(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre VIII. » pp. 65-96
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre VIII. » pp. 65-96

Lettre VIII.

La composition des ballets de l’opéra, exige, à mon gré, une imagination féconde et poètique. Corriger souvent le poème, lier la danse à l’action, imaginer des scènes analogues aux drames, les adapter adroitement aux sujets, suppléer à ce qui est échappé au génie du poète, remplir enfin les vides et les lacunes qui font languir souvent leurs productions : voilà l’ouvrage du compositeur ; voilà ce qui doit fixer son attention, ce qui peut le tirer de la foule, et le distinguer de ces maitres, qui croient être au dessus de leur état, lorsqu’ils ont arrangé des pas, et formé des figures dont le dessin se borne à des ronds, des carrés, des lignes droites, des moulinets et des chaînes.

L’opéra n’est guéres fait que pour les yeux et les oreilles ; il est moins le spectacle du cœur et de la raison, que celui de la variété et de l’amusement. On pourroit cependant lui donner une forme et un caractère plus intéressant ; mais cette matière étant étrangère à mon art, et au sujet que je traite, je l’abandonne aux auteurs ingénieux qui peuvent remédier à la monotonie de la Féerie, et à l’ennui que le merveilleux traine après lui. Je dirai simplement que la danse dans ce spectacle devroit être placée dans un jour plus avantageux ; j’avancerai seulement que l’opéra est son élément, que c’est là que l’art devroit prendre de nouvelles forces, et paroitre avec le plus d’avantage ; mais, par un malheur qui nait de l’entêtement des poètes, ou de la mal-adresse des maitres de ballets, la danse à ce spectacle ne tient à rien et ne dit rien ; elle est dans mille circonstances si peu analogue au sujet, et si indépendante du drame, que l’on pourroit la supprimer, sans affoiblir l’intérêt, sans interrompre la marche des scènes et sans en refroidir l’action. La plupart des poètes modernes se servent des ballets comme d’un ornement de fantasie, qui ne peut ni soutenir l’ouvrage, ni lui prêter de la valeur ; et dans le fait, ils n’ont pas tort, parce que les compositeurs n’ont pas senti qu’il falloit que les ballets tinssent au sujet, et que les auteurs les ont regardés comme des hors-d’œuvre imaginés pour remplir le vide des entre actes : mais ils auroient dû apperçevoir que ces accessoires, et ces épisodes étrangers à l’action, nuisent à l’ouvrage ; ces objets contraires et toujours désunis, ce cahos de choses mal cousües partagent l’attention, et fatiguent bien plus l’imagination qu’ils ne la satisfont : dèslors le plan de l’auteur disparoît, le fil échappe, la trame se brise, l’action s’évanouit, l’intérêt diminue, et le plaisir s’envole. Tant que les ballets de l’opéra ne seront pas étroitement unis au drame, et qu’ils ne concourront pas à son exposition, à son nœud et à son dénouement, ils seront froids et dèsagréables. Chaque ballet devroit, à mon sens, offrir une scène qui enchaînât, et qui liât intimement le premier acte avec le second, le second avec le troisième etc. ces scènes, absolument nécessaires à la marche du drame, seroient vives et animées ; les danseurs seroient forcés d’abandonner leur allure, et de prendre une ame pour les rendre avec vérité et avec précision ; ils seroient contraints d’oublier en quelque sorte leurs pieds et leurs jambes, pour penser à leur physionomie et à leurs gestes ; chaque ballet seroit le complément de l’acte, et le termineroit heureusement ; ces sujets puisés du fond même du drame, seroient écrits par le poète ; le musicien seroit chargé de les traduire avec fidélité, et les danseurs, de les réciter par le geste, et de les expliquer avec énergie. Par ce moyen, plus de vide, plus d’inutilité, plus de longueur et plus de froid dans la danse de l’opéra ; tout seroit saillant et animé, tout marcheroit au but et de concert ; tout séduiroit parce que tout seroit spirituel, et paroitroit dans un jour plus avantageux ; tout enfin feroit illusion et deviendroit intéressant, parce que tout seroit d’accord, et que chaque partie tenant la place qu’elle doit occuper naturellement, elles s’entre-aideroient et se préteroient réciproquement des forces.

