VIII
Ballerines étrangères.
Lucile Grahn. — Vers d’Edmond Texier. — Un funeste accident. — Sophie Fuoco. — Betty. — Un couplet de revue. — Fanny Cerrito. — Une nouvelle direction. — Saint-Léon. — La Fille de Marbre. — Le père de la débutante. — A Londres. — Un fameux pas de quatre. — Petit crayon de la diva. — Elle se retire du théâtre. — Extrait des Petites Affiches. — Nadédja Bagdanoff. — Accapareuse et truqueuse. — La signora Priora. — Régina Forli, ci-devant Héloïse Guérineau. — La señora Guy Stephan. — Carolina Rosati. — Plus mime que danseuse. — Jovita, le Corsaire et la Fonti. — Un bouquet monstre. — Amalia Ferraris. — Philémon et Baucis. — Théophile Gautier et le compte-rendu de Sacountala.
Lucile Grahn
Cette blonde fille du Danemark entrait à l’Opéra, au mois de juillet 1838, — par la porte vermoulue d’un ancien ouvrage démodé, le Carnaval de Venise…
Là-bas, à Copenhague, — la vieille et sainte ville, enfouie au fond du Nord, qui vous apparaît avec son gothique entourage de basiliques romanes et de maisons pointues, — elle s’était montrée, à l’âge de quatorze ans, dans le rôle de la princesse Astride, de Waldemar, et dans le principal personnage de Hertha, deux ballets empruntés aux chevaleresques traditions et à la mythologie scandinaves…
Et ses compatriotes avaient fait fête à l’envi à ce prodige enfantin, dont toutes les convoitises se portaient vers la France, — cette France qui donne, quand il lui plaît, aux comédiens et aux danseuses de grandes et sublimes leçons !…
Lucile Grahn s’était donc exhibée à Paris. Son apparition, dans la Sylphide, fut le great event de 1839. Tous les critiques la vantèrent ; tous les poëtes la chantèrent ; Edmond Texier, entre autres, qui lui sonna le sonnet suivant :
Lorsque Taglioni, la fée aux blanches ailes,Quittait la salle aimée où pleuvaient tant de fleurs,L’insouciant Paris aux amours infidèlesNe la vit pas partir sans répandre des pleurs.Paris vit succéder aux grâces éternelles,Aux pas aériens, aux célestes douleursLa danse échevelée et les poses charnelles,Et les élans lascifs aux bonds provocateurs.Mais elle est revenue enfin l’enchanteresse,Plus belle que jamais de grâce et de jeunesse :De ses bravos encor Paris la saluera.Ou Marie ou Lucile, ange à l’aile rapide,Que m’importe son nom ? C’est toujours la sylphideDont la place est marquée au ciel de l’Opéra.
Tout souriait à la jeune artiste, le présent comme l’avenir, la soirée de la veille comme celle qui allait la suivre, quand arriva la représentation au bénéfice de Cornélie Falcon.
Le 7 mars 1840, veille de cette solennité, Lucile Grahn vint au théâtre répéter une « variation » qu’elle devait exécuter le lendemain.
Au cours de cette répétition, un faux mouvement de jambe lui occasionna au genou une foulure qu’elle crut d’abord légère ; mais, dans l’espace de quelques heures, le mal fit des progrès rapides, et, le soir, la pauvre sylphide avait perdu ses ailes ; le soir, elle était étendue sur sa causeuse, d’où, malgré les soins empressés des praticiens les plus célèbres, Larrey, Jules Cloquet et autres, elle ne put jamais se relever, — du moins pour reparaître à l’Opéra.
Sophie Fuoco
L’antipode de la précédente. Brune, vive, d’une figure piquante et mutine, elle débarquait de Milan avec un nom d’heureux augure — fuoco, feu, — que l’on eût dit fait pour elle. Ses débuts eurent lieu dans Betty, un ballet que Mazillier avait fabriqué avec la Jeunesse d’Henri V, d’Alexandre Duval, et dont Ambroise Thomas avait composé la musique. Dans une revue de l’année 1846, on chantait ce couplet, d’une forme douteuse, auquel l’événement donna raison, du reste :
Cette Betty, vaille que vaille,Croit faire à l’Opéra grand feu ;Mais j’ai peur que Fuoco ou feu,Ce ne soit qu’un fuoco de paille.
Fanny Cerrito
Léon Pillet succédant à Duponchel, avait été accueilli avec enthousiasme. Duponchel re-succédant à Léon Pillet, — avec Roqueplan pour associé, — fut ré-accueilli avec plus d’enthousiasme encore.
Pour ne point laisser refroidir ce sentiment, la nouvelle direction s’empressa d’engager la Cerrito et Saint-Léon.
Ce dernier, — violoniste distingué, chorégraphe ingénieux et mime remarquable, — était le Perrot de la néo-Carlotta.
