LETTRE X.
J’ai dit, Monsieur, que la Danse étoit trop composée & le mouvement symmétrique des bras trop uniforme, pour que les Tableaux pussent avoir de la variété, de l’expression & du naturel ; il faudroit donc si nous voulons rapprocher notre Art de la vérité, donner moins d’attention aux jambes, & plus de soin aux bras ; abandonner les cabrioles pour l’intérêt des gestes ; faire moins de pas difficiles, & jouer davantage de la physionomie ; ne pas mettre tant de force dans l’exécution, mais y mêler plus d’esprit ; s’écarter avec grace des regles étroites de l’Ecole, pour suivre les impressions de la nature & donner à la Danse l’ame & l’action qu’elle doit avoir pour intéresser. Je n’entends point au reste par le mot d’action celle qui ne consiste qu’à se remuer, à se donner de la peine, à faire des efforts & à se tourmenter comme un forcené pour sauter, ou pour montrer une ame que l’on n’a pas.
L’action en matiere de Danse est l’Art de faire passer par l’expression vraie de nos mouvements, de nos gestes & de la physionomie, nos sentiments & nos passions dans l’ame des Spectateurs. L’action n’est donc autre chose que la Pantomime. Tout doit peindre, tout doit parler chez le Danseur ; chaque geste, chaque attitude, chaque port de bras doit avoir une expression différente ; la vraie Pantomime en tout genre, suit la nature dans toutes ses nuances. S’en écarte-t-elle un instant ? elle fatigue, elle révolte. Que les Danseurs qui commencent ne confondent pas cette Pantomime noble, dont je parle, avec cette expression basse & triviale que les Bouffons d’Italie ont apporté en France & que le mauvais goût semble avoir adopté.
Je crois, Monsieur, que l’Art du geste est resserré dans des bornes trop étroites pour produire de grands effets. La seule action du bras droit que l’on porte en avant pour décrire un quart de cercle, pendant que le bras gauche qui étoit dans cette position, rétrograde par la même route pour s’étendre de nouveau & former l’opposition avec la jambe, n’est pas suffisante pour exprimer les passions : tant qu’on ne variera pas davantage les mouvements des bras, ils n’auront jamais la force d’émouvoir & d’affecter. Les anciens étoient nos Maîtres à cet égard, ils connoissoient mieux que nous l’Art du geste, & c’est dans cette partie seule de la Danse qu’ils l’emportoient sur les modernes. Je leur accorde avec plaisir ce qui nous manque, & ce que nous posséderons lorsqu’il plaira aux Danseurs de secouer des regles qui s’opposent à la beauté & à l’esprit de leur Art.
Le port des bras devant être aussi varié que les différentes passions que la Danse peut exprimer, les regles reçues deviennent presque inutiles ; il faudroit les enfreindre & s’en écarter à chaque instant, ou s’opposer en les suivant exactement aux mouvements de l’ame, qui ne peuvent se limiter par un nombre déterminé de gestes.
Les passions varient & se divisent à l’infini ; il faudroit donc autant de préceptes qu’il y a chez elles de variation. Où est le Maître qui voulût entreprendre un tel ouvrage ?
Le geste puise son principe dans la passion qu’il doit rendre ; c’est un trait qui part de l’ame, il doit faire un prompt effet, & toucher au but, lorsqu’il est lancé par le sentiment.
Instruit des principes fondamentaux de notre Art, suivons les mouvements de notre ame, elle ne peut nous trahir lorsqu’elle sent vivement ; & si dans ces instants elle entraîne le bras à tel ou tel geste, il est toujours aussi juste que correctement dessiné, & son effet est sûr. Les passions sont les ressorts qui font jouer la machine : quels que soient les mouvements qui en résultent, ils ne peuvent manquer d’être vrais. Il faut conclure d’après cela que les préceptes stériles de l’Ecole doivent disparoître dans la Danse en action pour faire place à la nature.
Rien n’est si difficile à ménager que ce que l’on appelle bonne grace ; c’est au goût à l’employer & c’est un défaut que de courir après elle, & d’en répandre également par-tout. Peu de prétention à en montrer, une négligence bien entendue à la dérober quelquefois ne la rend que plus piquante, & lui prête un nouvel attrait. Le goût en est le distributeur, c’est lui qui donne aux graces de la valeur & qui les rend aimables : marchent-elles sans lui, elles perdent leur nom, leurs charmes & leur effet ? ce n’est plus que de la minauderie dont la fadeur devient insoutenable.
