(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — VI, lumière et danse » pp. 60-71
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — VI, lumière et danse » pp. 60-71

VI
lumière et danse

Puisque, aussi bien, on s’accorde à dire que j’ai créé quelque chose, que ce quelque chose est un composé de la lumière, de la couleur, de la musique et de la danse et plus particulièrement de la lumière et de la danse, il me semble qu’il ne serait peut-être point malséant, après avoir considéré moi-même ma création à un point de vue anecdotique et pittoresque, de dire ici, en quelques mots plus graves, peut-être même un peu trop graves, et je m’en excuse à l’avance, quelles sont mes idées relativement à mon art et comment je le conçois aussi bien intrinsèquement que dans ses rapports avec les autres arts.

J’espère que cet « essai » théorique sera mieux accueilli que certain essai pratique que je tentai, lors de mon premier voyage à Paris, dans l’église métropolitaine de Notre-Dame.

Notre-Dame ! La grande cathédrale dont la France s’enorgueillit à juste litre fut l’objet d’un de mes tout premiers pèlerinages artistiques, je peux même dire du premier.

Les hautes colonnes, dont les fûts composés de frêles colonnettes assemblées, s’élancent jusqu’aux voussures ; les proportions admirables de la nef ; le chœur, ses stalles de vieux chêne sculpté et ses grilles en fer forgé, tout cet ensemble harmonieux et magnifique m’émut profondément. Mais ce qui me séduisit plus que tout le reste, ce furent les merveilleux vitraux des rosaces latérales et plus encore, peut-être, les rayons de soleil qui vibraient dans l’église, diversement, intensément colorés, après avoir traversé ces verrières somptueuses.

J’oubliai totalement où je me trouvais. Je sortis mon mouchoir de ma poche, un mouchoir blanc, et je l’agitai dans les rayons colorés, à la manière des étoffes que, le soir, j’agitais dans le rayonnement de mes projecteurs.

Soudain un homme, grand et fort, orné en outre d’une lourde chaîne d’argent qui brinqueballait sur un imposant thorax, s’avança noblement vers moi, me cueillit par le bras et me traîna vers la sortie en tenant des propos que je devinais dépouvus d’aménité, mais dont je ne comprenais pas un traître mot. Bref, il me déposa sur le parvis. Là il me considéra d’un œil si sévère que je compris l’intention où il était de ne me laisser entrer dans l’église sous aucun prétexte.

Ma mère était aussi terrifiée que moi-même.

C’est alors qu’arriva un monsieur qui, nous voyant tout interdites, nous demanda ce qui s’était passé. Je lui désignai l’homme à la chaîne qui nous dominait de toute sa hauteur et persistait me regarder d’un air courroucé.

— Demandez-le-lui, dis-je.

Le monsieur me traduisit les paroles que répondit le bedeau :

— Dites à cette femme de s’en aller, elle est folle.

Telle fut ma première visite à Notre-Dame et la fâcheuse aventure que m’y valut mon amour de la couleur et de la lumière.

***

Quand je vins on Europe, je n’avais jamais vu de Musée. La vie que je menais en Amérique ne m’avait donné ni l’occasion ni le loisir de m’intéresser aux chefs-d’œuvre et ce que je connaissais dans le domaine de l’art ne vaut pas la peine d’être mentionné. Le premier musée dont je franchis le seuil fut le British Museum, à Londres. Puis ce fut la National Gallery, que je visitai. Je connus ensuite le Louvre, et enfin la plupart des grands musées de l’Europe. En dehors des chefs-d’œuvre qu’ils renferment, ce qui m’a frappée le plus dans tous les musées que j’ai visités, c’est que les architectes ne se sont nulle part préoccupés de la lumière. Grâce à ce défaut j’ai, dans chaque musée, l’impression d’un mélange malencontreux. Dès que j’y regarde les objets quelques instants, une sensation de trouble m’envahit et il me devient impossible de les séparer les uns des autres. Je me suis toujours demandé, si un jour ne viendrait pas où cette question d’éclairage serait enfin mieux comprise. L’éclairage, les reflets, les rayons de lumière tombant sur les objets, sont des questions si essentielles que je ne peux pas comprendre comment on leur accorde aussi peu d’importance. Je n’ai vu nulle part un musée dont l’éclairage fût parfait. Les verrières laissant passer la lumière doivent être cachées ou voilées de même que les lampes qui éclairent les salles, pour que l’on puisse contempler les objets sans être gêné par l’éclat de la fenêtre ou de la lampe.

C’est à cela que doivent tendre tous les efforts des architectes : la répartition de la lumière. Il y a mille façons de la distribuer. Pour qu’elle remplisse les conditions voulues la lumière devrait être amenée directement sur les tableaux et les statues au lieu d’y parvenir au hasard.

***

La couleur est de la lumière décomposée. Les rayons de lumière décomposés par les vibrations touchent tel ou tel objet et cette décomposition, que notre œil photographie, est toujours chimiquement le résultat des différents changements de la matière et des rayons de la lumière. Chacun de ces effets est désigné sous le nom de couleur.