J’ai toujours regretté, Monsieur, que Rameau n’ait pas associé son génie à celui de Quinault. Tous deux créateurs et tous deux pleins de génie, ils auroient été faits l’un pour l’autre ; mais le préjugé, le langage des connoisseurs sans connoissances ; de ces demi-savans, qui ne savent rien, mais qui se font suivre de la multitude, tout a dégouté Rameau et lui a fait abandonner les grandes idées qu’il avoit. Ajoutez à cela les désagrémens que tout auteur essuie des directeurs de l’opéra. On leur paroît sans goût, si l’on n’est aussi gothique qu’eux : ils traitent d’ignorans ceux qui n’adoptent point avec bonhommie les vieilles lois de ce spectacle, et les anciennes rubriques aux quelles ils sont attachés de père en fils. A peine est-il permis à un maitre de ballets de faire changer le mouvement d’un air ancien ; on a beau leur dire que nos prédécesseurs avoient une exécution simple, que les airs lents s’ajustoient à la tranquillité et au flégme de leur exécution ; vains efforts ! ils connoîssent les anciens mouvemens, ils savent battre la mesure ; mais ils n’ont que des oreilles, et ne peuvent céder aux représentations que l’art agrandi peut leur faire ; ils regardent tout du but, où ils sont restés, et ne peuvent pénétrer dans la carrière immense que les talens ont parcourue. La danse cependant encouragée, applaudie et protégée s’est dégagée depuis quelque tems des entraves que la musique vouloit lui donner. Non seulement M. Lany fait exécuter les airs dans le vrai goût ; mais il en ajoute de modernes aux vieux-opéra, et substitue aux chants simples et monotones de la musique de Lulli, des morceaux pleins d’expression et de variété.

Les Italiens ont été à cet égard bien plus sages que nous. Moins constans pour leur ancienne musique, mais plus fidéles à Métastasio, ils l’ont et le font mettre encore tous les jours en musique par tous les maîtres de chapelle qui ont des talens. Les cours d’Allemagne, d’Espagne, de Portugal et d’Angleterre ont conservé pour ce grand poète la même vénération ; la musique varie à l’infini, et les paroles, quoique toujours les mêmes, ont toujours le prix de la nouveauté ; chaque maître de musique donne à ce poète une nouvelle expression, une nouvelle grace ; tel sentiment négligé par l’un, est embelli par l’autre ; telle pensée affoiblie par celui-ci, est rendue avec énergie par celui-là ; tel beau vers énervé par Graun 1, est rendu avec chaleur par Hasse 2. L’avantage sans doute eut été certain, non seulement pour la danse, mais encore pour les autres arts qui concourent aux charmes et à la perfection de l’opéra, si le célèbre Rameau avoit pû, sans offenser les Nestor du siècle, et cette foule de gens qui ne voient rien au dessus de Lulli, mettre en musique les chefs-d’œuvre du père et du créateur de la poèsie lyrique. Cet homme, d’un génie vaste, embrassoit toutes les parties à la fois dans ses compositions ; tout est beau, tout est grand, tout est harmonieux : chaque artiste peut, en entrant dans les vües de cet auteur, produire des chefs-d’œuvre différens. Maîtres de musique et de ballets, chanteurs et danseurs, chœurs, tous également peuvent avoir part à sa gloire. Ce n’est pas que la danse, dans tous les opéra de Quinault, soit généralement bien placée, et toujours en action ; mais il seroit facile de faire ce que le poète a négligé, et de finir ce qui de sa part ne peut être envisagé que comme des ébauches.

Dussai-je me faire une multitude d’ennemis sexagénaires, je dirai que la musique dansante de Lully est froide, langoureuse et sans caractère ; elle fut composée à la vérité dans un temps, où la danse étoit tranquille, et où les danseurs ignoroient totalement ce que c’est que l’expression. Tout étoit donc à merveille ; la musique étoit faite pour la danse, et la danse pour la musique ; mais ce qui se marioit alors, ne peut plus s’allier aujourd’hui ; les pas sont multipliés ; les mouvemens sont rapides et se succédent avec promptitude ; les enchainements, et le mélange des tems sont sans nombre ; les difficultés, le brillant, la vitesse, les repos, les indécisions, les attitudes, les positions variées ; tout cela, dis-je, ne peut plus s’ajuster avec cette musique tranquille et ce chant uniforme qui règne dans la composition des anciens maîtres. La danse sur de certains airs de Lully me fait une impression semblable à celle que j’éprouve dans la scène des Deux Docteurs du Mariage forcé de Molière. Ce contraste d’une volubilité extrême, et d’un flegme inébranlable produit sur moi le même effet, des contraires aussi choquans ne peuvent en vérité trouver place sur la scène ; ils en détruisent le charme et l’harmonie et privent les tableaux de leur ensemble.

La musique est à la danse ce que les paroles sont à la musique : ce paralèlle ne signifie autre chose, si ce n’est que la musique dansante est ou devroit être le poème écrit, qui fixe et détermine les mouvemens et l’action du danseur ; celui-ci doit donc le réciter, et le rendre intelligible par l’énergie et la vivacité de ses gestes, par l’expression vive et animée de sa physionomie : conséquemment la danse en action est l’organe qui doit rendre et qui doit expliquer clairement les idées écrites de la musique.

