(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre XVIII. » pp. 185-200
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre XVIII. » pp. 185-200

Lettre XVIII.

V ous voulez, Monsieur, que je vous trace le portrait de Garrick, de cet homme extraordinaire, qui fut tout à la fois le Protée, l’Esope, et le Roscius de son siècle. Pour bien peindre cet acteur sublime, il faudroit avoir votre goût et votre génie ; je ne vous offrirai donc qu’un croquis très-imparfait des principaux traits de ce grand homme ; laissant à votre plume éloquente le soin de les embellir, et de faire un tableau frappant de ce qui n’est chez moi qu’une foible esquisse.

Mais une réflexion me fait tomber la plume de la main. Je me souviens que je me hazardai jadis de crayonner, dans mes lettres sur la danse, les talents immortels de Garrick. Je ne puis donc vous donner que le développement de ma première pensée ; ce seroit toujours les mêmes traits que j’aurai à saisir. Apelle peignit Alexandre plusieurs fois, et donna à ces différents portraits le charme de la ressemblance, et les attraits séduisans de la vérité ; mais il s’en faut bien que j’aye à ma disposition les pinceaux, et les couleurs brillantes de ce peintre célèbre.

Au reste, Monsieur, en vous obéissant, j’aurai rempli les devoirs sacrés de l’amitié ; j’aurai semé, d’une main tremblante quelques fleurs sur la retraite momentanée de mon ami ; et en vous entretenant de ses talens, de ses connoissances, de ses vertus sociales, j’aurai rendu hommage à la vérité, et satisfait à l’obligation que m’imposent l’admiration et la reconnoissance.

Il seroit bien à souhaiter, Monsieur, que les hommes de lettres employassent un instant leurs plumes savantes à célébrer les talens des artistes estimables, à qui le tems ordonne de cesser leurs travaux, ou à qui la parque commande de descendre dans la tombe, ils les arracheroient, pour ainsi dire, de leurs sépulcres ; et en les ressuscitant dans la mémoire des hommes, ils leur assigneraient une place au temple de l’immortalité.

Garrick, comme acteur, est étonnant. Il joue la tragédie, la comédie, le comique et la farce avec la même supériorité ; il joint à la plus belle diction le ton et les accents vrais de la nature, faire répandre dans la tragédie un torrent de larmes, effrayer le public, l’entrainer à la terreur, et l’épouvanter par la vérité des tableaux déchirans, qu’il lui présente, le pénétrer de la plus vive douleur, l’électriser au feu des passions, et des sentimens, qui embrâsent son âme, tel est le talent de Garrick, tels sont les effets d’une expression vraie, d’une déclamation animée, qui tient tout de la nature, et qui n’emprunte presque rien de l’art. Après avoir représenté les plus grands caractères, il reparoit un quart d’heure après dans la petite pièce ; et en jouant le valet imbécille d’un chimiste, il tarit les larmes qui couloient encore ; il entraîne les spectateurs à la joye, et les éclats de rire succèdent bientôt à la plus sombre tristesse. Telle étoit, Monsieur, la magie enchanteresse de Garrick. J’oserai dire qu’il avoit autant de sortes de voix que de physionomies différentes, qu’il avoit l’art d’adapter, sans charge et sans rivialité, à la foule immense des caractères, qu’il avoit à rendre. Son âme forte, mais sensible se répandoit sur tous les traits de sa physionomie, et les imprégnoit des sentimens, et des passions qu’il avoit à peindre. Les talens extraordinaires de Garrick m’ont convaincu de l’existence des Protée, des Pylade, des Batyle et des Roscius. Il pouvoit être regardé comme le légataire de ces hommes rares, qui firent jadis l’admiration d’Athènes et de Rome. Ses gestes sont éloquents, parce qu’ils ne sont point étudiés dans une glace infidèle, qu’ils sont mus par les passions, dessinés par le sentiment, colorés par la vérité, et que le principe de leurs mouvemens réside dans l’âme de l’acteur. J’ajouterai qu’il a trouvé dans sa sensibilité le sublime du silence. Son expression est pure, elle n’est pas plus étudiée que ses gestes ; des transitions heureuses, un silence effrayant, et qui annonce l’éclat des passions, un débit simple en apparence, qui sert de repoussoir aux grands traits d’éloquence, et a ce sublime que Mlle. Dumesnil possédait à un si haut degré de perfection ; tel est Garrick. Cet acteur vraiment magique m’avoit réconcilié avec les monologues, et les a parte ; je les avois regardés comme le triomphe des contre-sens de la plupart de nos acteurs ; mais ne pourroit-on pas reprocher à quelques-uns de nos auteurs l’abus qu’ils en ont fait, ou la négligence qu’ils ont mise à travailler ces morceaux ?

