(1765) Dissertation sur les Ballets Pantomimes des Anciens, pour servir de programme au Ballet Pantomime Tragique de Sémiramis « [Seconde partie] »
/ 111
(1765) Dissertation sur les Ballets Pantomimes des Anciens, pour servir de programme au Ballet Pantomime Tragique de Sémiramis « [Seconde partie] »

[Seconde partie]

30Par l’exposé que je viens de faire, on voit que ce Ballet forme une Action complète ; qu’elle y est vive, intéressante, et marche toujours à sa fin, sans être retardée par des épisodes, qui ne saurait que la refroidir ; que sur ce plan on pourrait en faire une Tragédie comme celle des Grecs, en faisant parler mes personnages, et en substituant des Cœurs de Mages, de Satrapes, de peuple, de femmes au corps de Ballet que j’ai employé ; et je répète ici avec cette satisfaction qu’on ressent lorsqu’on fait part au Public de ses découvertes, que je crois que le théâtre des Grecs doit uniquement nous guider pour nos plans, et qu’il n’y a aucune Tragédie de ce Théâtre, qui ne puisse être traitée avec succès en Ballet Pantomime. Le Théâtre moderne nous présente beaucoup plus d’épines. On doit en apercevoir les raisons dans tout ce que j’ai dit jusqu’ici. Il nous faut prendre d’autres routes pour nos Ouvrages Dramatiques, comme on voit que j’ai fait dans Sémiramis. Je me réserve à donner mes idées à ce sujet dans quelque autre Programme.

31Mais en attendant, je ne puis m’empêcher de dire ici qu’il n’y a rien de moins propre pour les Ballets Pantomimes, que les plans des Opéra Français ; et surtout si on voulait les suivre d’un bout à l’autre. On est là dans le pays des enchantements, et il n’y a rien de moins intéressant aujourd’hui. Les épisodes surchargent d’ailleurs ces Opéra, et ils sont souvent amenés par le moyen d’une Baguette. Nous devons resserrer non pas étendre les actions théâtrales. Nous composons pour les yeux. C’est avec un verre convexe qui réunit tous les rayons dans un seul point, qu’il nous faut regarder les sujets que nous voulons traiter ; le moindre écart fait perdre de vue les personnages par lesquels nous voulons émouvoir les passions. Quand même nous pourrions à notre gré multiplier les Danseurs pour se donner du repos les uns les autres, ferions-nous autre chose que diviser l’intérêt ou le distraire ? Lorsqu’on a présenté dans les principaux rôles, des Danseurs propres à toucher, si dans les rôles subalternes on produit un Danseur élégant, la pitié ou la terreur qu’on aura presque réveillé, fera place à l’admiration, et l’intérêt sera perdu sans retour.

32Ce n’est pas que je prétende que tout sujet ne puisse être représenté en Danse Pantomime. Je m’éloignerais du sentiment de Lucien que je respecte comme un grand maître, et que je suis comme mon guide ; mais je crois que tout sujet doit être asservi aux règles que je viens d’indiquer. En s’écartant de ces règles, on pourra donner, je l’avoue, de grands, de magnifiques Spectacles ; mais c’est justement alors qu’on tombera dans le défaut dont parle Horace2 au commencement de l’Art poétique. « Vous vous amusez (dit-il) à nous décrire le Rhin, l’Arc en ciel, un Autel de Diane, un Bois sacré, ou les détours d’un ruisseau qui s’échappe avec un doux murmure au travers d’une Campagne délicieuse. Ce sont des bandes de pourpre qui jettent un grand éclat, je l’avoue ; mais ce n’est pas là leur place ».

