(1887) Ces Demoiselles de l’Opéra « VII. Brelan d’astres » pp. 134-175
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(1887) Ces Demoiselles de l’Opéra « VII. Brelan d’astres » pp. 134-175

VII
Brelan d’astres

Marie Taglioni

Éducation. — Début à Vienne. — L’Héberlé. — Début à Paris. — Le bouquet de Duponchel. — Robert le Diable. — L’acte du Cloître. — Les guignons de la première représentation. — Nourrit, Levasseur et madame Dorus. — La Sylphide. — Père terrible ! — Le pas de l’Ombre. — Enthousiasme universel. — Vers de Musset. — Le comte Gilbert des Voisins. — Ingratitude. — Taglionistes et Elssléristes. — Représentation d’adieux. — La tête de Duponchel ! — Autre incident. — La danseuse parle. — Voyages et triomphes. — A Milan. — Le général, les grenadiers et la polka. — Retour à Paris. — Le banquet aux Frères-Provençaux. — Les vers de Gustave Waëz.

Lorsqu’en l’absence de son mari, alors en Allemagne, madame Taglioni fut présenter sa fille au professeur Coulon, celui-ci, après avoir considéré l’enfant pendant quelques minutes, demanda brutalement à la mère :

— Que diable voulez-vous que je fasse de cette petite bossue ?

La poitrine courte et étroite de Marie, la maigreur de son corps, la longueur de ses bras et l’expression maladive, essoufflée et pâlotte de sa physionomie semblaient, en effet, donner raison à cette question du ballerin.

Sur ces entrefaites, le père Taglioni revint à Paris et entreprit de former et de réformer lui-même la pauvre rachitique.

L’éducation chorégraphique de la fillette eut donc lieu en France.

Mais son premier début s’effectua à Vienne.

On jouait un ballet mythologique de circonstance : Réception d’une jeune nymphe à la cour de Terpsychore.

L’Héberlé représentait Terpsychore, — l’Héberlé, une magnifique et plantureuse créature dont les charmes faisaient honneur aux pâturages d’outre-Rhin.

Diaphane comme une corne de lanterne, Taglioni plut par le contraste.

Terpsychore et le ballet sombrèrent ; mais la jeune nymphe resta, et les applaudissements des spiritualistes la suivirent à Munich et à Stuttgard.

Cinq ans plus tard, le 23 juillet 1827, elle faisait son apparition dans le divertissement de la Vestale.

Ce soir-là, Duponchel avait apporté au théâtre un énorme bouquet dont il se proposait de faire hommage à madame Montessu, laquelle, protégée par le directeur d’alors, M. Lubert, faisait la pluie et le beau temps dans les coulisses de l’Académie.

Or, cette Héberlé de Paris n’était point venue, étant souffrante.

Fort empêtré de sa botte de fleurs, Duponchel imagina de la laisser tomber aux pieds de la débutante.

C’était la première fois que quelqu’un jetait un bouquet sur la scène de l’Opéra. La nouveauté du procédé attira l’attention sur celle qui en avait été l’objet. On lui trouva de la correction et de la grâce. Elle fut encore remarquée davantage — 1828, 1829 — dans la Belle au bois dormant et dans la Tyrolienne de Guillaume Tell, placée d’abord au premier acte de l’ouvrage et transportée ensuite au troisième où nous la voyons aujourd’hui. Enfin, en 1830, dans le Dieu et la Bayadère, la chrysalide se révéla si brusquement papillon, qu’à l’issue de la première représentation, quand le régisseur Solomé s’avança pour proclamer les auteurs, — MM. Scribe et Auber, — le public ne lui laissa pas achever les révérences d’usage et exigea impérieusement que la danseuse reparût, avant de consentir à écouter les noms du parolier et du musicien !

***

On sait que la scène de pantomime et de danse du troisième acte de Robert-le-Diable, — celle où Robert s’empare du rameau-talisman, — n’était primitivement qu’un tableau du vieil Olympe de l’Opéra, avec son attirail suranné de carquois, de flèches, de gazes et d’amours.

Duponchel s’emporta avec une violence comique contre ces friperies et ces vétustés et inventa la belle décoration du cloître et l’évocation des nonnes.

Marie Taglioni fut chargée du rôle de l’Abbesse.

Le 22 novembre 1831, l’affiche annonça la première représentation de l’ouvrage.

Cette soirée ne fut qu’un chapelet de guignons.

Au troisième acte, un portant chargé de lampes allumées s’abîma avec fracas sur le théâtre et faillit écraser madame Dorus-Gras : celle-ci ne sourcilla point, recula de quelques pas et continua de chanter.

Un peu plus tard, après le chœur des démons, mugi dans la coulisse, un rideau de manœuvre sortait des dessous et s’enlevait vers les cintres au moyen de fils de fer assez nombreux.

Tout à coup, plusieurs de ces fils se rompirent et le rideau pesant s’abattit sur l’avant-scène.

Marie Taglioni était là, étendue sur le tombeau d’Héléna, la cheffe des nonnes.

Elle n’eut que le temps de faire un bond de côté.

La masse énorme l’eût étouffée !

Un autre accident se produisit encore au cinquième acte. Le docteur-directeur Véron l’a raconté ainsi :

« A la suite de l’admirable trio qui sert de dénoûment, Bertram devait se jeter seul dans une trappe anglaise pour retourner vers l’empire des morts ; Nourrit, converti par la voix de Dieu, par les prières d’Alice, devait, au contraire, rester sur la terre pour épouser enfin la princesse Isabelle ; mais cet artiste passionné, entraîné par la situation, se précipita étourdiment dans la trappe à la suite du dieu des enfers. Il n’y eut plus qu’un cri sur le théâtre : « Nourrit est tué ! » Mademoiselle Dorus, que n’avait pu émouvoir le danger qu’elle avait couru personnellement, quitta la scène pleurant à sanglots. Il se passait alors sur le théâtre, dans les dessous et dans la salle, trois scènes bien diverses. Le public, surpris, croyait que Robert se donnait au diable et le suivait aux sombres bords. Sur la scène, ce n’étaient que des gémissements et du désespoir. Au moment de la chute de Nourrit, on n’avait point encore heureusement retiré l’espèce de lit et les matelas sur lesquels tombait Levasseur. Nourrit sortit de cette chute sain et sauf. Dans les dessous, Levasseur, calme, regagnait tranquillement sa loge : « Que diable faites-vous ici, dit-il à Nourrit en le rencontrant, est-ce qu’on a changé le dénoûment ? » Nourrit se pressait trop de venir rassurer tout le monde par sa présence pour engager une conversation avec son camarade Bertram ; il put enfin reparaître, entraînant avec lui mademoiselle Dorus, pleurant alors de joie. »

***

Marie Taglioni était nerveuse à l’excès. Ces divers accidents lui firent prendre l’ouvrage en grippe. Elle demanda au directeur l’autorisation de se faire remplacer dans le rôle de l’Abbesse, et M. Véron y consentit après avoir obtenu l’adhésion de Meyerbeer :

« Je tenais, a-t-il dit, à préparer à l’excellente artiste un rôle plus digne de son talent. »

Nourrit venait de lui apporter la Sylphide.