Il n’appartient pas à tout le monde d’avoir du goût ; la nature seule le donne, l’éducation le rafine & le perfectionne ; toutes les regles que l’on établiroit pour en donner, seroient inutiles. Il est né avec nous, ou il ne l’est pas : s’il l’est, il se manifestera de lui-même ; s’il ne l’est pas, le Danseur sera toujours médiocre.
Il en est de même des mouvements des bras ; la bonne grace est à ces derniers, ce que le goût est à la bonne grace : on ne peut réussir dans l’action Pantomime, sans être également servi par la nature ; lorsqu’elle nous donne les premieres leçons, les progrès ne peuvent manquer d’être rapides.
Concluons que l’action de la Danse est trop restreinte ; que l’agrément & l’esprit ne peuvent se communiquer également à tous les êtres ; que le goût & les graces ne se donnent point. En vain cherche-t-on à en prêter à ceux qui ne sont point faits pour en avoir, c’est semer son grain sur un terrein pierreux ; quantité de charlatans en vendent, une plus grande quantité de dupes s’imaginent en acquérir en payant, mais ils n’ont qu’un faux vernis qui se ternit & disparoît bientôt ; le profit est au vendeur, & la sottise à l’acheteur ; c’est Ixion qui embrasse la nue.
Les Romains avoient cependant des écoles où l’on enseignoit l’Art de la Saltation, ou si vous voulez celui du geste & de la bonne grace, mais les Maîtres étoient-ils contents de leurs écoliers ? Roscius ne le fut que d’un seul que la nature sans doute avoit servi, encore y trouvoit-il toujours quelque chose à reprendre.
Que mes confreres se persuadent que j’entends par gestes les mouvements expressifs des bras soutenus par les caracteres frappants & variés de la physionomie. Les mains d’un Danseur habile doivent, pour ainsi dire, parler ; si son visage ne joue point ; si l’altération que les passions impriment sur les traits n’est pas sensible ; si ses yeux ne déclament point & ne décélent pas la situation de son cœur, son expression dès-lors est fausse, son jeu est machinal, & l’effet qui en résulte péche par le désagrément & par le défaut de vérité & de vraisemblance.
On ne peut se distinguer au Théatre que lorsqu’on est aidé par la nature, c’étoit le sentiment de Roscius. Selon lui, dit Quintilien, l’Art du Pantomime consiste dans la bonne grace & dans l’expression naïve des affections de l’ame ; elle est au-dessus des regles & ne se peut enseigner ; la nature seule la donne.
Pour hâter les progrès de notre Art & le rapprocher de la vérité, il faut faire un sacrifice de tous les pas trop compliqués ; ce que l’on perdra du côté des jambes se retrouvera du côté des bras ; plus les pas seront simples & plus il sera facile de leur associer de l’expression & des graces : le goût fuit toujours les difficultés, il ne se trouve jamais avec elles ; que les Artistes les réservent pour l’étude, mais qu’ils apprennent à les bannir de l’exécution ; elles ne plaisent point au Public ; elles ne font même qu’un plaisir médiocre à ceux qui en sentent le prix. Je regarde les difficultés multipliées de la Musique & de la Danse comme un jargon qui leur est absolument étranger ; leurs voix doivent être touchantes, c’est toujours au cœur qu’elles doivent parler ; le langage qui leur est propre est celui du sentiment ; il séduit généralement, parce qu’il est entendu généralement de toutes les Nations.
Tel Violon est admirable, me dira-t-on ; cela se peut, mais il ne me fait aucun plaisir, il ne me flatte point, & il ne me cause aucune sensation ; c’est qu’il a un langage, me répondra l’Amateur, que vous n’entendez point. Cette conversation n’est pas à la portée de tout le monde, continuera-t-il, mais elle est sublime pour quiconque peut la comprendre & la sentir, & ses sons font autant de sentiments qui séduisent & qui affectent lorsque l’on conçoit son langage.
Tant pis pour ce grand Violon, lui dirai-je, si son mérite ne se borne uniquement qu’à plaire au petit nombre. Les Arts sont de tous les pays ; qu’ils empruntent la voix qui leur est propre, ils n’auront pas besoin d’interprete, & ils affecteront également & le connoisseur & l’ignorant ; leur effet ne se borne-t-il au-contraire qu’à frapper les yeux sans toucher le cœur, sans remuer les passions, sans ébranler l’ame ? ils cessent dès-lors d’être aimables & de plaire ; la voix de la nature & l’expression fidelle du sentiment jetteront toujours l’émotion dans les ames les moins sensibles, le plaisir est un tribut que le cœur ne peut refuser aux choses qui le flattent & qui l’intéressent.