L’acteur, quelque célèbre qu’il soit, ne peut mettre de l’action, et de l’intérêt là où il n’existe que des mots ; il ne peut tirer des étincelles d’un morceau de glace, ni prêter de la force et de l’énergie à un hors-d’oeuvre déplacé, et absolument dénué de toutes les qualités qui constituent le monologue.

Ces situations pénibles et forcées tiennent de loin en loin à la nature. Je les regarde comme le trop plein d’une âme fortement agitée par quelques passions violentes, ou par de grands intérêts. Dans ce moment où l’homme égaré marche, profère quelques mots sans suite, tombe dans le silence et l’abattement, en sort avec désespoir, articule des phrases entrecoupées, verse quelques larmes, double le pas sans savoir où il va, s’arrête, lève les bras au ciel, exprime, par un morne silence, et le geste de la douleur, combien son àme est déchirée ; une telle situation, dis-je, annonce le désordre de la raison, et ne peut être regardée que comme le délire de la passion.

Dans ces situations très-difficiles à rendre, Garrick oublioit l’univers. Il ne parloit qu’à lui seul ; il avoit les yeux ouverts, et ne voyoit personne ; ses pas étoient errants, son àme s’imprimoit sur ses traits ; ses gestes remplis d’expression parloient lorsqu’il se taisoit, et il étoit sublime dans ces morceaux ; il on étoit ainsi des à parte ; attentif à ce que les interlocuteurs disoient, il en faisoit son profit, mais ne mettoit jamais le spectateur dans la confidence ; il savoit que l’à parte est l’expression d’une réflexion vive et prompte, qui nait de l’intérêt que l’acteur prend à l’action qui se passe devant lui a la conversation qn’on y tient, et dont le résultat doit être à son avantage.

Garrick étoit pour ainsi dire à l’affût de la nature ; il la guettoit sans cesse et la saisissoit toujours avec précision. Il ne se trompoit jamais dans le choix des teintes qu’il devoit employer pour la peindre ; dans les instans, par exemple, où il étoit accablé d’une profonde affliction, il ne faisoit point de gestes ; les traits de sa physionomie et ses larmes accompagnoient son récit ; si dans ces momens pénibles il s’en permet toit quelques uns, ils étoient lents, resserrés, et comprimés par la douleur. Dans les passions vives et violentes, l’expression animée de ses traits devançoit toujours le geste ; c’étoit l’image de la fondre qui frappe avant que l’éclair perce la nüe.

Garrick étoit d’une taille médiocre, mais il étoit parfaitement bien fait, il avoit une figure vive et animée ; ses yeux disoient tout ce qu’il vouloit dire. La nature lui avoit fait, un don bien précieux, en prêtant à tous ses traits, et aux muscles de son visage la plus parfaite mobilité, de telle sorte que sa physionomie étoit le miroir de son âme, qu’elle se ployoit, cl se déploiyoit avec une heureuse facilité aux sentimens et aux passions qu’elle éprouvoit. Le jeu perpétuellement varié de sa figure, soutenu par des regards remplis de feu, animoit sa diction, et lui donnoit cette énergie du silence, quelquefois plus éloquente que celle du discours.

Gairick avoit une mémoire imperturbable. Le souffleur étoit pour lui une machine étrangère, dont il ne connoissoit ni l’usage ni l’utilité. Cette faculté prodigieuse devoit nécessairement lui procurer cette aisance, et celle sécurité si essentielle au jeu de l’acteur, qui, dans le cas contraire, se trouve perpétuellement. embarrassé. La peur de manquer de mémoire l’occupant sans cesse, met des entraves à son débit, et rend sa déclamation lourde et traînante. Ce n’est qu’en tremblant qu’il se livre aux grands élans des passions ; il ne les peint qu’avec des demi-teintes, et toujours dans la gêne, il oublie tout ce qui pourroit prêter de la force et de l’énergie à sa diction ; la crainte qu’il a de rester court l’enchaine au milieu des plus belles tirades, et des couplets les plus intéressants ; toujours moins occupé de ce qu’il dit que de ce qu’il a encore à dire, ses gestes, son maintien, et jusqu’à son silence, portent l’empreinte de la crainte et de l’inquiétude.

