(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XVI, autres souverains » pp. 178-
/ 94
(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — XVI, autres souverains » pp. 178-

XVI
autres souverains

Je me souviendrai toujours, et avec quelle joie, de ma 600e représentation à Paris.

J’étais alors au théâtre de l’Athénée. La salle entière avait été louée par les étudiants. Lorsque j’arrivai en scène chaque spectateur me jeta un bouquet de violettes.

Il fallut cinq minutes pour emporter les fleurs.

Quand j’eus achevé de danser, ce fut une nouvelle avalanche fleurie qui roula sur la scène.

Au moment où je quittai le théâtre, les étudiants dételèrent mes chevaux et traînèrent eux-mêmes ma voiture. A la Madeleine la foule était si compacte que la police nous enjoignit de nous arrêter. Mais dès qu’on apprit que c’était à « la Loïe » qu’étaient décernés les honneurs du triomphe… latin, nous eûmes la permission de poursuivre librement notre route. Les jeunes gens tirèrent ainsi ma voiture jusqu’à Passy où je demeurais ! Ils réveillèrent consciencieusement tous les habitants par leurs clameurs.

J’allais oublier de dire que pendant la représentation, j’avais reçu de mes admirateurs, avec un album de croquis, signés de noms dont plusieurs, aujourd’hui, sont célèbres, une fine statuette me représentant.

Nous arrivâmes enfin à la maison. Je ne savais ce que j’allais faire de ces garçons, mais ils ne tardèrent pas à résoudre le problème.

Après avoir sonné et lorsque ma porte eut tourné sur ses gonds, ils poussèrent un cri tous ensemble, et se mirent à courir comme des possédés. Je pus les entendre longtemps encore, alors que déjà ils étaient très loin, crier : « Vive l’art ! Vive la Loïe ! ».

Je me suis souvent demandé si la police leur avait été aussi clémente au retour qu’à l’aller…

***

A Marseille, lors de l’Exposition coloniale, quelqu’un des hauts commissaires artistiques me demanda s’il ne me plairait pas de donner un soir une représentation en plein air.

C’était mon plus vif désir.

J’acquiesçai donc.

On fit aussitôt des préparatifs pour que ma représentation eût lieu à la même place où l’on avait admiré les danseuses du roi de Cambodge. C’était une estrade construite en face du Grand Palais.

Le directeur de l’Exposition fit disposer derrière l’estrade, de grandes plantes pour que je me détachasse sur un fond de verdure sombre particulièrement favorable à l’éclat des figures claires de premier plan.

Au pied de la scène, se trouvaient deux bassins qui laissaient jaillir des fontaines lumineuses.

Le soir de ma première arriva.

J’étais d’une impatience fébrile.

On n’avait rien fait savoir au public marseillais, car nous regardions cette première soirée comme une sorte de répétition que nous renouvellerions une semaine plus tard, si elle obtenait du succès.

Ce n’était que pour cette prochaine représentation que nous comptions faire des annonces.

La nuit était radieuse.

Il y avait au moins trente mille visiteurs à l’Exposition.

On éteignit les lumières et la foule se précipita vers l’estrade. Ce fut, malgré l’impromptu de la représentation, un succès colossal, et le comité décida de continuer désormais les représentations en plein air.

Lors de la seconde soirée, au moment où l’on allait éteindre les lumières, un homme vint me dire, tandis que j’entrais en scène :

— Regardez avant qu’on éteigne, le flot humain qui déferle à vos pieds.

Je n’avais jamais rien vu d’analogue !

L’électricité éteinte, je me mis à danser.

Les rayons lumineux m’enveloppèrent. Il y eut dans la foule un mouvement qui se répercuta aux échos comme un grondement d’orage.

Des exclamations suivirent, des « Oh ! » des « Ah ! » qui composèrent une sorte de rugissement assez semblable à la plainte de quelque animal géant.

On ne peut rien imaginer de tel.

Il me parut que tout cela avait lieu à mon intention et que le spectacle était donné pour moi seule, par toute cette foule en mouvement devant moi.

Une accalmie se produisit.

L’orchestre trop peu nombreux me sembla d’un mince effet dans un tel espace.

Le public, qui se trouvait de l’autre côté des pièces d’eau, ne devait certainement pas l’entendre.

La première danse s’achevait. Mes projecteurs, en s’éteignant, nous laissèrent, le public et moi, dans la complète obscurité. Le fracas des applaudissements des spectateurs devint alors, en pleine nuit, quelque chose de fantastique. C’était comme un seul battement de mains, mais si puissant qu’aucun bruit au monde ne pouvait lui être comparé.

Je dansai quatre fois, et les différentes sensations exprimées par le public furent tout à fait surhumaines et me donnèrent la plus vive impression que j’aie ressentie.

C’était immense, c’était géant, cela tenait du prodige.

Et j’éprouvai le sentiment ce jour-là que la foule était vraiment la plus puissante des souveraines.

***

Il est d’autres souverains que les monarques ou que la foule. Certains sentiments, eux aussi, sont rois.

A Nice, au Riviera Palace Hôtel, je découvris, certain jour, à une table en face de la mienne, un jeune homme à l’air distingué, dont le regard croisa mon regard plusieurs fois de suite, presque, eût-on dit, malgré lui. Les jours qui suivirent, nous nous retrouvâmes aux heures des repas mais sans faire plus ample connaissance.

J’avais de nombreux amis autour de moi.

Il était seul.

