XII
Le foyer de la danse
A la rue Le Peletier. — Décoration. — Aspect. — Habitués. — Le général Bugeaud et la Révolte au Sérail — Un bataillon en jupons. — Sous le second empire. — Ces messieurs ! — Le foyer actuel. — Ses magnificences. — Ce qu’on n’y voit plus. — L’esprit de ces demoiselles. — Leur intelligence. — Leur éducation. — Ce qu’elles savent d’histoire et de géographie. — Poulet galant. — Les Marcheuses. — Mademoiselle Antier. — Mademoiselle Souris. — Les Filles de magasin. — Le directeur Thuret — Un équipage sous enveloppe. — Une mère inflammable. — Comment elles vivent. — Comment elles finissent. — Celles qui se marient — Celles qui se retirent. — Celles qui disparaissent. — Où les neiges d’antan ?
Pauvre salle de la rue Le Peletier ! Avec la fumée de l’incendie, se sont dispersées les dernières traditions d’un monde dont l’Empire fut le dernier représentant. Vous souvient-il, quand on montait sur le théâtre, du beau suisse vert et écarlate, tout brodé d’or, l’épée au côté, le chapeau en bataille, les armes de l’Empereur sur la poitrine ? Comme il vous montrait que vous entriez dans une bonne maison, où la tenue était obligatoire !
Je sais bien que, pris dans son ensemble, ce vieil Opéra n’était pas aussi spacieux, aussi commode, aussi magnifique que le nouveau. Le foyer de la danse n’y brillait ni par le luxe, ni par le confort : c’était une grande pièce attenante à l’hôtel Choiseul, assez mal éclairée, meublée d’une banquette en velours rouge usé, garnie de boiseries ouvragées à la mode du siècle dernier et décorée de glaces au cadre enfumé, écaillé, aux baguettes d’or terni. Pour tout ornement, pour toute relique, on y conservait un buste en marbre de la Guimard, posé sur une simple colonne en bois peint…
Oui, mais sur cette banquette s’était assis, dans ces glaces s’était reflété tout un monde de causeurs et de promeneurs dont on retrouverait difficilement la monnaie parmi les habitués de l’époque actuelle : Balzac, Janin, Gautier, Méry, Roger de Beauvoir, Rolle, Altaroche, Roqueplan, le baron de Bazancourt, Lireux, Perpignan, Romieu, Aguado, les Rothschild, de Saint-Georges, de Lesseps, Halévy, Adam, Boyer, Waëz, Gozlan, Eugène Guinot, les deux Reybaud, Taxile Delord, Amédée Achard, Albéric Second, de Boigne, de Dreux-Brézé, Lautour-Mézeray, Berlioz, le prince Tufiakin, le colonel Montaigu, M. Schickler, lord Hertfort, Chaix-d’Est-Ange, Eugène Lamy, Isabey, Gavarni, les Escudier, les Batta, etc., etc.
Comme Ruy Gomez de Sylva :
… J’en passe, — et des meilleurs !
Quand ce ne serait que l’illustre soldat qui devait être le duc d’Isly.
Celui-ci, le soir de la répétition générale de la Révolte au Sérail, — les répétitions générales avaient lieu à huis clos et n’étaient pas, comme aujourd’hui, de vraies premières représentations, — celui-ci, disons-nous, qui n’était alors que général, se trouvait dans les coulisses, avec un de ses amis, le comte Courand.
A un mouvement mal exécuté par le bataillon d’amazones que commandait mademoiselle Taglioni, le vieux grognard ne put retenir un énergique : Sacrebleu !…
Mademoiselle Taglioni se retourna :
— Ma foi, dit-elle, si vous voulez commander à ma place ?…
— Pourquoi non ?
— Eh bien, voici mon épée…
— Ah ! grand merci : j’ai la mienne.