33Au surplus quoique tout sujet soit propre à être traité en Danse Pantomime, et même ceux qu’on peut tirer de son imagination, sans avoir recours à la fable, ou à l’histoire, je ne puis m’empêcher de dire que tout sujet où l’on emploiera des personnages allégoriques, ne réussira presque jamais au Théâtre. Dans cette danse il est question de remuer l’âme, et non pas de plaire aux yeux. Si on n’y réussit pas, on manque son but ; et quant à moi, il me semble fondé de croire qu’il est impossible d’émouvoir les passions avec des êtres fantastiques personnifiés. Nous sommes ici comme dans bien d’autres choses, comparables aux Peintres à qui on conseille de ne jamais présenter dans leurs tableaux que des Personnages connus. Il n’est permis qu’à la Poésie de faire connaître ses personnages, même puisés dans son imagination ; les Peintres et nous, nous ne pouvons que les faire reconnaître ; et tous le monde sait l’indifférence des Spectateurs pour des Personnages inconnus. Quand je parle d’êtres fantastiques, on voit bien que ce n’est pas de Spectres, d’Ombres, et de Fantômes que j’entends parler : « toute l’Antiquité a cru ces prodiges, et notre religion a consacré ces coups extraordinaires de la Providence » ; je me sers des paroles de M. de Voltaire.

34En jetant ainsi sur le papier tout ce que j’ai pu acquérir de simples lueurs ou de véritables lumières sur la Danse Pantomime, je suis bien éloigné de prétendre diminuer le mérite de ceux de mes confrères qui ont pris une autre route. Tout mérite a cependant des nuances, et celui d’un chacun doit (à ce qu’il me paraît) être apprécié à sa juste valeur, en le considérant tel qu’il est dans sa sphère, sans le confondre, comme on fait souvent, avec celui d’un degré plus inférieur, ou plus éminent : faute de connaissances et de raisonnement on ne manque presque jamais dans les jugements qu’on porte sur les Beaux Arts et sur les talents, de faire descendre ou d’élever ceux qu’on veut honorer ou avilir. Dans notre Art cette confusion d’idées sur le mérite différent de ceux qui le professent se fait remarquer encore plus communément que dans les autres, dans les jugements que chacun porte à sa fantaisie sur les Compositeurs des Ballets et sur les Danseurs. Et par exemple, on place aisément un Sauteur habile à côté de Vestris, et une femme qui fait légèrement des entrechats, au niveau de la Sallé. Un compositeur copiste est placé au rang de Noverre, et un compositeur sans grâce est comparé à Hilverding. Me serait-il permis de débrouiller en peu de mots ce chaos d’idées, et d’assigner à chacun sa part sans intérêt, sans préjugé : peut-être qu’en faisant comparaison des Maîtres de Ballets, et des Danseurs différents avec les différents genres de Poésie Dramatique et les différents talents des Poètes, je me rendrai d’abord intelligible à mes lecteurs.

35Nous avons des Danses en Italie que nous appelons Grotesques ; et on appelle Danseurs Grotesques ceux qui les exécutent. Ces Baladins ne vont que par sauts et par bonds, et le plus souvent hors de cadence ; il la sacrifient même volontiers à leurs sauts périlleux. Leurs Danses roulent communément sur des aventures entre des Paysans, des Pâtres, et d’autres gens de la lie du peuple. Pour ne pas faire toujours la même chose, ils s’habillent à l’Allemande, à l’Anglaise, à l’Espagnole, à la Turque ; et ils s’imaginent représenter le véritable caractère de la Nation dont ils ont endossé le vêtement ; mais leurs sauts et leurs attitudes sont presque toujours les mêmes. Je pense qu’on doit ranger les Compositeurs de tels Ballets dans la Classe des Poètes qui font des parades, et les Danseurs Grotesques dans celle des Pierrot des Polichinelle, des Scaramouche, personnages célèbres de pareils spectacles consacrés communément aux tréteaux. Je ne dis pas (et je supplie qu’on y fasse attention) qu’on ne puisse exceller soit dans la composition, soit dans l’exécution de cette danse ; mais je crois que ce genre est le dernier de tous. Il ne peut exciter dans les Spectateurs qu’un étonnement mêlé de crainte, en voyant leurs semblables exposés à se tuer à chaque instant.