Un grand Violon d’Italie arrive-t-il à Paris, tout le monde le court & personne ne l’entend ; cependant on crie au miracle. Les oreilles n’ont point été flattées de son jeu, ses sons n’ont point touché, mais les yeux se sont amusés ; il a démanché avec adresse, ses doigts ont parcouru le manche avec légéreté ; que dis-je ? il a été jusqu’au chevalet ; il a accompagné ces difficultés de plusieurs contorsions qui étoient autant d’invitations, & qui vouloient dire, Messieurs, regardez-moi, mais ne m’écoutez-pas : ce passage est diabolique ; il ne flattera pas votre oreille, quoiqu’il fasse grand bruit, mais il y a vingt ans que je l’étudie. L’applaudissement part ; les bras & les doigts méritent des éloges, & on accorde à l’homme machine & sans tête, ce que l’on refusera constamment de donner à un Violon François qui réunira au brillant de la main, l’expression, l’esprit, le génie & les graces de son Art.
Les Danseurs Italiens ont pris depuis quelque temps le contre-pied des Musiciens. Ne pouvant occuper agréablement la vue, & n’ayant pu hériter de la gentillesse de Fossan, ils font beaucoup de bruit avec les pieds en marquant toutes les notes ; de sorte qu’on voit jouer avec admiration les Violons de cette Nation, & qu’on écoute danser avec plaisir leurs Pantomimes. Ce n’est point là le but que les beaux Arts se proposent ; ils doivent peindre, ils doivent imiter ; une élégante simplicité convient à leurs charmes. La beauté se perd toujours sous les colifichets de la mode ; le simple est son fard ; la nature compose ses agréments ; les graces ajoutent à ses traits ; l’esprit les anime & leur prête encore un nouvel éclat. Tant que l’on sacrifiera le goût aux difficultés, que l’on ne raisonnera pas, que l’on dansera en mercenaire, & que l’on fera un métier vil d’un Art agréable ; la Danse loin de faire des progrès, dégénérera, & rentrera dans l’obscurité où elle étoit il n’y a pas plus d’un siecle.
Ce ne seroit pas m’entendre que de penser que je cherche à abolir les mouvements ordinaires des bras, tous les pas difficiles & brillants, & toutes les positions élégantes de la Danse ; je demande plus de varieté & d’expression dans les bras ; je voudrois les voir parler avec plus d’énergie ; ils peignent le sentiment & la volupté, mais ce n’est pas assez, il faut encore qu’ils peignent la fureur, la jalousie, le dépit, l’inconstance, la douleur, la vengeance, l’ironie, toutes les passions innées enfin dans l’homme, & que d’accord avec les yeux, la physionomie & les pas, ils me fassent entendre le cri de la nature. Je veux encore que les pas soient placés avec autant d’esprit que d’Art, & qu’ils répondent à l’action & aux mouvements de l’ame du Danseur ; j’exige que dans une expression vive on ne forme point de pas lents ; que dans une Scene grave on n’en fasse point de légers ; que dans des mouvements de dépit on sache éviter tous ceux qui ayant de la légéreté, trouveroient place dans un moment d’inconstance ; je voudrois enfin que l’on cessât d’en faire dans les instants de désespoir & d’accablement : c’est au visage seul à peindre ; c’est aux yeux à parler ; les bras même doivent être immobiles, & le Danseur dans ces sortes de Scenes ne sera jamais si excellent que lorsqu’il ne dansera pas ; toutes mes vues, toutes mes idées ne tendent uniquement qu’au bien & à l’avancement des jeunes Danseurs & des nouveaux Maîtres de Ballets ; qu’ils pesent mes idées, qu’ils se fassent un genre neuf, ils verront alors que tout ce que j’avance peut se mettre en pratique & réunir tous les suffrages.