Notre connaissance de la production et de la variation de ces effets est exactement au point où en était la musique… alors qu’il n’y en avait pas !…

Dans son début, la musique n’a été que l’harmonie de la nature : le bruit des cascades, le mugisment de la tempête, le doux sifflement du zéphyr, le bouillonnement des sources, le crépitement de la pluie sur les feuilles, tous les bruits de l’eau tranquille et de la mer furieuse, l’apaisement des lacs, le tumulte de l’orage, la plainte du vent, le fracas formidable du cyclone, le déchirement du tonnerre, les craquements du bois.

Ensuite les oiseaux chanteurs, puis tous les animaux émirent des sons différents. L’harmonie existait, l’homme, classant et cataloguant les sons, créa la musique.

On sait ce qu’il a su en tirer depuis !…

Or, aujourd’hui, l’homme, passé maître sur le terrain musical, en est encore à l’enfance de l’art au point de vue lumineux.

Si j’ai été la première à employer de la lumière de couleur, je ne mérite pour cela aucun éloge, Je ne puis pas expliquer la chose, je ne sais pas comment je fais.

Je ne puis que répondre, comme Hippocrate, lorsqu’on lui demanda ce qu’était le temps :

— Demandez-le-moi, je ne le sais pas ; ne me le demandez pas, je le sais.

C’est de l’intuition, de l’instinct, pas davantage.

Le premier, le plus aigu de nos sens est peut-être la vue. Mais comme nous naissons avec ce sons suffisamment développé pour pouvoir nous en servir, c’est ensuite le dernier que nous tâchons de perfectionner. Car on s’occupe de tout, avant de s’occuper de la beauté. La beauté en effet ne sert qu’à la beauté. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le sens de la couleur soit le dernier dont on s’occupe chez l’être humain.

Mais peu importe, la couleur est si puissante que l’univers entier passe tous ses instants à la produire, partout et en toute chose. C’est un renouvellement continu causé par les produits chimiques de la nature qui se composent et se décomposent. Un jour viendra où l’homme saura les employer de si précieuse façon pour des harmonies rayonnantes qu’il n’arrivera pas à concevoir comment il a pu vivre si longtemps dans les ténèbres où il se meut aujourd’hui.

***

Notre connaissance du mouvement est presque aussi embryonnaire que notre connaissance de la couleur.

Nous disons : « terrassé par la douleur », mais, en réalité, nous ne faisons attention qu’à la douleur ; « transporté de joie », mais nous n’observons que la joie ; « accablé de chagrin », mais nous ne considérons que le chagrin.

En toute chose, nous ne donnons aucune valeur au mouvement qui exprime la pensée. On ne nous l’enseigne pas et nous n’y pensons pas.

Qui de nous n’a été peiné par un mouvement d’impatience, un froncement de sourcils, un hochement de tête, une main retirée vivement !…

Nous avons beau savoir qu’il y a autant d’harmonie dans les mouvements que dans la musique et dans la couleur, nous n’apprenons pas l’harmonie des mouvements.

Que de fois avons-nous entendu dire : « Je ne peux pas supporter cette couleur. » Mais a-t-on jamais réfléchi que tel mouvement est produit par telle musique. Une polka ou une valse que nous entendons, nous enseigne le pas de la danse et nous en nuance la variété. Un jour clair et lumineux a sur nous un tout autre effet qu’un jour terne et sombre, et en poussant ces observations plus avant, nous arriverions à comprendre des effets plus délicats qui influent sur noire organisme.

Dans l’atmosphère paisible d’une serre aux vitres vertes, nous faisons des mouvements tout différents de ceux que nous ferions dans une serre aux verres rouges, jaunes ou bleus. Mais nous n’apportons pas d’attention à cette corrélation des mouvements et de leurs causes. C’est pourtant ces choses qu’il faut observer quand on danse avec accompagnement de lumière et de musique harmonisées ensemble.

Lumière, couleur, mouvement et musique.

Observation, intuition, et enfin compréhension.

***

Tâchons d’oublier les progrès de l’éducation en ce qui concerne la danse ; de nous dégager du sens que l’on donne généralement à ce mot ; tâchons d’oublier ce que l’on entend par là aujourd’hui. Pour retrouver la forme primitive de la danse, transformée à présent en un million de mouvements, qui n’ont avec elle qu’un très lointain rapport, nous devons remonter aux premiers âges. Nous comprenons alors ce que la danse a dû être à ses origines et ce qui l’a amenée à ce qu’elle est de nos jours.

Aujourd’hui, danse signifie : mouvements des bras et des jambes. Un mouvement convenu, d’abord avec un bras et une jambe, puis répétition de cette figure avec l’autre bras et l’autre jambe. S’il y a accompagnement de musique, chaque note demande un mouvement correspondant, et le mouvement, cela va sans dire, doit guider plutôt la note et la mesure que l’esprit de la musique. Tant pis pour la pauvre créature qui ne peut pas faire avec la jambe gauche ce qu’elle peut accomplir avec la jambe droite, tant pis pour la danseuse qui ne peut pas aller en mesure, ou pour mieux dire qui ne peut pas faire autant de mouvements qu’il y a de notes. Il est terrifiant de penser à ce qu’il faut de force et d’agilité, pour mener tout cela à bien.