Peu à peu mon cœur alla à lui sans que nous cussions échangé une parole. Je ne savais pas qui il était et je ne pensais nullement à faire sa connaissance. Mais ses yeux bruns et sa façon d’être, calme et simple, exerçaient sur moi une sorte de fascination. Une semaine plus tard environ je découvris, à ma grande confusion, que j’étais hantée par ses yeux et que je ne pouvais plus effacer son sourire de ma mémoire.

Un soir il y eut bal à l’hôtel.

J’y fus invitée, naturellement.

Comme je l’ai déjà dit, j’avais là-bas de très nombreux amis.

Tout à coup, dans un angle de la salle de bal, je découvris mon voisin de table. Il ne parlait à personne, ne dansait pas. Je commençais à me sentir triste, triste, de le voir tellement isolé.

Et ma sympathie alla plus hardiment vers lui.

Quelques jours plus tard, on m’engagea pour une représentation qui devait avoir lieu à l’hôtel, en l’honneur d’un grand-duc de Russie, de deux rois et d’une impératrice.

Je me souviens que la Patti était au premier rang des spectateurs. Lorsque je parus devant cette assistance choisie, une figure se détacha en vigueur du reste de la foule : celle de mon jeune inconnu ! Qui était-il donc pour se trouver ainsi, au titre d’invité, parmi tous ces rois et ces reines, tous ces princes et ces princesses ? Il avait appuyé son coude au dossier de sa chaise. Sa main soutenait sa tête. Ses jambes étaient croisées avec une négligence aisée. Il me regardait obstinément. Tout le monde applaudit et applaudit encore.

Lui seul ne broncha pas.

Qui était cet homme ? Pourquoi son visage me hantait-il ? Pourquoi me regardait-il avec tant d’insistance ? Pourquoi ne m’applaudissait-il pas ?

Le lendemain, dans la vérandah, je me balançais dans un grand rocking-chair, me demandant toujours qui pouvait être mon beau ténébreux. En me retournant, je le vis à côté de moi, assis dans un de ces drôles de sièges, fauteuil-cabane en osier, qui vous enferment ainsi qu’une guérite.

Ses yeux rencontrèrent encore les miens. Nous ne parlâmes pas, mais tous deux nous avions le désir aigu d’échanger des propos. Juste à ce moment le directeur de l’hôtel s’approcha et se mit à causer avec nous. Puis remarquant que nous ne nous connaissions pas, il fit les présentations. J’appris alors qu’il était le fils d’un roi de l’industrie internationale et des plus connus aussi bien à Paris, qu’à Saint-Pétersbourg ou à Vienne. Tout de suite je voulus tout savoir de son existence. Lui, de son côté, désira que je lui disse quantité de choses auxquelles je n’avais même jamais songé.

Nous étions tout de suite en exquise familiarité.

Peu après, je fus obligée de quitter Nice.

Au moment où mon train allait partir, mon bel ami monta dans mon wagon, et m’accompagna jusqu’à Marseille.

Là il prit congé de moi et retourna à Nice.

Une correspondance suivie s’établit aussitôt entre nous. Il me disait combien il tenait à mon amitié,  — plus qu’à tout au monde. Moi, de mon côté je pensais à lui beaucoup plus que je ne voulais l’avouer, mais je fus tout de même assez raisonnable pour lui déclarer, au prix d’un grand effort de volonté, qu’il était trop jeune pour que notre sentiment mutuel pût se perpétuer sans danger et qu’il devait m’oublier.

Précisément, on me présenta un vicomte, qui prétendait à la fois à mon cœur et à ma main. Est-il besoin de dire que, les yeux tout pleins de l’image de l’autre, je ne pouvais supporter les assiduités de l’importun. Il n’est pire sourd, dit un proverbe français, que celui qui ne veut pas entendre. Et le vicomte ne voulait rien percevoir de mes propos décourageants.

Il semblait s’être imposé en dépit de mes rebuffades, souvent vives et toujours désobligeantes, la mission de me compromettre. Sans doute, en dépit de ma réserve et de ma froideur, y fût-il parvenu, si, un beau soir, il n’avait disparu, sous le coup de poursuites, et avec la réputation, brusquement et solidement établie, d’un chevalier d’industrie.

En même temps que le vicomte affirmait son jeu indigne à mon égard, la correspondance de mon bel ami cessa. Je lui écrivis plusieurs lettres : elles demeurèrent sans réponse.

Quelques années plus tard, en 1900, j’avais installé, on ne l’a peut-être pas oublié, mon théâtre dans la rue de Paris à l’Exposition Universelle.

Un jour que je me rendais à mon théâtre, j’aperçus au loin, mon amoureux de Nice. Mon cœur se mit à battre à coups précipités dans ma poitrine.

Mon ami venait vers moi. Nous allions nous croiser. Il ne m’avait toujours pas vue, car il marchait les yeux baissés. Brusquement son regard, une fois encore, se posa sur le mien. Immobile, la main gauche comprimant les frémissements de mon cœur, j’attendais, les yeux en fête : il détourna la tête et passa.

Je ne devais plus le revoir de longtemps.

Dans la suite, en effet, j’appris, par une tierce personne, qu’il avait déclaré à son père qu’il voulait m’épouser. Il y eut une scène violente entre les deux hommes. Le père menaça de déshériter le fils. Et le pauvre garçon fut embarqué, presque de force, pour un long, très long voyage autour du monde.

J’ai fréquemment réfléchi, depuis, au rôle qu’avait tenu le « vicomte » dans toute cette affaire, et je ne serais pas étonnée si j’apprenais qu’il mena dans l’occurrence quelque sournoise et malpropre ambassade contre Sa Majesté l’Amour.