scala, et qui, douée en même temps d’une jolie voix, hésitait entre le chant et la danse. La Malibran voulait faire d’elle une cantatrice ; Perrot l’engageait à rester fidèle au ballet ; il l’emporta. Carlotta Grisi (c’est d’elle qu’il s’agit), devint son élève, puis sa femme. Cette union fut plutôt une association professionnelle qu’un mariage. Les deux époux travaillèrent avec acharnement et voyagèrent ensemble. A Paris ils furent engagés par Anténor Joly au théâtre de la Renaissance d’où leurs succès les portèrent tout naturellement à l’Opéra. Là Perrot prouva de nouveau qu’en un siècle où les préférences allaient aux danseuses, un danseur pouvait se tailler une part encore assez belle, et la réputation qu’il se fit le consola certainement un peu le jour où, vaincu par sa laideur, il vit sa femme le quitter pour un poète aux traits olympiens, à la crinière de lion, Théophile Gautier.
Du côté des dames, il y avait la vieille garde, avec des sujets dont le talent n’avait pas mûri en même temps que la beauté. Ces dignes personnes avaient fait leurs premiers pas aux côtés des grandes danseuses du commencement du siècle, de Fanny Bias, la célébrité de l’époque impériale, de Mlle Bigottini, chère aux diplomates du Congrès de Vienne, de Mme Anatole, qui avait brillé sous Louis XVIII. Aucune d’elles n’avait hérité des qualités de ces trois étoiles. A plus forte raison aucune n’était-elle capable de galvaniser le genre mourant de la danse académique.
Le tambour-major de ce vénérable bataillon était Mme Montessu, qui avait débuté, en 1817, aux côtés de Fanny Bias, dans la Caravane au Caire. Elle s’appelait alors Mlle Paul. Elle sortit avec honneur de la périlleuse épreuve du ballet aux chameaux. On admira, dit Castil-Blaze, « sa grâce, sa vivacité, son agilité pétulante57 ». Hélas ! d’agilité pétulante, il ne lui en restait guère en 1830. Elle continuait honorablement son service, en fonctionnaire modèle, sans surmenage, sans génie. Elle avait épousé un danseur obscur, et paraît avoir été le type de la danseuse pot-au-feu. On se la représente aisément faisant le matin son marché, le cabas au bras, ou, chez elle, reprisant les pantalons de son époux.
Une autre contemporaine de Fanny Bias était Lise Noblet, la plus connue de trois sœurs,
dont la seconde, Mme Alexis Dupont, dansait, comme Lise, à l’Opéra, tandis que la
troisième, Alexandrine, appartenait au Théâtre-Français. Lise Noblet était fort jolie,
lorsqu’elle débuta en 1818, dans la Caravane. Elle ne se retira qu’en
1842, malgré les réflexions désobligeantes qu’elle entendait faire sur l’ancienneté de ses
services. Ce qui la maintint si longtemps en fonctions, ce fut, en partie, son talent qui
n’était pas à dédaigner. Ce fut, beaucoup plus encore, la protection d’un militaire qui,
pour lui assurer des faveurs, même les plus injustifiées, ne reculait devant aucune
démarche. « Le général Claparède, dit Véron, entretint au grand jour avec Mlle Lise
Noblet une liaison dont la durée inspirait un certain respect. L’amour de ce général ne
s’éteignit qu’avec sa vie. Quand il me rencontrait, il me vantait pendant des heures
entières toutes les qualités, toutes les vertus de cette bonne Lise, et en finissant il
ne manquait pas de me dire : « Je ne vous cacherai pas
que je
l’aime beaucoup58. »
— Cette affection, touchante dans son ingénuité, se
traduisait par de riches cadeaux. Lise Noblet possédait des bijoux superbes qui faisaient
pleurer de jalousie ses camarades du corps de ballet. Cette artiste faillit se moderniser.