Le sujet de la Sylphide est un des plus heureux que l’on puisse rencontrer : il renferme une idée touchante et poétique, — chose rare dans un ballet, — et même ailleurs. L’action s’explique et se comprend sans peine, et se prête aux pas, aux groupes, aux agencements les plus gracieux. Une scène de sorcellerie précède les féeries du second tableau. Or, si j’en crois M. Véron, l’administrateur Duponchel, qui commençait à se passionner pour la Tentation, que l’on allait mettre à l’étude, marchanda les diables à l’œuvre de Nourrit, et le papa Taglioni s’en vint plus d’une fois pleurer auprès du directeur sur la mesquinerie de son enfer.

— C’est affreux ! gémissait-il. On lésine sur les sorcières. On désire donc tuer ma fille ! Il faut des vols, beaucoup de vols ! Un vol de plus ou de moins, je vous demande un peu ce que ça peut faire à Duponchel !

On entend par vols, au théâtre, ces suspensions dans le vide qui simulent un personnage en train de planer entre ciel et terre, entre les frises et le plancher.

Pour complaire au bonhomme, on mit des vols nombreux dans la Sylphide.

La pièce réussit au delà de toute expression. Schneitzhoëffer en avait écrit la musique : Schneitzhoëffer, qu’en langage humain on appela M. Chenecerf, ou quelque chose approchant, et qui serait certainement devenu l’un de nos compositeurs les plus populaires, si jamais personne avait pu prononcer son nom.

La première représentation de la Sylphide eut lieu le 14 mars 1832.

Le lendemain, le quatrain suivant courait Paris et, rappelant une des situations principales de l’ouvrage, celle où la Sylphide, prise avec son amant dans les plis d’un voile enchanté, voit tomber à ses pieds les ailes dont la perte entraîne sa mort, — constatait ainsi le succès de mademoiselle Taglioni :

Pourquoi ce long regard sur vos ailes perdues,
O Sylphide aux souris caressants et vermeils ?
Essuyez au plus tôt vos larmes ingénues :
Une aile est inutile avec des pieds pareils.
***

De cette soirée mémorable datent la fortune et la réputation de Marie Taglioni. L’ouvrage de Nourrit et de Schneitzhoëffer lui forgeait des qualités avec ses défauts : elle était maigre, il en faisait une ombre, il la condensait en vapeur, il la promenait sur le lac bleuâtre du décor et sous l’écume de la cascade comme un flocon de brume soulevée par le vent ! Une couronne de volubilis d’un rose idéal s’enroulait dans ses cheveux, et derrière ses épaules frêles palpitaient deux petites ailes de plumes de paon. Sa robe semblait taillée dans le crêpe des libellules et son chausson dans la corolle d’un lis. Elle apparaissait et s’évanouissait comme une vision impalpable : vous la croyiez ici, elle était là. Délicieux pas de l’Ombre ! Musset s’en souvenait encore douze ans plus tard, alors qu’il griffonnait ces vers sur l’album de la ballerine, engraissée et alourdie :

Si vous ne voulez plus danser,
Si vous ne faites que passer
Sur ce grand théâtre si sombre,
Ne courez pas après votre ombre
Et tâchez de nous la laisser.

L’engouement pour cette nouveauté fut extrême. Toutes les femmes essayèrent de se vaporiser à l’aide de jupes de tulle, de mousseline et de tarlatane. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée.

La Sylphide est devenue la personnification de mademoiselle Taglioni. Son talent s’est résumé dans ce type qu’elle a eu le bonheur de rencontrer au début de sa carrière. Mars avait Célimène ; Dorval eut Kitty-Bell, Marion Delorme et Adèle d’Hervey ; la Sylphide voulut dire Taglioni, de même que, dans la suite, Giselle signifia Carlotta.

***

… Cependant, la ballerine avait accepté les hommages — intéressés — du fils d’un pair de France, le comte Gilbert des Voisins.

La famille de celui-ci mit, pendant des années, des bâtons dans les roues de cette liaison.

A la fin, M. des Voisins s’adressa à M. C…, le célèbre et spirituel avocat, et le pria de soutenir en justice ses droits contre ses parents et de leur faire les sommations d’usage.

M. C…. lui répondit :

— Je consens volontiers à vous assister dans cette affaire, mais à une condition : c’est que vous me continuerez votre confiance quand il s’agira de plaider pour vous en séparation.

Le mariage fut célébré en 1835.

Le 21 août 1844, le tribunal de la Seine prononça la séparation.

***

Après la Sylphide vinrent Nathalie, la Révolte au sérail — dont j’ai déjà parlé à propos de Pauline Duvernay — et la Fille du Danube : d’assez pauvres ballets, somme toute, puérils en diable, et presque aussi innocents et aussi niais que la Somnambule, Clary et Manon Lescaut…

Mais Taglioni était là !….

Taglioni, qui n’est aujourd’hui pour nous, comme les Gardel, les Montessu et les Bigottini pour les gens de l’Empire, qu’un madrigal dans un mot, et qui, aux yeux de nos pères, représentait la Danse comme la Malibran représentait la Musique : l’une, le sourire aux lèvres, les bras harmonieusement étendus, la pointe du pied sur la pointe d’une fleur ; l’autre, un flot de cheveux noirs déroulé sur de blanches épaules, une joue pâle appuyée sur une main diaphane, un œil lustré par les larmes, — nos deux fées, s’est écrié quelque part Théophile Gautier, les fées que nous invoquions pour nous inspirer, nous autres romantiques qui ne croyons plus aux Muses !…

C’était le temps où Victor Hugo écrivait sur la première page d’un livre qu’il envoyait à la danseuse :

a vos pieds, — a vos ailes.