Quant aux positions, tout le monde sait qu’il y en a cinq ; on prétend même qu’il y en a dix divisées assez singuliérement en bonnes ou en mauvaises, en fausses ou en vraies : le compte n’y fait rien, & je ne le contesterai point ; je dirai simplement que ces positions sont bonnes à savoir & meilleures encore à oublier, & qu’il est de l’Art du grand Danseur de s’en écarter agréablement. Au reste, toutes celles où le corps est ferme & bien dessiné sont excellentes ; je n’en connois de mauvaises que lorsque le corps est mal grouppé, qu’il chancelle & que les jambes ne peuvent le soutenir. Ceux qui sont attachés à l’alphabet de leur profession, me traiteront d’innovateur & de fanatique, mais je les renverrai à l’Ecole de la Peinture & de la Sculpture, & je leur demanderai ensuite s’ils approuvent ou s’ils condamnent la position du beau Gladiateur & celle de l’Hercule ? Les désaprouvent-ils ? j’ai gain de cause, ce sont des aveugles : les approuvent-ils ? ils ont perdu, puisque je leur prouverai que les positions de ces deux statues, chef-d’œuvres de l’antiquité, ne sont pas des positions adoptées dans les principes de la Danse.
La plus grande partie de ceux qui se livrent au Théatre, croient qu’il ne faut avoir que des jambes pour être Danseur ; de la mémoire▶ pour être Comédien ; & de la voix pour être Chanteur. En partant d’un principe aussi faux, les uns ne s’appliquent qu’à remuer les jambes, les autres qu’à faire des efforts de ◀mémoire, & les derniers qu’à pousser des cris ou des sons ; ils sont étonnés, après plusieurs années d’un travail pénible, d’être détestables ; mais il n’est pas possible de réussir dans un Art sans en étudier les principes, sans en connoître l’esprit, & sans en sentir les effets. Un bon Ingénieur ne s’emparera pas des ouvrages les plus foibles d’une Place, s’ils sont commandés par des hauteurs capables de les défendre & de l’en déloger ; l’unique moyen d’assurer sa conquête, est de se rendre Maître des principaux ouvrages & de les emporter, parce que ceux qui leur sont inférieurs ne feront plus alors qu’une foible résistance, ou se rendront d’eux-mêmes. Il en est des Arts comme des Places, & des Artistes comme des Ingénieurs ; il ne s’agit pas d’effleurer, il faut approfondir ; ce n’est pas assez que de connoître les difficultés, il faut les combattre & les vaincre. Ne s’attache-t-on qu’aux petites parties, ne saisit-on que la superficie des choses ? on languit dans la médiocrité & dans l’obscurité la plus honteuse.
Je ferai d’un homme ordinaire un Danseur comme il y en a mille, pourvu qu’il soit passablement bien fait ; je lui enseignerai à remuer les bras & les jambes & à tourner la tête ; je lui donnerai de la fermeté, du brillant & de la vîtesse, mais je ne pourrai le douer de ce feu, de ce génie, de cet esprit, de ces graces & de cette expression de sentiment qui est l’ame de la vraie Pantomime : la nature fut toujours au-dessus de l’Art, il n’appartient qu’à elle de faire des miracles.
Le défaut de lumieres & la stupidité qui regne parmi la plupart des Danseurs, prend sa source de la mauvaise éducation qu’ils reçoivent ordinairement. Ils se livrent au Théatre, moins pour s’y distinguer que pour secouer le joug de la dépendance ; moins pour se dérober à une profession plus tranquille, que pour jouir des plaisirs qu’ils croient y rencontrer à chaque instant ; ils ne voient dans ce premier moment d’enthousiasme que les roses du talent qu’ils veulent embrasser ; ils apprennent la danse avec fureur ; leur goût se ralentit à mesure que les difficultés se font sentir & qu’elles se multiplient ; ils ne saisissent que la partie grossiere de l’Art ; ils sautent plus ou moins haut ; ils s’attachent à former machinalement une multitude de pas, & semblables à ces enfants qui disent beaucoup de mots sans esprit & sans suite, ils font beaucoup de pas sans génie, sans goût & sans graces.
Ce mêlange innombrable de pas enchaînés plus ou moins mal, cette exécution difficile, ces mouvements compliqués, ôtent, pour ainsi dire, la parole à la Danse. Plus de simplicité, plus de douceur & de moëlleux dans les mouvements procureroit au Danseur la facilité de peindre & d’exprimer. Il pourroit se partager entre le méchanisme des pas & les mouvements qui sont propres à rendre les passions ; la Danse alors délivrée des petites choses, pourroit se livrer aux plus grandes. Il est constant que l’essouflement qui résulte d’un travail si pénible étouffe le langage du sentiment ; que les entrechats & les cabrioles altérent le caractere de la belle Danse, & qu’il est moralement impossible de mettre de l’ame, de la vérité & de l’expression dans les mouvements, lorsque le corps est sans cesse ébranlé par des secousses violentes & réitérées, & que l’esprit n’est exactement occupé qu’à le préserver des accidents & des chûtes qui le menacent à chaque instant.