Et voilà le futur maréchal qui tire sa lame du fourreau, se place devant le bataillon féminin, et avec sa voix de stentor et sa brusquerie de troupier, fait évoluer ces jeunes recrues trotte-menu, aux blanches épaules, aux minois chiffonnés, comme il eût fait marcher de véritables grenadiers aux vieilles moustaches et aux épaulettes de laine.
Elles défilaient au pas, portaient les armes, les présentaient, croisaient la baïonnette, formaient le carré et simulaient une guerre avec fusillade, charge et tout l’accompagnement !…
Le général s’approcha, à la fin, du capitaine Taglioni :
— Permettez-moi de vous féliciter de tout mon cœur. Sacrebleu ! c’est affaire à vous ! On dirait que toutes ces gaillardes-là ont vu le feu…
— Et le loup, ajouta le comte Courand, en prenant le menton du premier venu de ces carabiniers imberbes.
Sous le second empire, on rencontrait au foyer de la danse le marquis de Massa, le marquis de Caux, les Montreuil, Davilliers, Saint-Léger, Des Varannes, Duperré, Fitz-James, Poniatowski, père et fils ; le marquis de Toulongeon, le baron Lambert, M. de Saint-Pierre, Persigny, le colonel Fleury, le maréchal Bosquet, le comte Arese, les Aguado, le comte Walewski, Mérimée, le comte Lepic, le comte de La Redorte, La Bourdonnaye, de Bernis, Fontenilliat, Narischkine, Demidoff, de Gouy, Hamilton, le père Auber, qui se réveillait à tous les entr’actes pour aller faire un brin de cour à la plus jolie ; le comte de Saint-Vallier, A. de Vogué, Scépeaux, d’Overschie, les Fould, Delahante, Magnan, Blount, etc… Joignez à cette courte énumération le corps diplomatique, la maison de l’Empereur, le monde officiel, et comparez le foyer de ce temps-là avec le foyer de ce temps-ci, dans lequel certains inconnus entrent le chapeau sur la tête et les mains dans les poches !
Superbe, en vérité, ce foyer d’aujourd’hui, avec ses colonnes cannelées, son lustre de bronze doré, les peintures de ses panneaux et les médaillons de son plafond.
Seulement, tout abonné des trois jours a le droit d’y pénétrer, — il n’y a qu’à montrer sa quittance à Louis, — et, pour ne citer personne, l’on y coudoie trop de marchands de cuirs, de marchands de voitures, de marchands de tableaux, de marchands de paroles, de marchands de santé et de marchands d’argent.
Aussi est-il aussi peu recherché qu’il était fréquenté jadis. Sauf les petites, qui cherchent fortune, les danseuses sérieuses et établies ne descendent qu’au dernier moment, pour mettre leurs chaussures et essayer quelques temps avant d’entrer en scène. Quant aux étoiles, elles reçoivent dans leurs loges. On ne les voit plus, comme à l’époque d’Albéric Second et de M. de Boigne, arriver à la barre, un petit arrosoir à la main, et l’extrémité des jambes emmaillotée dans des guêtres en coutil, destinées à protéger contre toute souillure leurs bas couleur de chair et leurs chaussons de satin.
On aurait tort, du reste, de croire que ce foyer de la danse, — dont le nom seul sème d’étranges picotements le long des notaires de province et des « bons jeunes gens » de Paris, — soit un lieu où l’on « fasse des mots » comme dans une pièce de Dumas ou de Gondinet.
Le corps de ballet de l’Opéra s’inscrit en faux contre l’expression populaire : Bête comme ses pieds.
A l’Opéra, les pieds seuls ont de l’esprit.
Quant à leurs propriétaires, écoutez ce qu’en pensait, — voici déjà tantôt trente ans, — un de leurs plus spirituels historiographes :
« La plus belle intelligence ne résiste pas à deux années de cabriolet.