C’était le temps où Spontini, Meyerbeer, Auber, Halévy, Thalberg, Litz, Donizetti, Adam, Rossini et Schneitzhœfter, — prononcez Bertrand, ainsi qu’il le disait lui-même sur ses cartes de visite, — tenaient à honneur de jeter quelques notes sur l’album de la Sylphide.

C’était le temps où Méry, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Alfred de Musset, Balzac, Gérard de Nerval, Roger de Beauvoir, madame de Girardin avaient fait de son salon — au n° 4 de la rue Grange-Batelière, — une sorte de temple ouvert à toutes les célébrités des arts.

« Taglioni, assure Méry, avait dans l’esprit le charme de ses pieds divins : elle dansait en causant. »

Ce fut aussi le temps des petites tyrannies et des grandes ingratitudes.

Taglioni était douce, bonne, sans prétentions, pleine de bienveillance…

M. le comte Gilbert des Voisins, — son sylphe légitime, — se montrait, de son côté, d’excellente compagnie et d’excellente composition. Il se fût mis en quatre pour plaire à M. Véron. En raison du mouvement qu’il se donnait pour y parvenir, mademoiselle B… l’avait même baptisé la mouche du coch… on…

Mais le papa Taglioni était féroce !

Périssent touets les directions pourvu que sa fille fit recette ! …

Ce fut – sans aucun doute – à l’instigation de ce vieillard, que la grande artiste commit une assez méchante action :

Duponchel venait de succéder au docteur Véron. Mademoiselle Taglioni arrivait d’Angleterre où elle allait fréquemment donner des représentations. Le jour de son retour, Nourrit prenait son congé. On avait affiché la Sylphide pour la semaine suivante. La ballerine avait cinq jours pour se reposer, elle, l’infatigable, qui ne se reposait jamais ! Sans elle, sans la Sylphide, il fallait ce soir-là fermer les portes du théâtre, et on les ferma. Elle refusa de venir en aide à son directeur dans l’embarras, à son ami, à son séide de 1827. Sa dignité ne lui permettait pas de reparaître au pied levé, sans avoir fait battre quinze jours d’avance, dans tous les journaux et sur tous les murs, la grosse caisse annonçant sa rentrée. Elle ne dansa pas, on fit relâche, — faute grave que punissent sévèrement et pécuniairement les règlements de l’Opéra, — et Duponchel put murmurer, en regrettant les fleurs qu’il avait jetées autrefois à son oublieuse pensionnaire, — les premières reçues, — celles qui s’étaient fanées dans sa main, non moins que dans son cœur, le sentiment de la reconnaissance :

— Une recette de huit mille francs perdue ! Dix mille francs d’amende ! Voilà pourtant un bouquet de cent sous qui me coûte dix-huit mille francs !

***

Le directeur prit sa revanche.

L’engagement de MarieTaglioni expirait le 27 avril 1837.

L’Opéra comptait — depuis trois ans — les sœurs Elssler dans ses cadres.

L’engagement ne fut point renouvelé.

Cet événement remua Paris comme une émeute. Dans les cercles, dans les cafés, sur les boulevards, on s’abordait en se demandant :

— Vous savez la nouvelle ? Taglioni n’est plus à l’Opéra !

La plupart des journaux blâmèrent avec violence cet acte de la direction ; les Elssléristes ne cachaient pas leur joie ; les Taglionistes s’assemblèrent et décidèrent qu’une protestation solennelle, qu’une manifestation énergique auraient lieu le soir de la représentation d’adieux de leur idole…

Dans la salle, on réclamerait la tête de Duponchel…

A ce cri, une tête d’homme — coupée — en carton — serait lancée sur la scène par les lions de la loge infernale…..

La soirée mémorable arriva…

La vaste nef était bondée jusqu’aux combles. Le balcon ressemblait au quai aux fleurs, tant les bouquets y étaient pressés. Marie-Amélie et tous les membres de la famille royale présents à Paris s’étaient empressés de venir applaudir aux fugitifs aspects de celle dont la France ne se séparait qu’avec tant de dépit, d’efforts et d’amertume. Ce fut, je crois, la dernière fois que la reine parut à l’Opéra.

Une clameur sortit des vomitoires de l’orchestre :

— La tête de Duponchel ! La tête de Duponchel !

La tête avait été confectionnée…

Elle ressemblait à l’infortuné directeur…

Tout à coup on frappe à la porte de la loge infernale ! ….

C’était le général X…, l’un des aides-de-camp des princes…

La reine avait appris ce qui se préparait…

Or, une tête humaine était à la veille de tomber, celle du régicide Meunier, condamné à la peine capitale par la Chambre des pairs pour avoir tiré sur Louis-Philippe…

Et la pauvre femme, épouvantée à l’idée de voir un simulacre de tête tranchée bondir sur le plancher, envoyait supplier nos gentlemen de renoncer à leur lugubre plaisanterie.

On s’empressa d’accéder au désir de Marie-Amélie, — et, le lendemain, le roi signait la grâce de Meunier.

Cette représentation fut signalée, du reste, par un autre incident :

Deux sylphides, dans un vol, restèrent en l’air par suite d’une manœuvre fausse ou manquée. On ne pouvait les descendre ni les remonter. Toute la salle criait de terreur. Enfin, un machiniste se dévoua, risqua sa vie sur une solive, se laissa glisser au bout d’une corde, et parvint à les décrocher.

Le sauvetage s’acheva dans la coulisse.

Le public demandait des nouvelles des deux malheureuses et de leur sauveur…

Quelques minutes se passèrent dans l’anxiété et le tumulte…

Puis, mademoiselle Taglioni, qui ne parla que cette fois, — au théâtre, bien entendu, — s’avança sur le bord de la rampe, et, d’une voix émue, mais ferme :

— Rassurez-vous, messieurs, dit-elle, il n’y a personne de blessé.

***

La Russie, où elle avait déjà séjourné, réclamait la ballerine.

Celle-ci voyagea ensuite en Italie et en Allemagne.

A Pétersbourg, l’impératrice l’honorait de ses bontés particulières, et allait fréquemment dans sa loge assister à sa toilette.

A Milan, le général Valmoden, gouverneur de la ville, lui offrit la présidence d’un banquet auquel assistèrent tous les officiers de la garnison autrichienne. Au dessert, comme la musique exécutait un air vif et original :

— Qu’est-ce que cela ? demanda la jeune femme au général.

— Madame, c’est la polka.

— La polka.