Un comédien sans mémoire, un danseur sans oreille, et un chanteur privé d’une intonation juste ne peuvent prétendre à la perfection que leur état exige, parceque les premiers moyens leurs sont refusés par la nature, et que tous les secours réunis de l’art ne peuvent y remédier, ni même les pailler. Ils devroient donc pour se dérober a des craintes, et à des désagrémens sans cesse renaissans, abandonner un art qui n’est point fait pour eux et délivrer le publie d’une présence qui l’importune.

Chez Garrirk, aucune tension, aucune servitude de mémoire ne se manifestoit. Il n’étoit point obligé de tâtonner avec elle, et ne craignoit ni de la perdre, ni de la chercher. Non seulement il savoit ses rôles, mais il savoit encore ceux des interlocuteurs, qui se trouvoient en scène avec lui ; aussi s’exprimoit-il avec autant de facilité que d’énergie.

Il faut conclure que la declamation théatrale, et la déclamation oratoire perdent leur force et leur puissance, si elles ne sont soutenues par la mémoire. Elle est à l’acteur et à l’orateur, ce que la bravoure est à l’officier le plus instruit dans l’art de la guerre.

Par un mouvement d’humeur Garrick abandonna le théatre, ne légua ses talens à personne, laissa des regrets, et ne fut point remplacé. Des imitateurs froids et infidèles, en n’offrant que la charge grossière du plus beau talent, augmentèrent encore les regrets du public. Cette tradition précieuse qu’il avoit établie avec autant de soin que de succès, s’égara dans un instant ; nous ne connoissons plus celle du créateur de la bonne comédie en France. Fierville mort à l’âge de 106 ans, et qui fut contemporain de Molière, ne l’avoit point oubliée. Je lui ai vù jouer tous les rôles à manteau que l’auteur avoit joués lui-même ; et il me dévoila une foule de beautés que les autres acteurs m’avoit dérobées sous le manteau de l’ignorance et de la routine dont ils s’enveloppoient.

Le nom du poète, celui du peintre, du sculpteur, du graveur et du musicien parcourent avec leurs chefs-d’oeuvre l’immensité des siècles, et deviennent immortels comme eux. Il seroit bien à désirer sans doute de pouvoir transmettre à la posterité, à l’aide de certains signes, les beautés fugitives de la déclamation, les charmes passagers d’une belle voix, les graces et les contours de la danse ; ces talens précieux sont éphémères ; ils ne vivent qu’un instant ; ils ressemblent à ces phénomènes brillants qui devancent le coucher du soleil, en étalant l’éclat des plus riches couleurs ; mais qui bientôt s’effacent et sont enveloppés sous de sombres voiles, de même la mort, cette nuit éternelle entraîne dans la tombe tous ces êtres rares, qui embellissoient les arts, qui en faisoient le plus bel ornement, et leurs noms, et leurs talons sont pour ainsi dire ensevelis avec eux.