Rien ne seroit si ridicule qu’un opéra sans paroles : jugez-en je vous prie, par la scène d’Antonin Caracalla dans la petite pièce de la Nouveauté ; sans le dialogue qui la précède, comprendroit-on quelque chose à l’action des chanteurs ? eh bien, Monsieur, la danse sans musique, n’est pas plus expressive que le chant sans paroles : c’est une espèce de folie ; tous ses mouvemens sont extravagans, et n’ont aucune signification, faire des pas hardis et brillans, parcourir le théatre avec autant de vitesse que de légèreté sur un air froid et monotone, voilà ce que j’appelle une danse sans musique. C’est à la composition variée et harmonieuse de Rameau ; c’est aux traits et aux conversations spirituelles qui régnent dans ses airs, que la danse doit tous ses progrès, elle a été reveillée, elle est sortie de la léthargie où elle étoit plongée, dès l’instant que ce créateur d’une musique savante, mais toujours agréable et toujours voluptueuse, a paru sur la scène. Que n’eût-il pas fait, si l’usage de se consulter mutuellement eût règné à l’opéra, si le poète et le maître de ballets lui avoient communiqué leurs idées, si l’on avoit eu soin de lui esquisser l’action de la danse, les passions qu’elle doit peindre successivement dans un sujet raisonné, et les tableaux quelle doit rendre dans telle ou telle situation ! C’est pour lors que la musique auroit porté le caractère du poème, qu’elle auroit tracé les idées du poète, qu’elle auroit été parlante et expressive, et que le danseur auroit été forcé d’en saisir les traits, de se varier et de peindre à son tour. Cette harmonie qui auroit règné dans deux arts si intimes, auroit produit l’effet le plus séducteur et le plus admirable ; mais, par un malheureux effet de l’amour-propre, les artistes, loin de se connoître et de se consulter, s’évitent scrupuleusement. Comment un spectacle aussi composé que celui de l’opéra peut-il réussir, si ceux qui sont à la tête des différentes parties qui lui sont essentielles, opérent sans se communiquer leurs idées ?

Le poète s’imagine que son art l’élève au dessus du musicien : celui-ci craindroit de déroger, s’il consultoit le maître de ballets ; celui-là ne se communique point au dessinateur ; le peintre décorateur ne parle qu’aux peintres en sous-ordre ; et le machiniste enfin, souvent méprisé du peintre, commande souverainement aux manœuvres du théatre. Pour peu que le poète s’humanisât, il donneroit le ton, et les choses changeroient de face ; mais il n’écoute que sa verve ; dédaignant les autres arts, il ne peut en avoir qu’une foible idée ; il ignore l’effet que chacun d’eux peut produire en particulier, et celui qui peut résulter de leur union et de leur harmonie. Le musicien, à son exemple, prend les paroles, il les parcourt sans attention, et, se livrant à la fertilité de son génie, il compose de la musique qui ne signifie rien, parce qu’il n’a pas entendu le sens de ce qu’il n’a lu que des yeux, ou qu’il sacrifie au brillant de son art et à l’harmonie qui le flatte, l’expression vraie qu’il devroit attacher au récitatif. Fait-il une ouverture ? elle n’est point relative à l’action qui va se passer ; qu’importe après tout ? n’est-il pas sur de la réussite, si elle fait grand bruit ? Les airs de danse sont toujours ceux qui lui coutent le moins à composer ; il suit à cet égard les vieux modèles ; ses prédécesseurs sont ses guides ; il ne fait aucun effort pour répandre de la variété dans ces sortes de morceaux, et pour leur donner un caractère neuf ; ce chant monotone dont il devroit se défier, qui assoupit la danse et qui endort le spectateur, est celui qui le séduit, parce qu’il lui coûte moins de peine à saisir, et que l’imitation servile des airs anciens n’exige ni un goût, ni un talent, ni un génie supérieur.

 

Le peintre-décorateur, faute de connoitre parfaitement le drame, donne souvent dans l’erreur ; il ne consulte point l’auteur, mais il suit ses idées, qui, souvent fausses, s’opposent à la vraisemblance qui doit se trouver dans les décorations, à l’effet d’indiquer le lieu de la scène. Comment peut-il réussir, s’il ignore l’endroit où elle doit se passer ? ce n’est cependant que d’après les connoissances exactes de l’action et des lieux qu’il devroit agir ; sans cela, plus de vérité, plus de costume, plus de pittoresque.

 

Chaque peuple a des lois, des coutumes, des usages, des modes et des cérémonies opposées ; chaque nation diffère dans ses goûts, dans son architecture, dans sa manière de cultiver les arts ; celui d’un habile peintre est donc de saisir cette variété ; son pinceau doit être fidèle ; s’il n’est de tous les pays, il cesse d’être vrai et n’est plus en droit de plaire.

Le dessinateur pour les habits ne consulte personne ; il sacrifie souvent le costume d’un peuple ancien à la mode du jour, ou au caprice d’une danseuse ou d’une chanteuse en réputation.