Vers la fin de sa carrière, elle rompit avec les traditions académiques pour adopter les
danses plus fougueuses introduites par le romantisme. Elle excitait encore, en 1837, par
son impétuosité, l’admiration de Théophile Gautier. Mais Lise n’était plus jeune alors,
et, malgré le général, il lui fallut prendre sa retraite avant d’avoir eu le temps de se
distinguer dans la manière nouvelle.
Lise Noblet eut pour rivale une blonde très séduisante, Mlle Legallois, dont les débuts brillants dans Clari, en 1822, avaient fait naître de grandes espérances. On avait salué en cette jolie personne l’artiste qui remplacerait Mlle Bigottini. Elle ◀montra un talent réel dans le Page inconstant (1824), dans la Somnambule d’Aumer et d’Hérold (1827), dans l’Orgie de Coralli et de Carafa (1831), sans réussir pourtant à donner ce coup d’aile qui l’aurait placée parmi les noms glorieux de son art. La destinée fit suivre à Mlles Noblet et Legallois une carrière parallèle, fertile en conflits. Elles alternaient dans le rôle de Vénus du ballet Mars et Vénus, de Blache et de Schneitzhœffer, et le public discutait la supériorité de l’une ou de l’autre déesse. Toutes deux eurent de puissants amis dans l’armée. Tandis que Lise Noblet s’appuyait sur l’épée du général Claparède, Mlle Legallois était défendue par celle du général Lauriston. Entre les deux militaires, dont chacun voulait obtenir, pour sa protégée, les plus beaux rôles ou le plus de passe-droits, il y eut une lutte homérique.
Nommons encore dans ce groupe Julia de Varennes, dont la beauté brune avait contribué pour une grande part à la faire bien accueillir, lorsqu’elle débuta, en 1823, dans Aladin ou la Lampe merveilleuse. Cette dame n’a point d’histoire. Sa lampe ne brilla jamais bien fort.
Derrière ces astres sur le déclin il en montait d’autres dont quelques-uns promettaient beaucoup. Promesses décevantes ! La jeune garde, pas plus que la vieille, ne renfermait un sujet supérieur, capable de régénérer la danse.
Parmi ces jeunes femmes qui eurent pour des raisons diverses une heure de notoriété et qui disparurent ensuite sans laisser de traces dans les annales de l’art, une des plus fêtées était Pauline Leroux, une des élèves préférées de Vestris. Véron la dépeint rieuse, folle et spirituelle. Ses débuts dans la Caravane, le 20 septembre 1827, firent bien augurer de son avenir. On la remarqua dans la Sylphide, dans la Révolte au Sérail, dans la Somnambule, mais elle resta toujours un talent de deuxième ordre. De Boigne la note ainsi : « Charmante femme, charmante danseuse, qui a toujours frisé le succès sans jamais l’attraper59. »
Nathalie Fitz-James aspirait à la double gloire de la cantatrice et de la danseuse. Moins heureuse que Carlotta Grisi, elle n’obtint ni l’une ni l’autre. Ceux qui l’entendaient chanter auraient préféré la voir danser, et quand elle dansait, on regrettait qu’elle ne se contentât point de chanter.
Nathalie avait une sœur, Louise, devenue légendaire à cause de sa maigreur. Toutes les qualités de la pauvre fille furent impuissantes à contrebalancer cette disgrâce de la nature. Charles Maurice s’acharnait après elle. Il l’appelait d’un nom à consonance espagnole, Louise Fitz-James à longs os. Les organisateurs de fêtes populaires, disait-il, se disputaient cette perche pour l’employer en guise de mât de cocagne. Un jour il annonçait qu’elle allait jouer un rôle de spectre ; le lendemain il démentait la nouvelle : Mlle Louise Fitz-James était trop maigre pour représenter les squelettes. D’autres affirmaient qu’elle était transparente comme un verre de lanterne et qu’on voyait, à travers son corps, les objets placés derrière. Théophile Gautier lui-même, qui par principe bannissait la férocité de la critique, fut dur pour ce paquet d’os mal enveloppés de peau. Il tient un pari : « Vingt-cinq louis contre un rien, contre une orange, contre une loge au Gymnase, ou une stalle à l’Opéra, quand Mlle Fitz-James danse la bayadère60. » Une autre fois, il imagine un ballet de légumes où Louise Fitz-James remplirait le rôle de l’asperge.