— Oui : le branle national de nos Hongrois. Vous plairait-il de le leur voir danser ?

— J’en serais ravie.

Le général fait un signe…

Les portes s’ouvrent…

Les rideaux sont tirés…

Et l’on aperçoit quinze centsgrenadiers hongrois, en grand uniforme, avec armes et bagages, en train de piaffer la polka dans la cour du Gouvernement !

***

La Taglioni était riche…

Elle avait, au bord du lac de Côme, un palazzo, — un vrai palais, où Mignon eût dû se trouver heureuse, car c’est là que les citrons mûrissent et que l’orange, au globe d’or, luit dans le noir feuillage…

Hé ! rendez sa patrie à Mignon, — et Mignon regrettera la danse des œufs…

Marie Taglioni essaya de renoncer au théâtre…

Mais, une fois sortie de cette atmosphère incandescente pour rentrer dans l’ombre froide du repos, l’ennui la prit, un ennui sombre, implacable, mortel ! L’eau du lac avait beau être de l’azur le plus pur et le plus étincelant, l’artiste ne pouvait se résoudre à oublier le cercle de flamme de la rampe, et, au delà du môle de l’orchestre, le clapotement des ondes bruissantes du parterre. La contessina pleurait la ballerine. La Sylphide retirée eût donné tous les marbres de sa villa, pour son ancien royaume de gaz et de toile peinte. Au soleil de l’Italie, elle préférait le lustre de l’Opéra !

En 1840 et en 1844, elle revint à Paris.

Hélas ! les magnats, les ducs, les archiducs, les rois et les empereurs, dans leur admiration sans prévoyance et sans pitié, avaient fait descendre sur elle tant de pluies de roubles et de diamants, qu’ils l’avaient alourdie, et qu’elle ne faisait plus que raser le sol comme un oiseau aux ailes mouillées !…

Le public la bombarda de bouquets…

Mais l’Opéra ne la rengagea pas…

Elle retourna — désolée — dans sa retraite.

Plus tard, elle en sortit de nouveau pour surveiller l’éducation chorégraphique de la jeune Emma Livry et se consacrer entièrement à l’enseignement de l’art, dont elle avait été si longtemps l’une des plus sublimes interprètes. L’Opéra lui fit fête en cette circonstance. Le 2 décembre 1859, un banquet, donné en son honneur, aux Frères Provençaux, réunissait :

Rosati, l’âme de la danse,
La grâce unie à la beauté ;
Cerrito qui dota la France
D’un talent partout regretté ;
Zina, Plunkett, autres étoiles
De cet éther éblouissant
Où, plus légère que ses voiles,
Livry s’élançait, bondissant !…

Et M. Gustave Vaez célébrait ainsi cet événement :

Taglioni, grande prêtresse

De l’art grec aux chastes contours,

Le rêve de notre jeunesse,

Ce souvenir qui vit toujours,

Cette sylphide à l’aile fine

Qui voltigeait comme un brouillard,

Cette bayadère mutine

Agile comme un léopard,

C’est bien elle ! — Elle est revenue !

L’Opéra chante son retour.

Cette impératrice attendue

A ses pieds retrouve sa cour.

Fanny Elssler

Le directeur Véron à Londres. — M. de Gentz. — Le Fils de l’Homme. — Une légende démentie. — Engagement. — La Tempête. — A la recherche des tuyaux de gaz. — Une nouvelle école. — Le Diable boiteux. — Danses espagnoles. — Vers de Roger de Beauvoir. — La cachucha sur tous les théâtres. — Danses hongroises. — La grande sœur. — Sa chère fille ! — Accusation de matérialisme. — Riposte de Théophile Gautier. — Bataille à la Fille du Danube. — Disgrâce du chef de claque Auguste. — Sa démarche auprès de Fanny. — Le portefeuille et les cinquante mille francs en billets de… loterie. — Départ pour l’Amérique. — Comment les Yankees entendent l’enthousiasme.

En 1834, M. Véron fit un voyage à Londres.

Deux Viennoises l’y attiraient : les sœurs Elssler, — Fanny et Thérèse, — qui dansaient, depuis quelques mois, au Théâtre-Royal, où elles étaient même assez faiblement et assez irrégulièrement payées.

Ces fillettes jouissaient déjà d’une certaine réputation en Allemagne.

Un homme d’État, chez qui la politique n’avait point destitué l’esprit, le goût et l’enthousiasme, — M. de Gentz, — leur avait consacré plusieurs pages dans le volume de Correspondances qu’il venait de publier après avoir assisté au Congrès de Vienne.

En outre, on s’était beaucoup occupé d’une prétendue passion que la plus jeune des deux sœurs aurait inspirée au duc de Reichstadt.

En ce temps-là, le Fils de l’Hommeétait à la mode.

Cette passion, — Fanny le déclara très franchement plus tard, — n’était qu’un canard échappé à l’ingéniosité de Méry.

Mais ce canard servait la popularité de la jolie Viennoise et aidait à son succès.

Elle l’avait donc laissé voleter tranquillement de Schœnbrunn à Paris.

M. Véron offrit aux sœurs Elssler un engagement de quarante mille francs par an.

L’idée de paraître à l’Opéra et de changer leur genre de vie germanique contre les habitudes parisiennes effrayait légèrement les fillettes, — Thérèse surtout, — l’ainée, — qui s’était érigée en petite maman

Pour les décider et leur donner un échantillon de la société, de la galanterie et des magnificences françaises, M. Véron imagina de les inviter à dîner à Clarendon’s Hôtel…

La chère y fut exquise ; la compagnie, des mieux choisies.

Au dessert, un valet déposa sur la table un plateau d’argent sur lequel s’amoncelaient, — montagne flamboyante, — pour près de cent mille francs de bijoux, de perles et de diamants…

On fit circuler cette Golconde avec les corbeilles de fruits…

Mais les Elssler n’étaient ni gourmandes, ni coquettes…

Pendant le dîner, elles n’avaient bu que de l’eau…

Au dessert, elles ne choisirent sur le plateau qu’une épingle et une bague d’une quinzaine de louis…

Et elles ne consentirent à signer leur engagement que le jour fixé pour le départ du directeur.

***

Il s’agissait de leur trouver une pièce de début.

Coralli fabriqua la Tempête.