Je reviens à Garrick ; les grands théâtres de Londres étant fermés pendant quatre à cinq mois de la belle saison, il en profitoit et faisoit des voyages à Paris, en Allemagne, et en Italie ; et lorsqu’il partoit, il disoit à ses amis : « Je vais faire mes études, et on acquiéraut de nouvelles connoissances, j’agrandirai sans doute mes talens. » Il avoit apprécié ceux de Préville ; il disoit que cet acteur étoit l’enfant gâté de la nature ; il se lia intimement avec lui ; l’estime et l’amitié devirent réciproques. On commit assez imparfaitement ce qui se passa entre ces deux acteurs dans une partie de campagne qu’ils firent à cheval : En voici le récit fidèle. Cheminant gaiment, car l’esprit et l’enjouement voyageoient eu croupe avec eux, Preville eût la fantaisie de contrefaire l’homme ivre ; Garrick en applaudissant à l’imitation de Préville, lui dit : « mon cher ami, vous avez manqué une chose bien essentielle à la vérité et a la ressemblance de l’homme ivre, que vous venez d’imiter » — « quoi donc, lui dit Préville ? » — « C’est que vous avez oublié de faire boire vos jambes ; tenez, mon ami, je vais vous montrer un bon Anglais qui, après avoir diné à la Taverne, et avoir avalé sans tricher, cinquante rasades, monte à cheval pour regagner sa maison de campagne Voisine de Londres, accompagné seulement par un Jokey, presqu’aussi bien conditionné que le maître. Voyez le dans toutes les gradations de l’ivresse ; il n’est pas plutôt sorti des portes de Londres, que tout l’univers tourne autour de lui.
Il crie à son Jokey : Villiams, je suis le soleil, la terre tourne autour de moi. Un instant après il devient plus ivre ; il perd son chapeau, abandonne ses étriers, il galope, frappe son cheval, le pique de ses éperons, casse son fouet, perd ses gands, et arrive aux murs de son parc ; il n’en trouve plus la porte, il veut absolument que son coursier dont il déchire la bouche, entre par la muraille ; l’animal se débat, se cabre, et jette mon vilain à terre. »
Après cet exposé, Garrick commença ; il mit successivement dans cette scène, toutes les gradations dont elle étoit susceptible ; il la rendit avec tant de vérité, que lorsqu’il tomba de cheval Prévillo poussa un cri d’effroi ; sa crainte augmenta encore lorsqu’il vit que son ami ne répondait à aucune de ses questions. Après avoir fait des efforts inouis pour détacher son visage de la poussière, il lui demanda avec l’emotion de l’amitié, et de l’inquiétude, s’il étoit blessé ? Garrick, qui avoit les yeux fermés en ouvre un à demi, pousse un hocquet, et lui demande avec le ton de l’ivresse, est-ce un verre de rum, que tu m’apportes ? Il se relève, et se met à rire, et serre Préville dans les bras. Celui-ci lui dit avec transport : « permettez, mon ami, que l’écolier embrasse son maître, et le remercie de la grande leçon qu’il vient de me donner. »

Garrick suivoit exactement la comédie Française qui réunissoit alors les talens les plus distingués et les plus rares dans tous les genres ; l’ensemble et l’harmonie qui règnoient dans le jeu des acteurs offroient le spectacle le plus enchanteur, et le plus parfait. Garrick disoit que Grandval étoit le peintre fidèle des moeurs de son siècle ; qu’il les représentoit avec une vérité d’autant plus précieuse qu’il avoit l’art heureux d’embéllir jusqu’aux ridicules, de les peindre sans charge, et de faire oublier, par un agréable prestige, jusqu’à son nom, pour ne paraître que M. le comte, ou M. le Marquis. Garrick ajoutoit à l’hommage, qu’il rendoit à la vérité, que le débit aisé le maintien noble et la grace, que cet acteur avoit en abordant une femme, soit pour la tromper, soit pour l’adorer, étoit au dessus de tout éloge. Il le cormparoit à REinoLds, peintre célèbre de Londres, qui avoit le talent de saisir la ressemblance, et de rendre la laideur aimable.

Garrick ne parloit de Mademoiselle Dumesnil qu’avec un enthousiasme respectueux ; comment est-il possible, disoit-il, qu’un être à qui la nature semble avoir refusé tout ce qui est nécessaires aux charmes de la scène, soit si parfait et si sublime ? Non, ajoutoit il, la nature a tant fait pour elle, qu’elle a méprisé tous les secours d’un art étranger ; ses yeux, sans être beaux, disoient tout ce que les passions vouloient leur faire dire ; une voix presque voilée, mais qui se ployoit avec flexibilité à l’expression vraie des grands sentimens, et qui étoit toujours au diapason des passions, une diction brulante et sans étude, des transitions sublimes, un débit rapide, des gestes éloquens sans principes, et ce cri déchirant de la nature, que l’art s’efforce envain de vouloir imiter, et qui portoit dans l’âme du spectateur, l’effroi, l’épouvante, la douleur et l’admiration ; tant de beautés réunies, disoit Garrick, m’ont frappé d’étonnement et de respect. Si cette actrice, qui est l’image d’un rare phénomène, eût voulu subordonner ses gestes et sa marche aux principes froidement compassés de la danse, elle n’eût été qu’une marionnette. Les principes d’un art étranger auroient fait grimacer la nature ; ce beau désordre, qui l’embellit, et que l’art s’éfforce en vain d’imiter, auroit disparû, ou se seroit affoibli, et le public eût été privé d’une actrice célèbre, qui lui à fait éprouver tour-à-tour toutes les émotions vives des sentimens, et des passions. Combien ses talens ont fait verser de larmes délicieuses ? Combien elle étoit chère au public, et combien ce précieux chef-d’oeuvre de la nature à été …… Garrick n’en dit pas davantage, et quelques larmes s’échappèrent de ses yeux.