On lui commanda le ballet de la Fille de Marbre. Livret, musique, décors, costumes, tout fut entrepris en même temps. Tout était prêt avant deux mois.
La Fille de Marbre réussit. La musique d’Adam réussit ; les pirouettes de Saint-Léon réussirent ; la débutante réussit. Or, pour réussir à côté de Carlotta, il ne fallait pas être boiteuse.
Fanny — ou Francesca — Cerrito était née à Naples, en 1821.
Son père était une sorte de vieux caporal non moins tendre que dévoué.
Rien ne se pouvait comparer à l’admiration que le brave homme éprouvait à l’endroit de sa fille.
Il ne la désignait jamais que sous le nom de la Divinita.
A Londres, où Fanny avait fait florès avant de venir à Paris, il avait ses poches pleines des vieux chaussons de la Divinita, des couronnes qu’on lui avait jetées, des déclarations amoureuses que lui avaient adressées tous les princes de l’Europe et des engagements fabuleux qu’elle avait méprisés. Il produisait, il étalait tout cela ; il s’en faisait gloire et honneur. Il ne marchait qu’escorté d’une demi-douzaine de gardes-du-corps, — triples claqueurs italiens attachés à sa personne et chargés de chanter les louanges de sa fille !…
Celle-ci avait trop d’intelligence et de ballon pour permettre au bonhomme de transporter chez nous ses façons d’outre-Manche. Depuis longtemps, d’ailleurs, son nom était populaire à l’Opéra ; et, quand elle y battit ses prodigieux entrechats, elle y retrouva d’anciens amis. Dès 1838, plus d’un habitué de la salle de la rue Le Peletier avait pris la route de Milan pour applaudir la merveille de la Scala, et, plus récemment, fait le voyage de Londres, pour assister à ce pas fameux exécuté par Marie Taglioni, Carlotta Grisi, Lucile Grahn et la future remplaçante de ce brelan d’astres en pied…
Cet assaut de jambes fut une lutte dans laquelle il n’y eut pas de vaincues : le passé, le présent, l’avenir y recueillirent les mêmes bravos…
D’imprudents amis faillirent bien, par exemple, compromettre, en cette circonstance, la Cerrito et son succès…
N’avaient-ils pas imaginé d’imprimer en lettres gigantesques et d’afficher à l’intérieur du théâtre un sonnet en l’honneur de leur Divinita !…
La grâce et l’agilité de celle-ci firent heureusement oublier la fâcheuse impression produite par ce dangereux hommage.
La Cerrito était petite et dodue. Elle avait la poitrine très sortie et très blanche, les bras ronds et d’un contour moelleux, les yeux bleus, le sourire facile, la jambe forte, le pied petit, mais épais, la chevelure blonde, mais rebelle. En outre, elle n’avait pas sa pareille pour saluer le public, après un écho applaudi, et pour le remercier de la bouche et du regard, en plaçant sa main sur son cœur.
Elle créa successivement, à la rue Le Peletier, la Vivandière, le Violon du diable, — où l’instrument de Saint-Léon lui donnait la réplique, — Stella ou les Contrebandiers, et enfin Gemma, qu’elle signa en collaboration avec Théophile Gautier.
En 1850, elle se sépara de son mari, dont elle cessa de porter le nom.
En 1854, elle se retira de la scène.
On pouvait lire, il y a quelques années, dans les Petites-Affiches :
« Par convention, en date du 20 avril 1877, madame Fanny Cerrito, veuve de M. Arthur Michel, dit Saint-Léon, demeurant à Paris, avenue d’Eylau, 149, a vendu à MM. Cadbury frères, de Birmingham, un agencement de boutique, sis à Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 90. »
Nadedja Bagdanoff
Diplomate, danseuse et Russe de haute école.
Rosière, — à ce qu’elle disait, — par dessus le marché.
Jamais personne ne se donna autant de mouvement pour être remarquée.
Figurait-elle dans un pas de trois ou de quatre, après son écho, la scène n’appartenait qu’à elle : elle se campait résolument sur le premier plan, et cherchait tellement à accaparer les regards qu’il n’en restait rien pour les autres. Ses camarades se plaignirent, et l’intéressante accapareuse dut renoncer à son esprit de conquêtes — ou partir ; elle préféra partir. Elle choisit, pour retourner en Russie, un moment favorable : celui où Sébastopol venait de tomber sous les armes françaises. A Saint-Pétersbourg, elle se posa en victime de sa nationalité et prétendit qu’on avait voulu la faire danser au bénéfice des blessés de l’armée victorieuse ! On la crut, on vint la voir, la plaindre et l’applaudir. Elle était enfin prophète quelque part : prophète dans son pays !
La Signorita Priora.