Ce ballet n’avait guère d’autre avantage que de gâter un des plus beaux sujets d’opéra qui se puisse rêver. On ne sait trop pourquoi Obéron s’y rencontre au lieu de Prospero, et pourquoi Alcine, cette prestigieuse création de l’Arioste, s’y dépayse à côté de Caliban. Fanny Elssler devait jouer Alcine. M. Véron mit lui-même la main à l’œuvre pour que l’apparition de sa nouvelle pensionnaire s’effectuât avec un éclat suffisant. Le deuxième acte de la Tempête se terminait par l’illumination d’un palais. Or, à la répétition générale, les tuyaux de gaz commandés pour cette illumination manquèrent à l’appel…

Aussitôt, à onze heures du soir, M. Duponchel, M. Desplechin, M. Feuchères, M. Séchan, montent avec M. Véron dans sa voiture :

— Rue Paradis-Poissonnière, chez Albouy ! s’écrie M. Duponchel.

Relancé au gîte, Albouy avoua qu’il ne faisait pas lui-même, qu’il faisait faire les tuyaux en question.

— Où ? demande M. Véron d’une voix formidable.

— Rue Nicolas-Flamel.

On repart pour la rue Nicolas-Flamel. Il était plus de minuit. On ne savait ni le nom, ni la maison de l’ouvrier ; on réveille le quartier, et on trouve le faiseur de tuyaux.

Au lieu de reproches, reproches inutiles :

— Cent francs de plus pour vous, lui dit M. Véron, si ce matin, avant dix heures, vos tuyaux sont à l’Opéra, posés, prêts à manœuvrer !

Et ils repartent pour aller souper et se coucher. Ils avaient bien gagné leur nuit. Il était deux heures du matin.

***

Dès les premières représentations de la Tempête, deux écoles rivales se formèrent à l’Opéra.

Fanny Elssler était plus désirable, plus terrestre, plus humaine que Taglioni. Son profil pur et noble, la coupe élégante de ses traits et les attaches délicates de son col lui donnaient un air de camée que vivifiaient heureusement deux yeux pleins de malice et de volupté, et d’un sourire naïf et moqueur à la fois. Ajoutez à ces dons précieux des bras ronds et potelés, — qualité rare chez une danseuse, — une taille souple et bien assise sur les hanches, des jambes de Diane Chasseresse ; puis, sur tout cela, l’attrait qui ne s’explique pas et qu’on ne peut exprimer, les Cupidons et les Vénus, — Veneres Cupidinesque, comme disaient les anciens, — et vous posséderez le crayon incolore et affaibli de la ballerine qui allait devenir l’idole des habitués de l’orchestre et du parterre, comme la Sylphide devait rester longtemps encore celle des grandes dames des loges et du balcon.

La danse de Fanny Elssler s’éloignait complètement des principes académiques : elle s’adressait directement aux sens. Marie Taglioni était une danseuse chrétienne, si l’on peut employer ce mot à propos d’un art proscrit par le catholicisme ; elle ressemblait à une âme. Fanny Elssler, au contraire, rappelait la Terpsychore païenne, avec son tambour de basque et sa tunique fendue sur la cuisse et relevée par des agrafes d’or. Sa force, sa précision, la vigueur de ses pointes et sa hardiesse pétulante évoquaient le vers de Virgile :

Crispum sub crotalo docto movere latus…

L’esclave syrienne que le poète aimait à voir se trémousser sous la treille blonde devait posséder cette vivacité sereine. On eût dit l’une de ces figures d’un rouge de brique ou d’un blanc de lait qui se détachent sur le fond noir des poteries étrusques, et accompagnent leurs pas avec les crotales sonores.

La Tempête, — 10 septembre 1834, — avait été la révélation de ce nouveau talent.

Le Diable boiteux, — 1er juin 1836, — en fut la consécration.

A cette époque le nom seul de cachucha faisait redresser les perruques et grincer les pochettes des maîtres de ballet.

En dépit des plus fougueux pronunciamientos de Théophile Gautier, la Dolorès Serral, les sœurs Fabiani et la Manuelita Dubinon n’étaient point parvenues à acclimater à Paris l’adorable furie des chorégraphies espagnoles.

Les gens du bel air avaient dit :

— Sauterie de carrefour et de bohême !

Les professeurs s’étaient écriés à leur tour :

— Affront aux traditions ! Soufflet aux règles ! Coups de pied à l’ombre de Vestris ! Parlez-nous des flicflacs et des pas de zéphire ! Voilà qui est beau, noble, académique, majestueux et véritablement français ! Le reste n’est que de l’hérésie ! Hors de l’École point de salut !

La mode, elle aussi, s’était insurgée contre les coquetteries violentes et sauvages de ces costumes andaloux, où les paillettes fourmillent, accrochant l’œil et la lumière par mille points brusques et inattendus.

On se souvient que, depuis Taglioni, la mode était aux gazes et aux mousselines.

Eh bien, Fanny Elssler osa, dans le Diable boiteux, entrer en scène avec un peigne d’écaille à galerie découpée, une mantille piquée par deux roses dans les cheveux, une basquine frangée de pompons, et un jupon relevé de passequilles !…

Elle osa imiter la démarche onduleuse et brisée de Dolorès, noyer ses yeux d’amour, armer ses mains de castagnettes, et renverser éperdument en arrière sa taille flexible et cambrée !…

Elle osa tordre ses reins, mouvementer son buste, pencher sa tête comme une fleur trop chargée de parfums, et laisser flotter à la dérive ses bras morts de langueur !…

C’était une audace dangereuse. Elle lui réussit complètement. Sous son puissant patronage, les pas qu’on eût sifflés sans miséricorde, trois ans auparavant, provoquèrent des bacchanales de transports et d’applaudissements, et tout directeur qui put faire exécuter à son théâtre le fandango, le bolero ou le zapateado fut sûr d’une recette plantureuse. Esther et Odry parodièrent la cachucha, aux Variétés, dans les Saltimbanques, — tandis que Roger de Beauvoir écrivait les vers enflammés qui suivent sur le socle de la statuette, que Barre venait de modeler, de la danseuse de l’Opéra :

Bacchante aux cheveux noirs, courant sur le Méandre
Avec tes léopards enivrés de raisin,
Haletante d’amour et joyeuse d’entendre
Ta cymbale argentine aux échos du ravin ;
Catalane fougueuse au flanc nerveux qui ploie
Comme, au cirque espagnol, l’adroit toréador ;
Toi qui lances l’éclair de ta robe de soie,
Arrondissant pour nous tes bras pailletés d’or ;
Adorable Manon pour qui, dans les casernes,
Ainsi que pour la Reine eût roulé le tambour,
Pour qui, durant le bal et sous quatre lanternes,
Les marquis se seraient battus jusques au jour ;
Inexplicable Sphinx, fille de vingt contrées,
C’est toi que Barre a faite en ce plâtre enchanteur,
Nous appelant encor de tes lèvres dorées,
Car ta danse a la voix et l’âme du chanteur !
***