36Le genre comique lui succède, et il ne s’en éloigne pas de beaucoup. Les compositeurs de Ballets en ce genre s’occupent à représenter des intrigues amoureuses entre des Bergers, des Jardiniers, des Villageois, et des Ouvriers de toute espèce, ou bien des Danses Nationales, Provençales, Croates, Anglaises, Flamandes à leur façon. Quant aux Danseurs, ils ne se permettent pas les tours de force employés par les Grotesques ; ils se contentent de cabrioler coup sur coup, de multiplier les entrechats, les gambades, les battements sans rime ni raison, mais avec une espèce de justesse, et en gardant un peu plus la mesure. Incapables d’ordinaire de plier, et de conserver l’à plomb, ils dansent presque toujours sur des airs d’un mouvement vif et rapide. Ils ne pourraient même marcher sans tomber sur le mouvement lent et compassé de la Passacaille. Ces Danseurs comiques, s’ils sont habiles, peuvent faire admirer la force jointe à la précision et à la légèreté, et même faire rire quelquefois en tournant artistement en grimaces les gestes de contraction qui leur sont indispensables pour leurs efforts. Je compare les compositeurs de ce genre de danse aux Faiseurs de Farces, et les Danseurs aux Acteurs de la Comédie, qui jouent des rôles de Caractère. Qu’on se souvienne ici, pour ne pas se méprendre en me lisant que le fameux Molière a fait des Farces, et que le célèbre Préville joue les rôles de Caractère.

37Je passe aux danses communément appelées de demi-caractère. Autant la danse dont je viens de parler s’approche de la Grotesque, autant celle de demi-caractère s’avoisine de la belle, ou de la haute danse : les Bergeries, les Romans, la Pastorale, les Inventions Anacréontiques et agréables, tout ce qui est enfin du ressort de l’Opéra François fournit des sujets aux compositeurs de ces Danses. Elle exige de ceux qui l’exécutent, de la justesse, de la légèreté, l’équilibre, le moelleux, les grâces. C’est ici, que les bras (qu’on me passe cette expression) commencent à entrer en danse ; et on les demande souples et gracieux. Dans les deux premiers genres ils seraient comptés pour rien, n’était qu’ils servent à s’élancer avec plus de facilité. Si cette espèce de danse est mise en action par un compositeur éclairé, avec adresse et dans les règles : si la pantomime y est jointe avec art, avec expression, si la passion de l’amour, qui d’ordinaire en fait le fond, y est traitée avec feu, avec délicatesse, elle peut exciter dans les cœurs, surtout dans ceux des Jeunes personnes quelque émotion légère et momentanée, telle qu’on l’éprouve à la représentation d’une Scène d’Opéra et d’un Dénouement heureux de quelque Comédie, ou à la lecture de quelque Roman. Les compositeurs de ces Ballets peuvent être comparés aux Poètes qui font des Comédies, des Eglogues, des Pastorales, et les Danseurs qui les exécutent avec grâce, avec délicatesse, aux Acteurs de l’Opéra et de la Comédie.

38A l’égard de la haute danse des Dupré, des Vestris, et de leurs devanciers, telle qu’elle l’était avant que M. Noverre eût paru, et qu’il eût tourné ce dernier genre du côté de l’expression, chacun sait qu’elle est la plus belle, la plus élégante, mais aussi la plus difficile. Cependant comme toute expression en avait autrefois été bannie en couvrant d’une masque le visage du Danseur qui même le plus souvent dansait seul, elle ne pouvait alors affecter le Spectateur que très médiocrement, en faisant seulement éprouver à son âme quelques atteintes passagères de volupté, telles qu’on les ressent lorsque la belle nature parée de ses grâces naïves, et aidée de celles d’un art qui se cache, se présente à nos yeux.