Le maître de ballets n’est instruit de rien : on le charge d’une partition ; il compose les danses sur la musique qui lui est présentée ; il distribue les pas particuliers, et l’habillement donne ensuite un nom et un caractère à la danse.

Le machiniste est chargé du soin de présenter les tableaux du peintre dans le point de perspective, et dans les différens jours qui leur conviennent ; son premier soin est de ranger les morceaux de décoration avec tant de justesse qu’ils n’en forment qu’un seul bien entendu et bien d’accord ; son talent consiste à les présenter avec vitesse, et à les dérober avec promptitude. S’il n’a pas l’art de distribuer les lumières à propos, il affoiblit l’ouvrage du peintre, et il détruit l’effet de la décoration. Telle partie du tableau qui doit être éclairée, devient noire et obscure ; telle autre qui demande à être privée de lumière, se trouve claire et brillante. Ce n’est pas la grande quantité de lampions jettés au hazard ou arrangés symétriquement qui éclaire bien un théatre et qui fait valoir la scène ; le talent consiste à savoir distribuer les lumières par parties, ou par masses inégales, afin de forcer les endroits qui demandent un grand jour, de ménager ceux qui en exigent peu, et de négliger les parties qui en sont moins susceptibles. Le peintre étant obligé de mettre des nuances et des dégradations dans ces tableaux, pour que la perspective s’y rencontre, celui qui doit l’éclairer, devroit, ce me semble, le consulter, afin d’observer les mêmes nuances et les mêmes dégradations dans les lumières. Rien ne seroit plus mauvais qu’une décoration peinte dans le même ton de couleur et dans les mêmes nuances ; il n’y auroit n’y lointain, ni perspective : de même, si les morceaux de peinture divisés pour former un tout, sont éclairés avec la même force, il n’y aura plus d’entente, plus de masses, plus d’opposition, et le tableau sera sans effet.

Permettez moi, Monsieur, une digression ; quoiqu’étrangère à mon art, elle pourra peut-être devenir utile à l’opéra.

La danse avertit en quelque façon le machiniste de se tenir prêt au changement des décorations ; vous savez en effet que le divertissement terminé, les lieux changent. Comment remplit-on ordinairement l’intervalle des actes, intervalle absolument nécessaire à la manœuvre du théatre, au repos des acteurs, et au changemens d’habits de la danse et des chœurs ? que fait l’orchestre ? il détruit les idées que la scène vient d’imprimer dans mon âme ; il joue un passe-pied ; il reprend un rigaudon, ou un tambourin fort gai, lorsque je suis vivement emu et fortement attendri, par l’action sérieuse qui vient de se passer ; il suspend le charme d’un moment délicieux ; il efface de mon cœur les images qui l’intéressoient ; il étouffe et amortit le sentiment dans le quel il se plaisoit ; ce n’est pas tout encore, et vous allez voir le comble de l’inintelligence : cette action touchante n’a été qu’ebauchée ; l’acte suivant doit la terminer et me porter les derniers coups ; or, de cette musique gaie et triviale, on passe subitement à une ritournelle triste et lugubre : quel contraste choquant ! s’il permet encore à l’auteur de me ramener à l’intérêt qu’il m’a fait perdre, ce ne sera qu’à pas lents ; mon cœur flottera longs tems entre la distraction qu’il vient d’éprouver, et la douleur à la quelle on tente de le rappeller : le piège que la fiction me présente une seconde fois, me paroit trop grossier ; je cherche à l’éviter et à m’en deffendre machinalement et malgré moi, il faut alors que l’art fasse des efforts inouis pour m’en imposer et pour me faire succomber de nouveau. Vous conviendrez que cette vieille méthode, si chére encore à nos musiciens, blesse toute vraisemblance, ils ne doivent pas se flatter de triompher de moi au point d’exciter à leur gré et subitement dans mon ame tous ces ébranlemens divers. Le premier instant me disposoit à céder à l’impression qui devoit résulter des objets qui m’étoient offerts : Le second détruit totalement ce premier effet, et la nouvelle sensation qu’il produit sur moi est si différente et si distante de celle à la quelle je m’étois d’abord livré, que je ne saurois y revenir sans une peine extrême ; surtoût lorsque mes fibres ont naturellement plus de propension et plus de tendance à se déployer dans le dernier sens ou elles viennent d’être mues ; en un mot, Monsieur, cette chûte soudaine, ce brusque passage du pathétique à l’enjoué, du diatonique enharmonique, ou du chromatique enharmonique à une gavotte, ou à une sorte de Pont-neuf, ne me semble par moins discordant, qu’un air qui commenceroit dans un ton et qui finiroit dans un autre(1). J’ose croire qu’une pareille disparate blessera toujours ceux que le plaisir de sentir conduit au spectacle ; car elle peut n’être pas apperçue par les originaux qui n’y vont que par air, et qui, tenant une énorme lorgnette à la main, préférent la satisfaction d’étaler leurs ridicules, de voir et d’être vus, à celle de goûter le plaisir que les arts réunis peuvent procurer.