Fille de l’Italie et du signor Priora, maestro di ballo. Cheveux très noirs, œil très noir, sourcils très noirs, petites moustaches très noires. « Quatre noirceurs, ajoutent les Petits Mémoires▶ de l’Opéra, qui donnent ordinairement de l’expression à une figure et qui n’en donnaient aucune à la sienne. »
Regina Forli.
Celle-là n’avait d’exotique que le nom. C’était l’ancienne petite Héloïse Guérineau, qui, au premier acte de la Gipsy, représentait Elssler enfant. Jolie maigre ; tête fine sur un col de cygne ; talent un peu grêle. Elle était devenue Italienne en Allemagne, — à la cour de Brunsvick, dit-on.
La Senora Guy Stephan.
Une Espagnole. Spécialité de castagnettes. Oiseau de passage.
Carolina Rosati.
Née à Bologne en 1827, elle avait fait, en 1850, une apparition à Paris, dans la Tempesta, à la salle Ventadour. Elle n’était alors que demi-étoile à Her-Majesty’s-Theater, à Londres, dont Lumley avait la direction simultanément avec celle de notre Théâtre-Italien. A son entrée en scène, le soir de son début, son pied se prit dans une costière et faillit s’y briser. Il fallut l’emporter dans sa loge, et ses représentations interrompirent leur cours.
Trois ans plus tard, madame Rosati, qui, comme Cerrito, prenait sur l’affiche la qualité de madame, — contrairement à toutes les traditions du corps de ballet, où il n’y a que des demoiselles, — madame Rosati, dis-je, nous revenait dans Jovita, de Mazillier et Delabarre, et elle y allait alle stelle.
Elle jouait ensuite — et je souligne le mot — le Corsaire et la Fonti, où elle témoignait des plus éminentes qualités dramatiques. C’était, en effet, une mime d’une rare et vivante passion, en dépit de sa taille un peu épaisse et de ses allures un peu lourdes. Comme danseuse, par exemple, elle se fatiguait facilement, avait l’haleine courte, et se voyait dans l’obligation de se ménager, de se reposer…
Elle n’en faisait pas moins recette.
A l’une de ses rentrées, elle fut ensevelie sous une avalanche de fleurs.
Un de ses adorateurs dut même lui envoyer son bouquet à domicile, ne voulant pas, sous prétexte d’admiration, risquer d’assommer son idole. Ce bouquet, d’une grosseur paradoxale, fit émeute devant le magasin de la fleuriste chez laquelle il fut exposé. En guise de collerette en papier, il était entouré d’une cravate de dentelles d’une valeur de douze mille francs.
Amalia Ferraris.
Quand, en quatre enjambées, comme un tourbillon, elle traversa la scène de la rue Le Peletier, — le 11 août 1856, dans les Elfes, du comte Gabrielli et de M. de Saint-Georges, — la partie était gagnée, et un nom de plus était inscrit au Livre d’Or de la noblesse artistique de l’Opéra.
Amalia Ferraris n’était danseuse qu’au théâtre.
A la ville, dans son petit appartement de la rue de Provence ou de la rue de la Victoire, — je ne me rappelle plus au juste, — on l’eut difficilement dérangée de sa polenta, de son rizotto, de ses ravioli — et de son mari.
Un ménage modèle, en vérité.
Philémon et Baucis rajeunis. Baucis emportait le public jusqu’aux frises, avec ses prodigieuses élévations, dans Marco Spada, dans l’Etoile de Messine, dans Graziosa. Philémon, en managger habile, encaissait les rayons de cette gloire et s’occupait à les placer conformément aux intérêts de la communauté.
Théophile Gautier et Ernest Reyer avaient écrit, pour Amalia Ferraris, l’un, le livret, et l’autre, la musique de Sacountala, et rien ne pouvait rendre la langueur d’amour, les ruissellements de perles, les bruits d’oiseaux, le lute délicat et barbare de ce poème en action, digne du roi Soudraka.
Tous les personnages de ce ballet hindou, avaient des noms en a. ainsi qu’il convient à des gens qui ont figuré dans le Ramayana et dans le Mahâbhârata.
Gautier entreprit d’en raconter l’intrigue dans son feuilleton du Moniteur.
Mais il s’interrompit dès après la première colonne :
« Je suis obligé de m’arrêter, déclara-t-il à ses lecteurs ; il n’y a plus d’a dans les casses de l’imprimerie. »
On me permettra de ne citer que pour ◀mémoire les noms de mesdemoiselles Fioretti, Boschetti, Salvioni, Mourawief, Granzow, etc.
Leur passage n’a pas laissé de traces sensibles à l’Opéra.
Il n’aura guère servi qu’à constater la persistance de M. Perrin, — cet administrateur dont la réputation fut si singulièrement surfaite, — à aller chercher à l’étranger des sujets d’une valeur contestable, alors qu’il avait sous la main des artistes, comme mademoiselle Beaugrand, auxquelles il n’avait qu’à donner l’occasion de s’affirmer dans des créations dignes de leur talent.