La musique lente réclame une danse lente, de même qu’une musique rapide oblige à une danse rapide. Généralement, la musique doit suivre la danse. Le meilleur musicien est celui qui peut permettre à la danseuse de diriger la musique, au lieu que ce soit la musique qui inspire la danse. Tout ceci nous prouve le résultat naturel des causes qui ont d’abord poussé les hommes à danser. Maintenant ces causes sont oubliées et on ne pense plus qu’il faille une raison pour danser.

En effet, une danseuse dit, en entendant une musique inconnue : « Oh ! je ne peux pas danser sur cet air-là. » Et, pour danser avec une musique nouvelle, la danseuse doit apprendre des pas convenus qui s’adapteront à cette musique.

Tout au contraire, la musique devrait indiquer, avec le feu de l’instinct, l’harmonie ou la pensée, et cet instinct devrait inciter la danseuse à suivre l’harmonie, sans préparation. C’est la vraie danse.

Pour nous amener à comprendre le sens réel et le plus étendu du mot danse, tâchons d’oublier ce que l’on entend par chorégraphie de nos jours.

Qu’est-ce que la danse ? Du mouvement.

Qu’est-ce que le mouvement ? L’expression d’une sensation.

Qu’est-ce qu’une sensation ? Le résultat que produit sur le corps humain une impression ou une idée que perçoit l’esprit.

La sensation est la répercussion que reçoit le corps, lorsqu’une impression frappe l’esprit. Lorsque l’arbre bouge ou se balance, il a reçu une impression du vent ou de l’orage. Lorsqu’un animal est effrayé, son corps reçoit l’impression de la peur, et il fuit et tremble, ou bien il reste aux abois. S’il est blessé, il tombe. C’est ainsi que la matière subit la force de la cause immatérielle. L’homme civilisé et bien trempé, seul, résiste le mieux à son impulsion.

Dans la danse — et il faudrait un mot qui désignât mieux la chose — le corps humain doit, malgré les barrières des convenances, exprimer toutes les sensations ou les émotions qu’il ressent. Le corps humain est apte à exprimer et exprimerait, s’il était en liberté, toutes les sensations comme fait le corps de l’animal.

Négligente des conventions, ne suivant que mon instinct, je suis à même de traduire les sensations que nous avons tous ressenties, sans pourtant nous douter qu’on pût les exprimer. Nous savons tous que dans les fortes émotions de joie, de douleur, d’horreur ou de désespoir, le corps exprime l’émotion qu’il a reçue de la pensée ; la pensée tient ici lieu de médium et fait comprendre ces sensations au corps. De fait, le corps répond tellement à ces impressions que, parfois, quand le choc est violent, la vie se trouve suspendue et parfois même quitte complètement le corps.

Mais les sensations naturelles et violentes seules peuvent être exprimées par les mouvements naturels et c’est tout ce que je tente de faire.

Les gestes émouvants et violents ne sont possibles que dans de grandes ou de terribles circonstances. Ce ne sont que des mouvements fugitifs.

Pour donner l’impression d’une idée, je tâche de la faire naître, par mes mouvements, dans l’esprit des spectateurs, d’éveiller leur imagination, qu’elle soit préparée à recevoir l’image ou non.

Ainsi, nébuleuses de la création, pouvons-nous, je ne dis pas comprendre mais sentir en nous, comme une impulsion, une force indéfinie et hésitante qui nous pousse et nous domine. Eh bien ! je peux exprimer cette force indéfinie mais sûre de son impulsion ; j’ai le mouvement, cela signifie que tous les éléments de la nature sont exprimables.

Prenons une « tranche de vie ». Cela exprime la surprise, la déception, le contentement, l’incertitude, la résignation, l’espoir, la détresse, la joie, la fatigue, la faiblesse et enfin la mort. Toutes ces sensations ne sont-elles pas, chacune à son tour, le lot de l’humanité ? Et pourquoi ces choses peuvent-elles être exprimées par la danse raisonnée de façon intelligente, aussi bien que par la vie elle-même ? Parce que chaque vie exprime tour à tour toutes ces émotions. On peut exprimer même les sensations religieuses.

Ne pourrions-nous pas encore exprimer les sensations que provoque en nous la musique, que ce soit un nocturne de Chopin, une sonate de Beethoven, un mouvement lent de Mendelssohn, un lieder de Schumann, ou même la cadence des mots dans les vers ?

De fait, le mouvement a été le point de départ de tout effort d’expression et il est fidèle à la nature. En ressentant une sensation, nous ne pouvons pas en exprimer une autre par les gestes, alors que nous le pouvons avec les mots.

Puisque c’est le mouvement et non la parole qui est la vérité, nous avons donc faussé notre sens de compréhension.

C’est là ce que je voulais dire, et je m’excuse de l’avoir dit aussi longuement, mais je pense que cela était nécessaire.