Que les poëtes descendent du sacré Vallon ; que les artistes chargés des différentes parties qui composent l’opéra agissent de concert et se prêtent mutuellement des secours, ce spectacle alors aura le plus grand succès. Les talens réunis réussiront toujours. Il n’y a qu’une basse jalousie, et qu’une mésintelligence indigne des talens, qui puissent flétrir les arts, avilir ceux qui les professent, et s’opposer à la perfection d’un ouvrage qui exige autant de détails et de beautés différentes que l’opéra.

J’ai toujours regardé un opéra comme un grand tableau qui doit offrir le merveilleux et le sublime de la peinture dans tous les genres, dont le sujet doit être dessiné par le poète, et peint ensuite par des peintres habiles dans des genres opposés, qui tous animés par l’honneur et la noble ambition de plaire, doivent terminer le chef-d’œuvre avec cet accord, cette intelligence qui annoncent et qui caractérisent les vrais talens. C’est du poëte premiérement que dépend le succès, puisque c’est lui qui compose, qui place, qui dessine et qui met à proportion de son génie plus ou moins de beautés plus ou moins d’action, et parconséquent plus ou moins d’intérêt dans son tableau. Les peintres qui secondent son imagination sont, le maître de musique, le maître de ballets, le peintre-décorateur, le dessinateur pour le costume des habits, et le machiniste : tous cinq doivent également concourir à la perfection et à la beauté de l’ouvrage, en suivant exactement l’idée primitive du poète qui à son tour doit veiller soigneusement sur le tout. L’œil du maître est un point nécessaire ; il doit entrer dans tous les détails. Il n’en est point de petits et de minutieux à l’opéra ; les choses qui paroissent de la plus foible conséquence choquent, blessent et déplaisent lorsqu’elles ne sont pas rendues avec exactitude et avec précision. Ce spectacle ne peut donc souffrir de médiocrité ; il ne séduit qu’autant qu’il est parfait dans toutes ses parties. Convenez, Monsieur, qu’un auteur qui abandonne son ouvrage aux soins de cinq personnes qu’il ne voit jamais, qui se connoissent à peine et qui s’évitent toutes, ressemble assez à ces pères, qui confient l’éducation de leurs fils à des mains étrangères, et qui, par dissipation ou par esprit de grandeur, croiroient déroger s’ils veilloient à leurs progrès. Que résulte-t-il d’un prejugé si faux ? tel enfant, né pour plaire, devient maussade et ennuyeux. Voilà l’image du poète dans celui du père, et l’exemple du drame dans celui de l’enfant.

Vous me direz peut-être, que je fais d’un poète un homme universel ? non, Monsieur ; mais un poète doit avoir de l’esprit et du goût. Je suis du sentiment d’un auteur qui dit que les grands morceaux de peinture, de musique et de danse qui ne frappent pas à un certain point un ignorant bien organisé, sont ou mauvais ou médiocres.

Sans être musicien, un poéte ne peut-il pas sentir si tel trait de musique rend sa pensée ; si tel autre n’affoiblit pas l’expression ; si celui-ci prête de la force à la passion et donne des grâces et de l’énergie au sentiment ? sans être peintre-décorateur, ne peut-il pas conçevoir si telle décoration qui doit représenter une forêt de l’Afrique, n’emprûnte pas la forme de celle de Fontainebleau ? si tel autre qui doit offrir une rade de l’Amérique, ne ressemble pas à celle de Toulon ? Si celle-ci qui doit montrer le palais de quelque empereur du Japon, ne se rapproche pas trop de celui de Versailles ? et si la dernière, qui doit tracer les jardins de Semiramis, n’offre pas ceux de Marly ? Sans être danseur et maitre de ballets, il peut également s’apperçevoir de la confusion qui y régnera, du peu d’expression des exécutans ; il peut, dis-je, sentir si son action est rendue avec chaleur ; si les tableaux en sont assez frappans, si la pantomime est vraie, et si le caractère de la danse répond au caractère du peuple et de la nation quelle doit représenter. Ne peut-il pas encore sentir les défauts qui se rencontrent dans les vêtemens par des négligences ou un faux goût qui, l’eloignant du costume, détruit toute illusion ? a-t-il besoin enfin d’être machiniste, pour s’appercevoir que telle machine ne marche point avec promptitude ? rien de si simple que d’en condamner la lenteur, ou d’en admirer la précision et la vitesse. Au reste, c’est au machiniste à remédier à la mauvaise combinaison qui s’oppose à leurs effets, à leur jeu et à leur activité.

