(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre X. » pp. 64-66
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre X. » pp. 64-66

Lettre X.

Je vous ai démandé, Madame, quelques jours de réflexion. J’ai pensé, j’ai raisonné, j’ai calculé, et le résultat de mes réflexions a été que je vous ferois bailler. Mes écrits et mes observations sur l’opéra ne vous offriront que des descriptions séches et denuées de ce charme qui excite la curiosité. Ce seroit un grand chagrin pour moi de vous ennuier, puisque je n’ai d’autre désir que celui de vous amuser. Je vous demande franchise et sincérité. Lisez cette première lettre, faite pour exposer la matière que je traite. Si elle vous assoupit, jettez la au feu ; vous me délivrerez d’un joug pésant et d’une servitude qui enchaîne mes idées et met ma mémoire à la torture.

Je ne vous parlerai point, Madame, des directions des Bontemps, des Berger, des St. Germain, des Tresfontaine, des Thuret, des Rebel et des Franc-cœur ; ces différens directeurs se succédèrent avec rapidité. Attachés aux vieilles rubriques de l’opéra, ils ne firent rien pour le varier et l’embellir.

Je vous dois la déscription de la salle qui existoit alors. Elle devint très-heureusement pour les talens et les arts, la proye des flammes.

Cette salle très-sale et très-ridiculement construite, étoit enterrée dans les batimens du Palais Royal et annonçoit la plus antique barbarie, à une époque, où l’esprit et le goût, les connoissances et les lumières avoient été portés à leur perfection.

On étoit obligé de déscendre de voiture, quelque tems qu’il fit, pour gagner un petit cul-de-sac qui avoit à peine une toise de largeur sur quatre à cinq de longueur. C’étoit là que se trouvoit la porte du spectacle ressemblant parfaitement a celle d’une prison. La salle étoit basse et étroite ; les loges, séparées symétriquement, l’étoient encore par des cloisons ; et des espèces de piliers en formoient le cadre extérieur ; de sorte que chacun se trouvoit claquemuré dans une petite boëte quarrée. Le décore de la partie occupée par les spéctateurs, étoit si vieux, si noir et si mal-propre, qu’on n’y appercevoit aucun vestige de peinture. Cet ensemble bizarrement combiné ressembloit bien plus à l’antre ténébreux des Sybilles, qu’à une salle d’opéra. Le tout étoit éclairé par deux petits lustres qui ne repandoient qu’une clarté lugubre.

La partie du théâtre étoit proportionnée au rétréci de la salle. L’avant-scène, ou le Proscenium répondait à tout le reste. Les décorations réparoient le noir de ce spectacle. Le célèbre Servandoni en fit de magnifiques. Ce théâtre fut machiné par Arnoud, qui avoit du goût et de l’imagination. Toutes les machines qu’il inventa, étonnèrent par leur ensemble, leur prestesse et leur précision. Cette partie brillante de l’opéra s’est perdue depuis qu’on a renoncé à Quinaut et aux sujets brillans. La tragédie s’est emparé du trône de la fable, et a élevé le sien sur ses débris.

Cette lettre est bien sombre ; il m’a été impossible d’y mettre du couleur de rose. Après-demain je vous parlerai de la marche monotone de l’opéra, des sujets qui en faisoient l’ornement, de la médiocrité des appointements, et du barbarisme qui règnoit dans la partie du costume. Tout cela ne sera pas gai ; j’ai l’honneur de vous en prévenir, et de vous présenter, Madame, mon respectueux hommage.

J’ai l’honneur d’être, etc.