Dans le premier voyage que Garrick fit en France, il vit — Mademoiselle Clairon à Lille. Elle chantoit bien, elle dansoit agréablement, jouoit des soubretter avec beaucoup d’intelligence. Garrick, qui s’y connoissoit, et qui avoit un pressentiment exquis, lui trouva plus d’une disposition à se distinguer un jour, et s’imagina qu’elle se perfectionneroit dans l’emploi des soubrettes, en voyant un modèle aussi parfait que Mademoiselle Dangeville. Dans un autre voyage qu’il fit à Paris, il fut étonné de voir Lisette et Marton métamorphosées en reine ; il admira des progrès d’autant plus étonnants, qu’ils étoient étrangers à l’emploi que Mademoiselle Clairon avoit exercé. Les talens de Mademoiselle Dumesnil l’avoient électrisée, et elle marcha d’un pas rapide dans la carrière que cette actrice inimitable s’étoit frayée. L’art fit pour Mademoiselle Clairon tout ce que la nature avoit fait pour Mademoiselle Dumesnil. Garrick admira ses talens ; il disoit qu’elle s’étoit approprié une partie des richesses de Mademoiselle Dumesnil ; que guidée par l’esprit et l’art, elle les avoit arrangés à sa taille, à sa figure, et à ses moyens physiques. Mais en admirant ce prodige, il ne pouvoit se dispenser de donner la préférence à celle qui avoit fait germer et croître ses talens. Il n’est point douteux, ajoutoit Garrick ; que les grands exemples dont elle fut frappée, ne l’aient identifiée avec son modèle, et que ses études dirigées par une foule de gens d’esprit et de goût ne l’aient insensiblement placée à côté de Melpomène.

Lord Chesterfield, l’homme de plus instruit et le plus aimable de Londres, dit à Garrick, que Mademoiselle Clairon avoit changé d’esprit et de caractère, en changeant d’emploi ; qu’elle avoit renoncé a sa frivolité et à sa gaité naturelle pour cultiver les Lettres, et acquérir toutes les connoissance qui sont essentielles au grand genre qu’elle avoit adopté ; que la fréquentation habituelle des hommes de lettres, joint à un esprit naturel, et au désir brûlant de se distinguer, lui avoit applani les difficultés. Milord ajouta qu’en applaudissant à sa métamorphose et a l’emploi honorable de ses momens, il étoit fâché de voir qu’elle traînât partout les sciences avec elle ; que ce pathos, et ce bomsonllage gàtoient une jolie femme ; que l’esprit qu’elle vouloit avoir, et après le quel elle courroit sans cesse, avoit gâté celui qu’elle avoit. Elle a encore, continua Milord, un ridicule qui est assommant, c’est d’être perpétuellement montée sur les échasses de la tragédie, de ne parler et de n’agir qu’en impératrice de théatre. Que l’on soit pénétré deux heures de la journée du rôle dont on doit se débarrasser le soir, à la bonne heure, mais, ne s’exprimer perpétuellement que d’après le personnage qu’on doit représenter, en afficher sans cesse le caractère, le ton et le maintien, est une chose ridicule. L’art d’un grand acteur est de faire oublier jusqu’à son nom, lorsqu’il paroit sur la scène. C’est ce que vous savez si bien faire, mon cher Garrick ; aussi lorsque je viens chez vous, c’est pour vous voir, et causer avec mon ami, et je n’y viendrois sûrement pas, si j’étois assuré de n’y trouver qu’un roi, ou un empereur.