Un compositeur de musique devroit savoir la danse, ou du moins connoître le temps et la possibilité des mouvemens qui sont propres à chaque genre, à chaque caractère, et à chaque passion, pour pouvoir ajuster des traits convenables à toutes les situations que le danseur peut peindre successivement ; mais, loin de s’attacher aux premiers élémens de cet art, et d’en apprendre la théorie, il fuit le maître de ballets, il imagine que son art l’éléve et lui donne le pas sur la danse ; je ne le lui disputerai pas, quoiqu’il n’y ait que la supériorité, et non la nature du talent qui puisse mériter des préséances et des distinctions.

La plupart des compositeurs suivent, je le repéte, les vieilles rubriques de l’opéra ; ils font des passe-pieds, parce que Mademoiselle Prévot les couroit avec élégance ; des musettes, parce que Mademoiselle Sallé, et M. Dumoulin les dansoient avec autant de grâce que de volupté ; des tambourins, parce que c’étoit le genre où Mademoiselle Camargo excelloit ; des chaconnes enfin et des passacailles, parce que le célèbre Dupré s’étoit comme fixé à ces mouvemens qui s’ajustoient à son goût, à son genre et à la noblesse de sa taille : mais tous ces excéllens sujets n’y sont plus ; ils ont été remplacés, et au de là dans des parties, et ne le seront peut-être jamais dans les autres. Mademoiselle Lany a effacé toutes celles qui brilloient par la beauté, la précision et la hardiesse de leur exécution ; c’est la première danseuse de l’univers ; mais on n’a point oublié l’expression naïve de Mademoiselle Sallé ; ses graces sont toujours présentes, et la minauderie des danseuses de ce genre n’a pu éclipser cette noblesse et cette simplicité harmonique des mouvemens tendres, voluptueux, mais toujours décens de cette aimable danseuse. Personne n’a encore succédé à Monsieur Dumoulin ; il dansoit les pas de deux avec une supériorité que l’on aura de la peine à atteindre ; toujours tendre, toujours gracieux, tantôt papillon, tantôt zéphir, un instant inconstant, un autre instant fidèle, toujours animé par un sentiment nouveau, il rendoit avec volupté tous les tableaux de la tendresse. Monsieur Vestris a remplacé le célèbre Dupré, c’est faire son éloge ; mais nous avons M. Lany, dont la supériorité excite l’admiration, et l’éléve au dessus de ceux que je pourrois lui prodiguer. Nous avons des danseurs et des danseuses qui mériteroient ici une apologie, si cela ne m’éloignoit pas trop de mon but. Nous avons enfin des jambes et une exécution que nos prédécesseurs n’avoient point : cette raison devroit déterminer, ce me semble, les musiciens à se varier dans leurs mouvemens, et à ne plus travailler pour ceux qui n’existent que dans la mémoire du public, et dont le genre est presqu’éteint. La danse de nos jours est neuve ; il est absolument nécessaire que la musique le soit aussi.

 

On se plaint que les danseurs ont du mouvement sans action, des graces sans expression ; mais ne pourroit on par remonter à la source du mal ? Dévoilez-en les causes, vous l’attaquerez avec avantage, et vous emploierez alors les remèdes propres à la guérison.

 

J’ai dit que la plupart des ballets de ce spectacle étoient froids, quoique bien dessinés et bien exécutés, est-ce uniquement la faute du compositeur ? lui seroit-il possible d’imaginer tous les jours de nouveaux plans, et de mettre la danse en action à la fin de tous les actes de l’opéra ? non, sans doute, la tâche seroit trop pénible à remplir ; un tel projet dailleurs ne peut s’exécuter sans des contradictions infinies, à moins que les poètes ne se prêtent à cet arrangement, et ne travaillent de concert avec le maître de ballets sur tous les projets qui auront la danse pour but.

Voyons ce que fait habituellement le maître de ballets à ce spectacle, et examinons l’ouvrage qu’on lui distribue. On lui donne une partie de répetition ; il l’ouvre et il lit : Prologue : passepied pour les jeux et les plaisirs ; gavotte pour les ris, et rigaudon pour les songes agréables. Au premier acte :air marqué pour les guérriers ; second air pour les mêmes, musette pour les prêtresses. Au second acte : loure pour les peuples ; tambourin et rigaudon pour les Matelots. Au troisième acte, air marqué pour les Démons, air vif pour les mêmes. Au quatrième acte, entrée des Grecs et chaconne, sans compter les vents, les tritons, les Naïades, les heures, les signes du zodiaque, les Bacchantes, les zéphirs, les ondins et les songes funestes ; car cela ne finiroit jamais. Voilà le maître de ballets bien instruit ! le voilà chargé de l’exécution d’un plan bien magnifique et bien ingénieux ! qu’exige le poète ? que tous les personnages du ballet dansent, et on les fait danser : de cet abus naissent les prétentions ridicules.