39Mais la danse pantomime qui ose s’élever jusqu’à représenter les grands événements tragiques est sans contredit la plus sublime. Tout ce que la belle danse exige des Dupré, des Vestris, celle-ci le demande à ses Danseurs, et ce n’est pas tout : l’art du geste porté au suprême degré doit accompagner le majestueux, l’élégant, le délicat de la belle danse, et cela ne suffit pas encore : il faut, comme nous avons dit, que le Danseur Pantomime puisse exprimer toutes les passions, et tous les mouvements de l’âme. Il faut qu’il soit lui-même fortement affecté de tout ce qu’il veut représenter, qu’il éprouve enfin et qu’il fasse sentir aux Spectateurs ces frémissements intérieurs, qui sont le langage avec lequel l’horreur, la pitié, la terreur parlent au-dedans de nous, et nous secouent au point de pâlir, de soupirer, de tressaillir, et de verser des larmes ; malgré la persuasion où nous sommes que ce qui nous rend si sensibles, n’est qu’un être artificiel, une imitation dénuée de cette force, et de cette vérité éloquente qu’emploie la nature dans ses spectacles réels.

40La Danse Pantomime-tragique est par conséquent la Tragédie de la Poésie ; elle est celle des Sophocle, des Euripide, des Corneille, des Racine, des Voltaire, ses Danseurs lorsqu’ils ont les qualités que j’ai détaillées sont eux-mêmes les grands Acteurs de la Tragédie, les Riboux, les Lekain, les Dumesnil, les Clairon, avec cette différence à l’avantage de notre Art sur celui de la simple déclamation, que pour être parfait Danseur Pantomime-tragique il faut réunir les deux talents, et être ensemble Vestris et Riboux, la Sallé et la Clairon.

41Je sens combien je suis éloigné de cette perfection, je me juge et m’apprécie moi-même sans amour propre. Mais la Danseuse qui va représenter Sémiramis, sera jugée par le Public d’après cet écrit en connaissance de cause. Quant à moi, content de lui avoir donné un essai de ce genre de spectacles, en qualité de compositeur, s’il daigne applaudir à mes recherches, à mes études, aux efforts que je fais pour l’amuser, je ne lui demande pas davantage ; cette gloire me suffit.

42Mais je serais injuste si je quittais la plume sans rendre à M. Gluck qui a fait la musique de Sémiramis tout ce qui lui est dû. Si je réussis, je dois partager avec lui l’honneur du succès.

43La Musique est la Poésie des Ballets Pantomimes. Nous pouvons, tout aussi peu nous en passer qu’un Acteur peut se passer des paroles. Semblables aux Acteurs Anciens qui faisaient quelquefois sur la Scène les gestes d’un Rôle, tandis qu’un déclamateur en récitait les vers dans la coulisse ; nous mettons les pas, les gestes, les attitudes, les expressions aux Rôles que nous jouons, sur la musique qui se fait entendre dans l’Orchestre.

44Une pareille musique est aussi difficile à faire qu’il est difficile de versifier le plan d’une tragédie, tout doit parler dans cette musique : elle doit nous aider à nous faire entendre ; et elle est un de nos principaux ressorts pour émouvoir les passions ; d’après cette esquisse on peut juger de son mérite.

45Au surplus, je n’ignore pas que des personnes (peut être d’ailleurs très respectables) faute d’avoir du goût pour l’Antiquité, ou d’oser se détacher de ce que nous chérissons aujourd’hui, pourront peut-être trouver absurde la Tragédie en Ballet, et juger de mon travail comme d’une nouveauté téméraire quoique hasardée par moi-même il y a trois ans dans mon Ballet de Don Juan, et ensuite par M. Noverre à Stuttgart avec tant de succès ; que d’autres personnes encore plus dangereuses pour les talents ne manqueront pas de tourner en plaisanterie ce genre de spectacles. Mais si le Public judicieux et instruit, applaudit à mes tentatives comme je m’en flatte, parce que le vrai fait son effet dans tous les temps, dans tous les Pays (pour me servir d’une réflexion de l’Abbé Du Bos) je ne me découragerai point pour des prétendus bons mots, et j’aurai toujours devant les yeux le conseil, que l’auteur de la Poétique Française a donné aux Poètes, et que je m’approprie en qualité de compositeur de Tragédies Ballets « Qu’il faut avoir le courage d’écrire pour les âmes sensibles, sans nul égard pour cette malignité froide et basse, qui cherche à rire, où la nature invite à pleurer ».