La danseuse sait lire, écrire et compter… sur ses doigts. A la rigueur, elle eût pu se passer de l’écriture. L’écriture, c’est du luxe. La danseuse reçoit des lettres : elle n’en écrit jamais. Elle ignore jusqu’à la forme du gouvernement sous lequel elle vit. Cependant, elle regrette la Restauration, à cause des pensions de retraite que celle-ci avait créées.
Les noms de Vienne, Londres, Naples, Milan, Turin, lui sont connus et familiers, parce que l’on danse à Vienne, Londres, Naples, Milan, Turin ; parce qu’elle espère y danser elle-même le jour où elle quittera l’Opéra de Paris.
De l’Asie, de l’Afrique, elle ne sait rien ; elle n’y dansera jamais.
L’Amérique, c’est autre chose, elle s’en doute. Pour la danseuse, ce n’est pas Christophe Colomb qui a découvert l’Amérique : c’est Fanny Elssler. A elle l’honneur d’avoir initié le corps de ballet à la connaissance de cette quatrième partie du monde. Depuis son voyage dans les États-Unis, le pays des dollars fait partie de la géographie de la danse.
La danseuse rapporte tout, compare tout à l’Opéra. Admire-t-elle un paysage, elle s’écrie :
— C’est comme dans Guillaume Tell !
Ce n’est pas la décoration qui ressemble au paysage, c’est le paysage qui est copié sur la décoration. Sans les Huguenots, la danseuse ne saurait pas qu’il y a eu une Saint-Barthélemy ; sans la Juive, que les cardinaux portent des chapeaux rouges ; sans Fernand Cortez, que le Mexique n’est point un mythe. Son univers, c’est l’Opéra. »
Eh bien, c’est encore comme cela à présent.
Avec cette différence, pourtant, que quelques-unes de ces demoiselles écrivent… aux gens aisés.
J’en connais une, entre autres, qui a adressé à un noble étranger le curieux billet que voici :
J’ai vingt ans… passés. Vous êtes beau, noble et célèbre.
Que dirions-nous tous les deux si, dans un nombre égal d’années, nous ne pouvions, en nous regardant, penser à, ne fût-ce qu’une seconde, de fièvre amoureuse ?
Nous aurions l’air bien bête ? N’est-il pas vrai ?
Le comte, frappé de cette lettre stoïque, offrit le moment de fièvre demandé et une paire de boucles d’oreilles estimées quatre-vingt mille francs.
Que dire, maintenant, des marcheuses ?
On nomme ainsi, à l’Académie nationale de musique et de danse, ces superbes créatures, — racolées à travers Paris, dans l’atelier, dans le bastringue, à même la boue du trottoir, au ras de la fange du ruisseau, — et qui défilent dans les cortèges, qui figurent dans les lointains, qui posent dans les espaliers, dans les apothéoses, et en général, dans tous ces groupes voluptueux que l’imagination délirante du chorégraphe invente pour ravigoter le public…
Les marcheuses ne dansent pas…
Elles ne chantent pas…
Elles meublent…
L’invention en est attribuée à Duponchel.
Sous le premier Empire, pourtant, quelque chose d’approchant avait existé. Un soir, à la vue de la décrépitude et de la laideur de certaines figurantes, Napoléon s’était écrié :
— Quelles horreurs ! D’où viennent ces femmes ? Qu’on en ait d’autres !
Le ministre de la police reçut aussitôt l’ordre de lever une conscription générale dans tous les établissements qui, alors comme aujourd’ui, étaient placés sous la surveillance de l’autorité. La razzia fut exécutée le lendemain, et, à la représentation suivante on fut étonné d’apercevoir, massé sur le théâtre, tout un régiment de filles magnifiques et gigantesques.
Le ministre, — Savary de Rovigo, — avait choisi de véritables grenadiers. Leur attitude gauche et embarrassée excita les rires, tout d’abord ; puis, quelques-uns de leurs clients les reconnurent, et se mirent à les appeler par leur nom.