Garrick, sans fronder l’opinion de Milord, tâcha de pallier les sottises d’un amour-propre mal-entendu, et avança que Mademoiselle Clairon qui connoissoit parfaitement le public, avoit peut-être gagné autant d’admirateurs avec ce ton emphatique, que Mademoiselle Dumesnil avec son air simple et modeste ; si, différEns chemins, ajouta Garrick, ménent à la fortune ; des routes différentes peuvent également conduire à la célébrité. Ah ! s’écria Milord, vous êtes amoureux de Clairon, Puisque vous encensez ses ridicules ? Point du tout, répliqua Garrick, mais j’aime ses talens, et je les admire d’autant plus que je crois qu’ils lui ont coûté infiniment de peine à acquérir. Elle ne doit à la nature que la beauté de son organe ; tout le reste appartient à l’art. Elle a eu celui de se calquer sur Mademoiselle Dumesnil, sans la copier servilement, j’ajouterai que son modèle, étoit l’amie et la confidente de la nature ; que rien n’étoit étudié chez elle que tout jusqu’à son désordre étoit sublime, et que Mademoiselle Clairon, à l’aide de l’esprit, et de l’art, est parvenue à s’asseoir à coté de son modèle.

Le Kain étoit l’idole de Garrick ; il le regardoit comme le Roscius de la France. Cet acteur extraordinaire, me disoit-il, n’a point eu de modèle. Le génie de son art l’a élevé en un instant à une perfection vraiment divine. Son talent est son ouvrage ; il ne doit sa sublimité qu’à lui-même, et je le regarde comme le créateur de l’art de la déclamation en France. Le Kain ne me parloit de Garrick qu’avec l’enthousiasme qu’inspirent aux grands talens les talens supérieur.

Mademoiselle Dangeville l’avoit enchanté dans les rôles de soubrettes ; la finesse de son jeu, le tatillonage propre à son emploi, la volubilité nuancée de sa diction, l’intérêt soutenu qu’elle mettoit a la scène, lui avoient acquis des droits à l’estime que Garrick montroit pour ses talens accomplis.

Il eût la curiosité d’aller voir un comédien, qui étoit alors à Lyon, et qui avoit eu la sagesse et la singularité de se refuser à plusieurs ordres de début qui lui assuroient sa réception dans la troupe du Roi. Il vit jouer cet acteur, nommé Drouin, et frère de Me. Préville ; il remplissoit l’emploi des valets. Sa taille et sa physionomie étoient faites pour ses rôles, il avoit un jeu serré, un débit brillant, un grand sang froid en apparence, qui étincelloit de feu ; ne riant jamais, et faisant rire tout le monde, sans grimaces et sans charge ; il étoit perpétuellement à la scène ; il avoit un masque frippon et mobile, qui se ployoit et se déployoit à la fourberie de ses rôles. Il joua pour Garrick les Dave, et quelques autres grands valets de son emploi ; d’après l’aveu des comédiens de Paris qui méprisoient ceux de la province, Garick fut surpris d’y trouver un acteur aussi étonnant et aussi parfait. Il convenoit que Drouin étoit supérieur en tout à Armand, et il disoit qu’il étoit bien étrange que l’on n’eût pas fixé à Paris, par les plus grands avantages, cet acteur, vraiment fait pour être un des plus beaux ornemens de la scène française.

Je lui répondis que le mépris des comédiens du Roi pour les acteurs de province, étoit d’autant plus ridicule, qu’ils y avoient presque tous débutés ; et que le public de nos villes de parlement étoit aussi éclairé, et même avoit moins d’indulgence que celui de la capitale.

Mais je m’apperçois trop tard, Monsieur, que ma lettre est bien longue ; puisse-t-elle vous servir de somnifère ! je remets à un autre courier, à finir la tâche, que vous m’avez imposée.

Daignez recevoir, Monsieur, avec votre bonté ordinaire, tout mon bavardage ; agréez les assurances de mon admiration et de mon respect ; en me mettant aux pieds de M. de Voltaire c’est me prosterner devant ceux d’Apollon