On ne connaissait point d’amant à la malheureuse Louise. On en supposa beaucoup à Mlle Roland, qui avait pour 50 000 francs de diamants et à peine pour deux sous de talent.
Mlle Forster, disait Charles Maurice, danse, ou plutôt marche avec la grâce d’une Alsacienne vendeuse de chasse-mouches. Mais Théophile Gautier faisait sur l’oreille de cette blonde des vers qui sont presque d’un amoureux61.
Albertine Coquillard, au nom roturier, fut aimée d’un des fils de Louis-Philippe.
L’auteur des Chroniques secrètes et galantes de l’Opéra,
Touchard-Lafosse, après avoir constaté les vides nombreux causés par les fructueux
engagements qui appelaient les danseuses à l’étranger, ajoute : « Mais on a compté
aussi dans les régions de l’Académie lyrique plus d’un exil quasi politique. On craignit
un jour, dit-on, qu’ayant enlevé un cœur royal à la pointe d’une cachucha, la reine des
Grâces du lieu ne conservât assez longtemps sa
conquête pour entraver d’augustes alliances62. »
La dangereuse
beauté fut priée d’aller passer quelque temps à Londres. La cassette royale, qui pourtant
ne s’ouvrait qu’avec peine, paya généreusement les frais du voyage. Albertine revint à
Paris au bout de trois mois, gravement malade, et mourut bientôt après.
Non moins romanesque, plus accidentée, mais couronnée par une fin moins tragique fut la carrière de la mieux douée des artistes de la nouvelle floraison. Les histoires de Louise Duvernay firent du bruit dans le Landerneau des coulisses. Cette jeune fille, belle et intelligente, avait une mère, comme toutes les danseuses, mais la sienne était un des spécimens les plus remarquables de l’espèce. Mme Duvernay confia d’abord son enfant au maître de danse Barrez, puis à Vestris qui l’éleva dans le plus pur (ou, si l’on veut, dans le plus impur) esprit du dix-huitième siècle. C’était une fille bien gardée, dit Véron, qui ne cache pas ses faiblesses pour elle, et l’on peut être sûr que ce pacha de la rue Le Peletier profita plus d’une fois des occasions que lui ménageait l’entremetteur octogénaire. Louise savait user à merveille du pouvoir des larmes. Elle pleurait à torrents, soit qu’elle se plaignît à son patron d’avoir à paraître sur la scène sans bijoux, alors que Lise Noblet en avait de si beaux, soit qu’elle sollicitât de lui toute autre faveur. Dans ces circonstances Vestris intervenait pour attendrir le sceptique directeur. « Voyez ses pleurs », disait-il en montrant le plancher tout humide. C’était l’eau que Louise avait répandue avec son petit arrosoir, l’instrument inséparable des artistes au foyer de la danse.
La volage élève ne sut pas gré à son professeur de ces preuves de dévouement. De même qu’elle avait quitté Barrez, elle quitta Vestris, qui ne s’en consola point, pour terminer son apprentissage sous la direction de Philippe Taglioni. Bientôt sa mère ne douta plus de rien. Un jour Mme Duvernay dit majestueusement à Véron : « Le talent de ma fille n’a besoin de la protection de personne. » Le directeur fit un signe à son fidèle Auguste, qui comprit, comme d’habitude. Le soir, lorsque Louise eut exécuté son pas d’ordinaire le plus applaudi, la claque resta muette, et, dès lors, parmi les spectateurs, personne ne bougea. L’orgueilleuse mère dut reconnaître que Louise elle-même avait parfois besoin d’un coup de main.