L’hilarité alors ne garda plus de bornes…
Cette génération de figurantes dura jusqu’à l’invasion des alliés, qui en firent :
Des millionnaires,
Des princesses,
Des mères de famille respectées…
Car on peut faire d’une marcheuse :
Une rentière,
Une grande dame,
Une femme honnête, au besoin…
Tout ce qu’on voudra, — tout, tout, tout…
Excepté une artiste.
Le théâtre n’est, du reste, pour elles qu’un moyen de parvenir non indiqué par Béroalde de Verville.
— Ah ! que je suis contente ! disait mademoiselle X… à l’un de nos confrères. Je suis reçue marcheuse à l’Opéra !
— Eh bien, ma fille, te voilà la porte toute grande ouverte pour en sortir.
Mademoiselle Antier rencontra un jour, sur l’escalier de l’Académie, mademoiselle Souris cadette qui tenait une petite fille par la main.
— Oh ! la jolie enfant ! A qui est-elle ? demanda mademoiselle Antier,
— A moi, mademoiselle.
— Il me semble que vous n’ètes pas mariée.
— Non, mais je suis de l’Opéra.
C’est par cette particularité, surtout, que les danseuses du temps présent se rapprochent de celles du temps passé.
Par cette particularité seule : du moins, avec l’esprit restreint et la sainte ignorance que j’ai constatées tout à l’heure.
Ceux-là se tromperaient étrangement qui se les figureraient, à l’égal de leurs devancières, insouciantes, capricieuses, prodigues ,d’un pouvoir irrésistible, pleines d’attraits et de périls…
On rencontre bien encore, par ci, par là, quelques-unes de ces Circés qui changent les fils de familles en rochers ou en brutes…
Mais l’époque n’est plus où ces joyeuses excommuniées se dédommageaient d’être damnées dans l’autre monde en menant une existence damuable dans celui-ci…
La vie d’une fille de magasin signifiait alors la liberté, la fantaisie poussées jusqu’aux extrêmes limites, les caprices partagés ou subis, l’argent facilement gagné, plus facilement dépensé…
On appelait filles de magasin les demoiselles du chant et de la danse, qui, n’ayant pas achevé leurs études, figuraient sur la scène avant d’être engagées. Une fille inscrite au magasin n’appartenait plus à sa famille. L’autorité de celle-ci s’arrêtait à la porte de ce lieu d’immunité.
Thuret, — directeur de l’Académie, de 1733 à 1744, — imagina de faire payer une redevance à ces néophytes.
Voici ce qu’un contemporain dit de cette ingénieuse industrie.
« Une jeune personne qui veut monter sur les planches, et se faire voir aux Américains, aux Anglais, aux Hollandais et même aux Allemands, tous gens ruinables, sacrifie quelque chose, et demande de s’essayer gratis. Le directeur fait valoir alors les prérogatives singulières dont jouissent les filles de spectacle, qui, n’étant plus sujettes à la correction paternelle, à la rigueur de la police, peuvent être dénaturées et galantes avec impunité. Ces privilèges abominables, qui ne sont que trop réels, déterminent les postulantes à faire un abandon sur les produits de leur industrie particulière. Elles s’engagent dès lors à payer une certaine somme par mois, afin d’être mises en possession de l’indécence privilégiée. »
Il n’en est plus ainsi de nos jours.
De nos jours, ces demoiselles de l’Opéra n’ont plus besoin un seul instant de se soustraire à l’autorité paternelle.
Celle-ci se montre raisonnable et accommodante au possible.
Les parents d’aujourd’hui savent, en effet, que le métier de danseuse est une profession comme une autre, et qu’on y gagne beaucoup d’argent, — au théâtre et ailleurs : ailleurs le plus souvent. Ils agissent donc en conséquence. « Notre fille sera ballerine ! » décident-ils, comme ils auraient dit autrefois :
— Elle sera lingère ou fleuriste, demoiselle de comptoir ou directrice des postes, professeur de volapuck ou maîtresse d’occarina.