Vinrent ensuite la mazurke, la smolenska et la cracovienne. Fanny Elssler excellait dans ces compositions d’un rythme sautillant et d’une désinvolture cavalière. Pour la mazurke, elle endossait le dolman, la pelisse et le talpack madgyares ; dans la cracovienne, elle portait une veste d’officier écrasée de chamarres, des bottines à talons d’acier et des plumes de coq au schapska. Sa prestesse nerveuse, son abandon charmant firent fanatisme. Le babil métallique de ses éperons accentuait nettement chacun de ses mouvements et leur donnait un caractère de vigueur joyeuse tout à fait irrésistible.

Sa sœur Thérèse lui servait le plus souvent de partenaire.

Grande, sèche, avec des traits d’une robustesse virile, Thérèse Elssler s’effaçait héroïquement devant sa chère fille, — c’est ainsi qu’elle appelait sa cadette — et mettait à la faire valoir une abnégation et un dévouement à toute épreuve.

— Ma Fanny, disait-elle, est digne d’un trône. Elle n’épousera qu’un prince. Pour tout autre parti, je refuse mon consentement.

Puis, quand on lui demandait :

— Et vous, qui épouserez-vous ?

— Oh ! moi, répondait-elle en souriant, oh ! moi, je resterai garçon.

L’excellente créature se trompait :

Sa chère fille se maria à un riche banquier…

Et ce fut elle — Thérèse — qui s’unit — morganatiquement — à un frère du roi de Prusse.

***

En outre du Diable boiteux, Fanny Elssler créa à l’Opéra la Chatte métamorphosée en femme, la Tarentule, la Gipsy, la Volière, — ce dernier ballet avait été réglé par sa sœur, — et reprit plusieurs rôles de Taglioni : la Muette, la Fille du Danube, la Sylphide. Jugez si les partisans de celle-ci crièrent au scandale, à la profanation, au matérialisme ! Théophile Gautier se chargea de leur répondre :

« Sans doute, le spiritualisme est une chose respectable ; mais, en fait de danse, on peut bien faire quelques concessions au matérialisme. La danse, après tout, n’a d’autre but que de montrer de belles formes dans des poses gracieuses et de développer des lignes agréables à l’œil ; c’est un rythme muet, une musique que l’on regarde. La danse se prête peu à rendre des idées métaphysiques ; elle n’exprime que des passions : l’amour, le désir avec toutes ses coquetteries ; l’homme qui attaque, la femme qui se défend mollement forment le sujet de toutes les danses primitives. »

Il n’y en eut pas moins, à la reprise de la Fille du Danube, tumulte, émeute, bataille à coups de poing. Le chef de claque Auguste perdit, dans la bagarre, ses breloques, sa chaîne, son lorgnon et sa place. On l’accusait de n’avoir pas étouffé avec assez d’énergie les protestations des cabaleurs.

Au bout de quelque temps, Auguste sollicita une audience de la danseuse :

— Tenez, mademoiselle, lui dit-il, faites-moi rendre ma position, et voici cinquante billets de mille francs que je vous supplie d’accepter.

Et il fit mine de déposer un portefeuille aux pieds de Fanny…

Celle-ci était le plus honnête homme du monde…

Elle repoussa le portefeuille avec indignation…

Mais Auguste reprit sa place au milieu des siens avec cette noble modestie qui est le partage des grands caractères.

Il avoua — dans la suite — que le portefeuille ne renfermait que des billets de loterie.

***

En 1840, les deux sœurs partirent pour Rome.

Elles passèrent de là en Amérique, où elles se fixèrent momentanément.

Les Yankees les couvrirent de fleurs et de dollars. On dressait des arcs-de-triomphe sur leur passage. Les plus graves magistrats de Philadelphie tinrent à honneur de remplacer leurs chevaux et de traîner leur carrosse.

Quelques années plus tard, Mlle P…, qui avait tenu à l’Opéra un emploi secondaire sous le règne des deux sœurs, jalouse des succès transatlantiques de celles-ci, résolut d’aller relancer la gloire en Amérique.

A cet effet, elle s’embarqua pour New-York.

Afin d’éblouir les Yankees, elle emmenait sa maison, ses chevaux et ses équipages.

Sa première apparition devant le public américain donna lieu à l’un de ces débordements d’admiration dont ces spectateurs primitifs se montrent si prodigues. Salves dix fois répétées de bravos, pluie de bouquets et de couronnes, rappels multipliés, bonbons, colombes, dollars lancés sur le théâtre, — rien n’y manqua.

La ballerine était dans le ravissement.

Mais ce ravissement ne connut plus de bornes, lorsqu’au sortir de la représentation, elle vit une foule frénétique se précipiter sur sa voiture, en dételer les chevaux et se substituer à eux pour la conduire à son hôtel.

Le lendemain, fatiguée des émotions, des joies du triomphe, elle voulut aller se promener par la ville.

Elle commanda donc d’atteler.

Quelques minutes après, son cocher accourut :

— Madame a l’intention de sortir en voiture ?… C’est que je suis bien embarrassé pour lui procurer des chevaux…

— Des chevaux ? N’ai-je pas les miens ? Une paire d’alezans magnifiques ! Un cadeau du prince de W… !

— Madame sait qu’hier on les a dételés…

La danseuse eut un sourire d’orgueil :

— Quel honneur ! pensa-t-elle tout haut. Je n’ai plus rien à envier à Elssler. Si pour chevaux elle a eu les aldermen de Philadelphie, moi j’ai eu les gentlemen de New-York.

— Oui, madame, reprit le cocher, mais les gentlemen qui ont dételé les chevaux…

— Eh bien ?

— Eh bien, ils ont oublié de les rapporter.

Carlotta Grisi

Perrot le laid. — Son objectif. — Le paradis perdu. — Carlotta à Milan. — Entre le chant et la danse. — Un mariage de raison. — Anténor Joly à la Renaissance. — Les Zingari. — Appréciation et portrait. — A l’Opéra. — Place vacante, place prise. — Les déboires de Perrot. — Giselle. — Fragment du feuilleton de Gautier. — La Péri. — Le pas du Songe. — Le pas de l’Abeille. — La Jolie Fille de Gand. — Autres créations et autres succès. — Départ. — Séparation.