Les larmes que Mlle Duvernay répandait si facilement trahissaient parfois des peines profondes. Quelque temps après ses débuts qui semblaient lui promettre un superbe avenir, elle disparut tout à coup. Etait-ce un enlèvement ? un suicide ? La police se mit en campagne. On chercha partout, même à la Morgue. On finit par découvrir la belle enfant dans un couvent. Elle était déjà fatiguée de la vie religieuse qui la consolerait, avait-elle cru, de ses chagrins intimes, et elle reprit avec empressement sa place à l’Opéra.
Le 20 juin 1832 fut une date importante dans la vie de Louise Duvernay. Confiant en son talent, Véron avait commandé pour elle le grand ballet en cinq actes, la Tentation, dont elle devait créer le rôle principal, celui de Miranda. La danseuse fut portée aux nues, mais l’ouvrage, quoiqu’il eût été monté avec un très grand luxe, tomba à plat. Le nom de Miranda survécut au désastre et servit souvent dans la suite à désigner l’héroïne de la malheureuse soirée.
En 1836, un nouvel épisode romanesque mit en émoi les nombreux admirateurs de la belle et spirituelle danseuse. Ils apprirent qu’elle avait tenté de se suicider. La chose était exacte. Meurtrie par des chagrins d’amour, Louise avait fait infuser de la monnaie de cuivre dans du vinaigre, et ce breuvage l’avait mise fort mal en point. Une médication énergique la sauva et la rendit à l’Opéra.
Ce ne fut pas pour longtemps. La même année sa carrière d’artiste eut un dénouement de conte de fées, amené par le pouvoir des larmes. Louise, consolée de ses récentes peines de cœur par une liaison avec un Anglais colossalement riche, avait fait entrer dans sa maison la dame de compagnie d’une haute et noble lady qui venait de mourir. La personne avait des manières d’une grande distinction et des principes d’une austérité intraitable. Quand elle s’aperçut que les maîtres du logis n’étaient point mariés régulièrement, sa dignité se révolta ; malgré le chiffre élevé de ses appointements, elle annonça son départ. Sous le coup de cet affront, les yeux de Louise se changèrent en fontaines, en fleuves. Sa vie parut en danger. Son ami ne trouva d’autre moyen de la sauver que de l’épouser. Ainsi la fille de Mme Duvernay devint, en justes noces, Mme Lyne-Stepsens. Elle eut plus de deux millions de rentes, se fit une place dans la haute société anglaise et garda sa dame de compagnie.
A Mlle Duvernay manquait, ainsi qu’à ses camarades jeunes ou vieilles du corps de ballet, ce qui fait les artistes créateurs, le feu sacré qui excite à diriger toutes les énergies physiques et morales vers un but haut placé. Pour beaucoup de ces dames, la danse n’était qu’un moyen de paraître en public, dans cette lumière spéciale de l’Opéra qui donne du prestige aux plus insignifiantes créatures. Leurs aspirations ne s’élevaient point vers une belle conception d’art qu’elles se seraient efforcées de réaliser. Leur ambition se bornait aux applaudissements, fussent-ils payés, aux bijoux, aux liaisons avantageuses, aux riches mariages. Leur vie était remplie en partie par le travail, passablement dur, qu’exige la profession, en partie par l’intrigue et la galanterie. Mais leur travail était purement mécanique : c’était celui du cheval de manège qui tourne invariablement dans le cercle tracé. Par la répétition automatique d’exercices surannés, par leur genre poncif, elles méritèrent d’être nommées « les Baour-Lormian du rond-de-jambe, les Viennet de l’entrechat63 ». Henri Heine appelait cette troupe la « pairie de la danse », pairie aussi riche en perruques et en momies que celle qui siégeait au Luxembourg. Si quelques-unes, comme Lise Noblet ou Louise Duvernay, ne paraissaient pas inaccessibles à un esprit plus moderne, l’âge ou le mariage empêchèrent leur émancipation. L’ensemble constituait un milieu d’où ne pouvait sortir aucune idée neuve, aucun effort vigoureux et original. C’est de l’étranger qu’à cette époque favorable à l’exotisme allait venir le salut. La révélatrice d’un art affranchi de la tyrannie académique fut Marie Taglioni.