C’est madame Cardinal qui présente elle-même « la petite » à l’Opéra. C’est elle qui l’accompagne à la leçon, et qui l’attend, après le spectacle, pour la conduire là où elle a envie d’aller : histoire de lui éviter toute espèce de mauvaises rencontres. C’est elle, enfin, qui n’a pas sa pareille pour répondre avec dignité à un amoureux trop pressé :
— De grâce, monsieur le comte, encore quelques moments !… Laissez-la recevoir mes baisers et mes recommandations… Du reste, la chère enfant no dormirait pas tranquille, si ce n’était pas sa pauvre mère qui l’aidait à se mettre au lit.
Les mères de ces demoiselles débutent par être leurs bonnes.
Elles deviennent plus tard leurs intendantes. Et je n’en connais pas de plus probes, de plus économes, de plus dévouées. De fait, c’est le leur qu’elles ménagent.
Exemple :
Un riche étranger avait envoyé à un petit sujet une voiture et deux chevaux. La mère de la ballerine lui adressa le billet suivant :
Quand on veut faire cadeau à une jeunesse pauvre d’un équipage et de deux chevaux, on les lui fait parvenir sous enveloppe. »
Cette femme de sens entendait ne rien perdre sur le lavage.
Les mères actuelles, du reste, commencent à ne plus ressembler à ces mamans improbables et fantastiques des vaudevilles de Théaulon et de Bayard, — avec leurs châles de barège usés, leurs chapeaux de paille brûlée et leurs sacs antédiluviens, — ventrues comme des courges ou ridées comme des pommes sèches.
Un gentleman faisait la cour à une des notabilités du premier quadrille.
Celle-ci, après bien des hésitations, consentit enfin à souper en sa compagnie dans un cabinet des plus particuliers.
— Seulement, ajouta-t-elle, je vous avertis que je serai obligée d’amener maman ; sans cela, elle ne me laisserait pas venir.
Grimace de l’amoureux, qui fit cependant bonne contenance, tout en murmurant à part lui :
— J’en serai quitte pour me débarrasser de la brave femme à un moment donné.
On soupa donc… à trois, — l’amphitryon prenant à tâche de faire boire la matrone le plus possible. Au dessert, tout le monde était très gai :
— Voici l’instant de renvoyer la vieille, se dit le galant ; mais, sacrebleu ! comment m’y prendre ?…
Comme il cherchait un moyen et une formule, la mère se pencha tendrement à son oreille :
— A présent, proposa-t-elle, si nous renvoyions la petite ?…
Vous me demanderez, peut-être :
— Comment vivent ces demoiselles ?
Je vous répondrai :
— Comme tout le monde.
S’il est, en effet, une vie où l’imprévu n’a pas la moindre part, c’est, à coup sûr, celle des danseuses. Les classes, les répétitions les retiennent une grande partie de la journée au théâtre, où le soir les ramène forcément. Il n’y a là dedans rien de très folâtre ni de très échevelé. La galanterie chez elles ne vise qu’au solide. Toutes ont quelqu’un, naturellement. D’aucunes ont même quelques-uns. Mais c’est moins par plaisir que par nécessité. Plus d’orgies babyloniennes ! Plus de grandioses folies ! Plus de ces insolences de luxe qui font regretter aux honnêtes femmes que la vertu soit si mal payée !
Où ces belles insatiables qui déjeunaient d’une fricassée de ducs, dînaient d’un salmis de marquis, et soupaient d’une bouchée de fermiers-généraux à la crapaudine ? Où ces boudoirs plafonnés par Boucher, les trumeaux de Lancret, les panneaux de Watteau ? Où le « char » de la Guimard, décoré d’armes parlantes : un marc d’or supporté par un gui de chène, dans un écusson supporté par les Grâces et couronné par les Amours ? Où le carrosse à six chevaux, doré sur tranches, à harnais empanachés, de mademoiselle Duthé, et l’équipage de mademoiselle Cléophile, travaillé comme une pièce d’orfèvrerie. L’Opéra est devenu pot-au-feu. Son premier sujet se contente d’un appartement, rue de Vienne, et d’une maison de campagne louée à Asnières.