En ce temps-là, le dernier homme à qui il ait été pardonné de danser, Perrot le laid, — dont les jambes sauvèrent la figure, — ne pouvait se consoler d’avoir été banni de l’Opéra.

Il voulait y revenir à tout prix. Mon Dieu, oui : une restauration. Pour un an de restauration, ce sylphe se fût vendu au diable !

La géométrie prétend que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Dans certains cas, la géométrie peut avoir raison ; mais de l’Opéra à un ballerin disgracié, la plume de M. de Boigne soutient que c’est la ligne courbe qui devient la voie la moins longue. En fait de danse, Perrot était un géomètre de première force : il cherchait donc, — en 1859, — un sentier détourné, une route souterraine capables de le ramener au sein du paradis perdu.

Au milieu de ses courses vagabondes, il avait découvert une jeune fille qui portait glorieusement déjà un nom illustre dans les arts. Dès sa première enfance, Carlotta Grisi chantait et dansait. Sa voix n’était pas moins légère que sa personne.

— Quitte la danse, mon enfant, lui disait la Malibran, quitte la danse ; travaille le chant, tu as de la voix, tu auras du talent, tu me remplaceras.

— Danse, Carlotta, danse, ripostait le maître de ballet, tu es trop jolie pour te faire chanteuse ; il y a déjà deux Grisi qui chantent, tu seras écrasée par la comparaison et plus tard par le souvenir. Danse, ma fille ; Taglioni ne vole plus que d’une aile, et Fanny Elssler vieillit.

Carlotta avait au fond du cœur une secrète préférence pour la danse. A la Scala de Milan, elle n’avait guère plus de cinq ans, et déjà elle vivait et faisait vivre sa mère de son jeune talent. A la Scala, il y a deux corps de ballet : un corps de ballet de jeunes filles et un corps de ballet d’enfants. A dix ans, Carlotta était première danseuse parmi les enfants, tandis que Cerrito était première parmi les jeunes filles.

Lorsqu’elle rencontra Perrot, Carlotta ne donnait encore que des espérances. D’un seul coup d’œil, Perrot comprit tout le parti que son ambition pouvait tirer d’un talent qui ne demandait qu’à être développé. De son côté, Carlotta sentait tout le prix d’un pareil maître ; mais le maître voulait quelque chose de plus qu’une élève. Il voulait une femme. Carlotta se sacrifia à son art, à son avenir. Il fut convenu qu’on s’épouserait sérieusement, l’année prochaine. En attendant, on se maria provisoirement, et Carlotta prit le nom de madame Perrot.

***

Notre danseur avait enfin trouvé son chemin de traverse.

Grâce à Carlotta, les kilomètres qui le séparaient de la rue Le Peletier s’évanouissaient à vue de nez.

Il fallait, dit M. de Boigne, entendre la jeune femme raconter quelle vie de galères elle menait en compagnie du maître qu’elle avait accepté moins par tendresse que par calcul. L’amour n’y tenait que la plus petite place. On travaillait le jour, on travaillait la nuit. Le professeur avait un but que le mari ne songeait point à contrarier, et l’élève rêvait tout bas la gloire, la fortune et, surtout, la liberté. Nos deux tourtereaux ne perdaient donc pas à roucouler un temps qu’ils pouvaient employer plus utilement à ballonner.

Tout en se livrant à ces études de danse à outrance, Carlotta n’avait pas abandonné le chant.

Elle chantait pour se reposer.

Il était, en effet, dans sa nature active, de ne se jamais croiser ni les bras, ni les jambes.

« Elle n’a rien d’une danseuse, proclame l’un de ses admirateurs : ni la paresse matérielle, ni la fainéantise intellectuelle, ni les petitesses, ni les jalousies. Elle s’occupe toujours. Quand elle ne chante pas, quand elle ne danse pas, elle exécute un de ces mille ouvrages à l’aiguille dans lesquels elle excelle. On ne croirait pas qu’une femme, qui se sert si bien de ses pieds, se servît si adroitement de ses mains. Carlotta est une fée depuis le bout des orteils jusqu’au bout des doigts : une bonne petite fée qui a toujours du cœur et du dévouement au service de ses amis. »

***

Perrot tenait beaucoup à ce que son élève reçût des leçons des meilleurs maîtres de chant.

Quoique surnommé l’Aérien, il daignait, au besoin, se montrer dilettante et reconnaître quelque mérite aux artistes lyriques.

Sa grande ambition était de produire sa femme dans un rôle où elle pût donner à la fois la mesure de son talent de cantatrice et de ballerine. Un directeur le mit à même de réaliser ce projet : Anténor Joly venait de prendre les rênes du théâtre de la Renaissance (salle Ventadour où furent, depuis les Italiens) et brûlait de se signaler par quelque tentative neuve, hardie, originale. Carlotta chanta et dansa devant lui, et, aussitôt, ravi, émerveillé, cet esprit aventureux décida qu’elle chanterait, qu’elle danserait devant tout Paris.

Tout Paris, en effet, se précipita à la Renaissance pour entendre, pour applaudir madame Perrot dans les Zingari, opéra-ballet de T. Sauvage et de M. Fontana.

Théophile Gautier, toutefois, parla de la débutante sans excès de lyrisme :

« Elle a du feu, mais pas assez d’originalité ; elle manque de cachet à elle ; c’est bien, mais ce n’est pas mieux. Au mérite de bien danser, elle joint celui de bien chanter, deux talents difficiles à concilier ; sa voix est agile, claire, un peu aiguë, faible dans le médium, mais elle la conduit avec adresse et méthode, c’est une très jolie voix de danseuse. Beaucoup de cantatrices qui ne dansent pas n’en savent pas faire autant.