Monsieur, dit le premier danseur au maître de ballets, je remplace un tel et je dois danser tel air, par la même raison, Mademoiselle une telle se reserve les passe-pieds ; l’autre les musettes ; celle-ci les tambourins ; celui-là les loures ; celui-ci la chaconne ; et ce droit imaginaire, cette dispute d’emplois et de genres, fournissent à chaque opéra, vingt entrées seules, qui sont dansées avec des habits d’un goût et d’un genre opposés, mais qui ne différent ni par le caractère, ni par l’esprit ni par les enchaînemens de pas, ni par les attitudes ; cette monotonie prend sa source de l’imitation machinale. M. Vestris est le premier danseur, il ne danse qu’au dernier acte ; c’est la règle : elle est au reste conforme au proverbe qui astreint à conserver les meilleures choses pour les dernières. Que font les autres danseurs de ce genre ? ils estropient l’original, ils le chargent et n’en prennent que les défauts ; car il est plus aisé de saisir les ridicules, que d’imiter les perfections : Tels les courtisans d’Alexandre, qui ne pouvant lui ressembler par sa valeur et ses vertus héroïques, portoient tous le cou de côté pour imiter le défaut naturel de ce prince. Voilà donc de froides copies qui multiplient de cent manières différentes l’original, et qui le défigurent continuellement. Ceux d’un autre genre sont aussi maussades et aussi ridicules ; ils veulent saisir la précision, la gaité et la belle formation des enchainemens de M. Lany, et ils sont détestables. Toutes les femmes veulent danser comme Mademoiselle Lany, et toutes les femmes en ce cas ont des prétentions très-ridicules. Enfin, Monsieur, l’opéra est, si j’ose m’exprimer ainsi, le spectacle des singes. L’homme s’évite ; il craint de se montrer avec ses propres traits ; il en emprunte toujours d’étrangers, et il rougiroit d’être lui : aussi faut-il acheter le plaisir d’admirer quelques bons originaux, par l’ennui de voir une multitude de mauvaises copies qui les précédent. Que veulent dire dailleurs cette quantité d’entrées seules, qui ne tiennent et ne ressemblent à rien ? que signifient tous ces corps sans âme, qui se promènent sans graces, qui se déploient sans goût, qui pirouettent sans à plomb, sans fermeté, et qui se succèdent d’acte en acte avec le même froid ? Pourrons-nous donner le titre de monologues à ces sortes d’entrées dépourvües d’intérêt et d’expression ? non, sans doute, car le monologue tient à l’action ; il marche de concert avec la scène ; il peint, il retrace il instruit. Mais comment faire parler une entrée seule, me direz-vous ? rien de si facile, Monsieur, et je vais vous le prouver clairement.

Deux bergers, par exemple, épris d’une bergère, la pressent de se décider et de faire un choix : Thémire, c’est le nom de la bergère, hésite, balance, elle n’ose nommer son vainqueur : sollicitée vivement, elle céde enfin à l’amour, et donne la préférence à Aristée ; elle fuit dans le bois pour cacher sa défaite ; mais son vainqueur, la suit pour jouir de son triomphe. Tircis abandonné, Tircis méprisé peint son trouble et sa douleur : bientôt la jalousie et la fureur s’emparent de son cœur ; il s’y livre tout entier, et il m’avertit par sa retraite qu’il court à la vengeance et qu’il veut immoler son rival. Celui-ci paroît un instant après ; tous ses mouvemens me tracent l’image du bonheur ; ses gestes, ses attitudes, sa physionomie, ses regards, tout me présente le tableau du sentiment et de la volupté. Tircis au desespoir cherche son rival, et il l’apperçoit dans le moment où il exprime la joye la plus délicieuse et la plus pure. Voilà des contrastes simples, mais naturels : le bonheur de l’un augmente la peine de l’autre. Tircis désespéré n’a d’autre ressource que celle de la vengeance ; il attaque Aristée avec cette fureur et cette impétuosité qu’enfante la jalousie et le dépit de se voir méprisé : celui-ci se défend ; mais, soit que l’excés du bonheur énerve le courage, soit que l’amour satisfait soit enfant de la paix, il est prêt à succomber sous les efforts de Tircis ; ils se servent pour combattre de leurs houlettes ; les fleurs et les guirlandes composées par l’amour et destinées pour la volupté, deviennent les trophées de leur vengeance : tout est sacrifié dans cet instant de fureur ; le bouquet même dont Thémire a décoré l’heureux Aristée, ne sauroit échapper à la rage de l’amant outragé. Cependant Thémire paroît ; elle apperçoit son amant enchainé avec la guirlande dont elle l’avoit orné ; elle le voit terrassé aux pieds de Tircis ; quel désordre ! quelle crainte ! elle frémit du danger de perdre ce qu’elle aime : tout annonce sa frayeur, tout caractérise sa passion. Fait-elle des efforts pour dégager son amant ? c’est l’amour en courroux qui les lui fait faire. Furieuse, elle se saisit d’un dard égaré à la chasse ; elle s’élance sur Tirsis, et l’en frappe de plusieurs coups ; à ce tableau touchant, l’action devient générale ; des bergers et des bergères accourent de toutes parts. Thémire désesperée d’avoir commis une action aussi noire, veut s’en punir et se percer le cœur ; les bergères s’opposent à un dessin si cruel ; Aristée partagé entre l’amour et l’amitié vole vers Thémire, la prie, la presse et la conjure de conserver ses jours ; il court à Tircis et s’empresse de lui donner du secours ; il invite les bergers à en prendre soin. Thémire désarmée, mais accablée de douleur, fait un effort pour s’approcher de Tircis ; elle embrasse ses genoux et lui donne toutes les marques d’un repentir sincère ; celui-ci, toujours tendre, toujours amant passionné, semble chérir le coup qui va le priver de la lumière. Les bergères attendries arrachent Thémire de ce lieu, théatre de la douleur et de la plainte : elle tombe evanouie dans leurs bras. Les bergers de leur coté, entrainent Tircis ; il est près d’expirer, et il peint encore la douleur qu’il ressent d’être séparée de Thémire, et de ne pouvoir mourir dans ses bras. Aristée, ami tendre, mais amant fidèle, exprime son trouble et sa situation de cent manières différentes ; il éprouve mille combats, il veut suivre Thémire, mais il ne veut pas quitter. Tircis ; il veut consoler l’amante, mais il veut secourir l’ami. Cette agitation est suspendue ; cette indécision cruelle cesse enfin : un instant de réflexion fait triompher dans son cœur l’amitié ; il s’arrache enfin de Thémire pour voler à Tircis.