On ne doit pas s’étonner de trouver plus d’intelligence & de facilité à rendre le sentiment parmi les Comédiens que parmi les Danseurs. La plupart des premiers reçoivent communément plus d’éducation que les derniers. Leur état d’ailleurs les porte à un genre d’étude propre à leur donner avec l’usage du monde & le ton de la bonne compagnie, l’envie de s’instruire & d’étendre leurs connoissances au-delà des bornes du Théatre ; ils s’attachent à la Littérature ; ils connoissent les Poëtes, les Historiens & plusieurs d’entr’eux ont prouvé par leurs ouvrages qu’ils joignoient au talent de bien dire, celui de composer agréablement. Si toutes ces connoissances ne sont pas exactement analogues à leur profession, elles ne laissent pas de contribuer à la perfection à laquelle ils parviennent. De deux Acteurs également servis par la nature, celui qui sera le plus éclairé sera sans contredit celui qui mettra le plus d’esprit & de légéreté dans son jeu.
Les Danseurs devroient s’attacher ainsi que les Comédiens à peindre & à sentir, puisqu’ils ont le même objet à remplir. S’ils ne sont vivement affectés de leurs rôles ; s’ils n’en saisissent le caractere avec vérité, ils ne peuvent se flatter de réussir & de plaire ; ils doivent également enchaîner le Public par la force de l’illusion, & lui faire éprouver tous les mouvements dont ils sont animés. Cette vérité, cet enthousiasme qui caractérisent le grand Acteur & qui est l’ame des beaux Arts, est, si j’ose m’exprimer ainsi, l’image du coup électrique ; c’est un feu qui se communique avec rapidité, qui embrase dans un instant l’imagination des Spectateurs, qui ébranle leur ame, & qui force leur cœur à la sensibilité.
Le cri de la nature, ou les mouvements vrais de l’action Pantomime doivent également toucher ; le premier attaque le cœur par l’ouie, les derniers par la vue : ils feront l’un & l’autre une impression aussi forte, si cependant les images de la Pantomime sont aussi vives, aussi frappantes & aussi animées que celles du discours.
Il n’est pas possible d’imprimer cet intérêt en récitant machinalement de beaux vers, & en faisant tout simplement de beaux pas ; il faut que l’ame, la physionomie, le geste & les attitudes parlent toutes à la fois, & qu’elles parlent avec autant d’énergie que de vérité. Le Spectateur se mettra-t-il à la place de l’Acteur, si celui-ci ne se met à celle du Héros qu’il représente ? Peut-il espérer d’attendrir & de faire verser des larmes, s’il n’en répand lui-même ? Sa situation touchera-t-elle, s’il ne la rend touchante, & s’il n’en paroît vivement affecté ?
Vous me direz peut-être que les Comédiens ont sur les Danseurs l’avantage de la parole, la force & l’énergie du discours. Mais ces derniers n’ont-ils pas les gestes, les attitudes, les pas & la musique que l’on doit regarder comme l’organe & l’interprete des mouvements successifs du Danseur ?
Pour que notre Art parvienne à ce degré de sublimité que je demande & que je lui souhaite, il est indispensablement nécessaire que les Danseurs partagent leur temps & leurs études entre l’esprit & le corps, & que tous les deux soient ensemble l’objet de leurs réflexions ; mais on donne malheureusement tout au dernier, & l’on refuse tout à l’autre. La tête conduit rarement les jambes, & comme l’esprit & le génie ne résident pas dans les pieds, on s’égare souvent, l’homme s’éclipse, il n’en reste qu’une machine mal combinée, livrée à la stérile admiration des sots & au juste mépris des connoisseurs.
Etudions donc, Monsieur ; cessons de ressembler à ces marionnettes, dont les mouvements dirigés par des fils grossiers n’amusent & ne font illusion qu’au Peuple. Si notre ame détermine le jeu & l’action de nos ressorts, dès-lors les pieds, les jambes, le corps, la physionomie & les yeux seront mus dans des sens justes, & les effets résultants de cette harmonie & de cette intelligence intéresseront également le cœur & l’esprit.