» Quant à sa figure, elle n’est pas fort italienne, et répond peu aux idées brunes qu’éveille le nom des Grisi, dont elle est parente. Elle a des cheveux châtains, plus près d’être blonds que d’être noirs, des traits assez réguliers, et, autant qu’on peut le distinguer sous le fard, le teint coloré naturellement ; elle est de taille moyenne, svelte, assez bien prise ; sa maigreur n’est pas excessive pour une danseuse ; seulement elle a le pied un peu italien ou anglais, si vous aimez mieux. »

***

Taglioni avait pris du service dans le pays des roubles ; Elssler, dans le pays des dollars ; Lucile Grahn avait mal au genou. L’Opéra était veuf ; sa première danseuse s’appelait Pauline Leroux ; la place était vacante. Plongé dans son admiration pour le chant, M. Pillet ne s’apercevait de rien ; le succès de madame Perrot n’avait pas pénétré jusqu’à lui. Mais à la direction des Beaux-Arts, on était moins aveugle : le chef du bureau des théâtres, un Perrot aussi, poussé peut-être par une secrète sympathie pour sa charmante homonyme, avait parlé d’elle à M. Pillet, et elle avait été engagée à des appointements assez modestes. Elle débuta par un pas de deux avec Petitpas, dans le second acte de la Favorite, et les applaudissements qu’elle recueillit firent sur madame Stolz le même effet que les lauriers de Miltiade avaient fait sur Thémistocle : ils l’empêchèrent de dormir ; mais il était trop tard, l’engagement était signé.

Cette fois, du reste, l’enthousiasme de Gautier s’était brusquement éveillé :

« Carlotta Grisi ne chante plus, avait annoncé le feuilleton de la Presse ; mais elle danse merveilleusement. Le succès est complet, durable. Il y a là beauté, jeunesse, talent, — admirable trinité. »

***

Perrot triomphait : moins cependant qu’il ne l’avait espéré.

Il était, il est vrai, rentré à l’Opéra ; mais à la suite et comme appoint de la jeune femme.

On lui avait bien promis qu’on lui donnerait peut-être un ballet à monter ; mais madame Perrot avait repris son nom de demoiselle, qu’elle ne devait plus quitter.

Enfin, si Théophile Gautier avait écrit pour la nouvelle pensionnaire de Léon Pillet le délicieux scénario de Giselle, c’était M. Coralli qui avait été chargé de mettre en scène cet ouvrage dont Adolphe Adam venait « d’improviser » la musique.

« Qu’est-ce que Giselle ? s’écriait Gautier au lendemain de la représentation de son œuvre. Giselle, c’est Carlotta Grisi, une charmante fille aux yeux bleus, au sourire fin et naïf, à la démarche alerte, une Italienne qui a l’air d’une Allemande à s’y tromper, comme l’Allemande Fanny avait l’air d’une Andalouse de Séville…

Pour la pantomime, elle a dépassé toutes les espérances. Pas un geste de convention. Pas un mouvement faux. C’est la nature prise sur le fait. »

Plus tard, le grand coloriste ajoutait, à propos de la Jolie Fille de Gand, — juillet 1842, — de MM. de Saint-Georges et Adam :

« Comme elle vole, comme elle s’élève, comme elle plane ! qu’elle est à son aise en l’air ! C’est la danseuse aérienne que le poète voit descendre et monter l’escalier de cristal de la mélodie dans une vapeur de lumière sonore ! Elle parvient sans vaciller jusqu’à la dernière marche de cette échelle de filigrane d’argent que le musicien lui dresse comme pour mettre au défi sa légèreté, et le public, émerveillé, l’applaudit avec furie lorsqu’elle redescend, déjà tout consolé de Taglioni, qui est en Russie dans la neige, et de Fanny Elssler, qui est en Amérique dans les feux de l’équateur. Il est impossible de danser avec plus de perfection, de vigueur et de grâce, avec un plus profond sentiment du rythme et de la mesure, une physionomie plus heureuse et plus souriante. Nulle fatigue, nul effort ; ni sueur, ni respiration entrecoupée ; ces merveilles accomplies, Carlotta retourne s’asseoir sous les grands arbres séculaires de la place de Gand, comme une jeune femme qui viendrait de danser une contredanse dans un salon. »

Plus tard encore, après le grand succès de la Péri, — dont il est l’un des auteurs, avec Coralli et Burgmuller, et dont il rend compte, sous forme de lettre, à son ami Gérard de Nerval, — l’inimitable écrivain continue à prodiguer à sa ballerine favorite, à l’héroïne de cette orientalerie toutes les caresses de sa plume, tous les trésors de sa palette et de son pinceau :

« Le pas du Songe a été pour Carlotta un véritable triomphe. Lorsqu’elle paraît avec son sourire d’enfant, son œil étonné et ravi, ses poses d’oiseau qui cherche à prendre terre et que ses ailes emportent comme malgré lui, des bravos unanimes éclatent dans tous les coins de la salle. Je voudrais bien y voir les Péris et les fées véritables ! Comme elle rase le sol sans le toucher ! On dirait une feuille de rose que la brise promène ; et, pourtant, quels nerfs d’acier dans cette frêle jambe, quelle force dans ce pied, petit à rendre jalouse la Sévillane la mieux chaussée !…

Il y a, dans ce pas, un certain saut qui sera bientôt aussi célèbre que le saut du Niagara. Le public l’attend avec une curiosité pleine de frémissement. Au moment où la vision va finir, la Péri se laisse tomber du haut d’un nuage dans les bras de son amant. Si ce n’était qu’un tour de force, nous n’en parlerions pas ; mais cet élan si périlleux forme un groupe plein de grâce et de charme ; on dirait plutôt une plume de colombe soutenue par l’air qu’un corps humain qui se lance d’un plancher !…

Je n’ai pas besoin de te décrire le pas de l’Abeille, que tu as dû voir exécuter au Caire dans toute sa pureté native…

Si tu savais avec quel chaste embarras Carlotta se débarrasse de son long voile blanc ; comme sa pose, alors qu’elle est agenouillée sous les plis transparents, rappelle la Vénus antique souriant dans sa conque de nacre ; quel effroi enfantin la saisit lorsque l’abeille irritée sort du calice de la fleur ! comme elle indique bien les espoirs, les angoisses, toutes les chances de la lutte ! comme la veste et l’écharpe, et le jupon, où l’abeille cherchait à pénétrer, s’envolent prestement à droite, à gauche, et disparaissent dans le tourbillon de la danse ! comme elle tombe bien aux genoux d’Achmet, haletante, éperdue, souriant dans sa peur, plus désireuse d’un baiser que des sequins d’or que la main du maître va poser sur le front et sur le sein de l’esclave ! »

***

Carlotta Grisi créa, en outre, à l’Opéra, le Diable à Quatre, Paquita, Griseldis et la Filleule des Fées.

Elle céda la place à Fanny Cerrito, en 1857.

Il est bien entendu que, depuis plusieurs années, elle était séparée de Perrot.