De l’ordre, des valeurs et de l’argent placé ! Il n’y en a pas dix parmi ces demoiselles qui aient un équipage ! Il n’y en a pas cinq qui osent avouer un amant de cœur ! Je ne connais guère que H… M… qui ait eu ce courage :
— Pourquoi me trompes-tu ? questionnait son protecteur.
— Mon cher, c’est parce que je ne veux pas avoir l’air de m’élever au-dessus de ma position.
… Et, maintenant, comment finissent ces demoiselles de l’Opéra ?
Il y en a qui se jettent & l’eau, comme mademoiselle Mazé, laquelle ne devint célèbre que le jour de sa mort : ruinée par le système de Law, elle se para de ses plus beaux atours, — sans oublier le rouge, le blanc et les mouches, — et s’en fut se précipiter du haut du pont Neuf dans la Seine.
Il y en a qui entrent au couvent, comme mademoiselle Guyot.
Beaucoup se sont mariées :
Mademoiselle Roland épousa le marquis de Saint-Geniès, ; mademoiselle Quinault-Dufresne, enrichie par Samuel Bernard, entretenue par le marquis de Nesle, protégée par le Régent, — vraie fiancée du roi de Garbe, — épousa le duc de Nevers ; mademoiselle Grognet épousa le marquis d’Argens ; mademoiselle Defresne épousa le marquis de Fleury ; mademoiselle Sullivan épousa lord Crawford ; mademoiselle Chouchou épousa le président de Ménières ; mademoiselle Rem épousa Le Normant d’Etioles, veuf en premières noces de madame de Pompadour, ce qui inspira à un loustic les vers suivants :
Pour réparer miseriamQue Pompadour laisse à la France,Son mari, plein de conscience,Vient d’épouser Rem publicam.
Mademoiselle Grandpré fut « demandée » en même temps par l’amiral anglais Knowles et par le marquis de Senneville : elle accorda la préférence à ce dernier. Mademoiselle Liancourt légitima ses relations avec le baron d’Auguy. Mademoiselle Lolotte devint comtesse d’Hérouville et sa sœur, marquise de Saint-Chamond.
Fanny Elssler s’unit, de la main droite, à un banquier allemand, et sa sœur Thérèse, de la gauche, au prince Adalbert de Prusse.
J’ai dit que Taglioni fut madame Gilbert des Voisins ; Carlotta Grisi, madame Perrot, et Cerrito, madame Saint-Léon, comme Clotilde Mafleuroy avait été un instant madame Boïeldieu et comme Pauline Leroux resta madame Lafont.
Les trois premières n’attendirent pas, pour divorcer, la promulgation de la loi due à l’initiative du citoyen Gustave Naquet.
Il y en a qui boulottent de leurs économies, de ci, de là, à la campagne, et d’autres qui, à Paris, dans des immeubles de rapport, jouissent du sort que leur a fait une succession de mortels généreux.
La plupart disparaissent, — purement et simplement.
On n’a guère trace que de quelques-unes.
Mon Dieu, c’est ainsi que l’on sait que Francine Cellier vit du fruit de ses déménagements successifs ; que Fanny Génat joue les « mères nobles » à Cluny ; que Laure Fonta s’est consacrée à l’enseignement ; que Villeroy s’est retirée en Normandie ; Marconnay, à Montreuil ; Andrée Mérante, à Bois-Colombes ; Fiocre-Collin, à Courbevoie ; sa sœur, rue de Courcelles ; Beaugrand, à Asnières, et Righetti, au Vésinet…
Mais les autres ?…
Où la reyneQui commanda que BuridanFust jeté en ung sac en Seine ?
FIN