Ce plan peut paraitre mauvais à la lecture, mais il fera le plus grand effet sur la scène ; il n’offre pas un instant que le peintre ne puisse saisir ; les situations et les tableaux multipliés qu’il présente ont un coloris, une action et un intérêt toujours nouveau ; l’entrée seule de Tircis et celle d’Aristée sont pleines de passions ; elles peignent, elles expriment, elles sont de vrais monologues. Les deux pas de trois, sont l’image de la scène dialoguée dans deux genres différens ; et le ballet en action qui termine ce petit Roman, intéressera toujours très-vivement tous ceux qui auront un cœur et des yeux ; si toutefois ceux qui l’exécutent ont une ame et une expression de sentiment aussi vive qu’animée.

Vous concevez, Monsieur, que pour peindre un action où les passions sont variées, et où les transitions de ces mêmes passions sont aussi subites que dans le programme que je viens de vous tracer, il faut de toute nécessité que la musique abandonne les mouvemens et les modulations pauvres qu’elle emploie dans les airs destinés à la danse. Des sons arrangés machinalement et sans esprit ne peuvent ni servir le danseur, ni convenir à une action vive, il ne s’agit donc point d’assembler simplement des notes suivant les règles de l’école : la succession harmonique des tons, doit, dans cette circonstance, imiter ceux de la nature, et l’inflexion juste de sons présenter l’image du dialogue.

Je ne blâme point généralement, Monsieur, les entrées seules de l’opéra ; j’en admire les beautés souvent dispersées, mais j’en voudrois moins. Le trop en tout genre devient ennuyeux ; je désirerois encore plus de variété dans l’exécution : car rien n’est si ridicule que de voir danser les bergers de Tempé, comme les divinités de l’Olimpe. Les habits et les caractères étant sans nombre à ce spectacle, je souhaiterois que la danse ne fut pas toujours la même : cette uniformité choquante disparoîtroit sans doute, si les danseurs étudioient le caractère de l’homme qu’ils doivent représenter, s’ils saisissoient ses mœurs, ses usages et ses coutumes. Ce n’est qu’en se substituant à la place du héros et du personnage qu’on joue, que l’on peut parvenir à le rendre et à l’imiter parfaitement. Personne ne rend plus justice que moi aux entrées seules, dansées par les premiers sujets ; ils y déployent toutes les beautés mécaniques des mouvemens harmonieux du corps : mais desirer et faire des vœux pour que ces mêmes sujets faits pour s’illustrer, mêlent quelquefois aux graces de corps les mouvemens de l’ame ; ambitionner de les admirer sous une forme plus séduisante, et de n’être pas borné enfin à les contempler uniquement comme de belles machines bien combinées et bien proportionnées, ce n’est pas, je crois, mépriser leur exécution, avilir leur talent et décrier leur genre ; c’est exactement les engager à l’embellir et à l’anoblir.

Passons au vêtement, la variété et la vérité dans le costume y sont aussi rares que dans la musique, dans les ballets, et dans la danse simple. L’entêtement est égal dans toutes les parties de l’opéra ; il préside en souverain à ce spectacle. Grec, Romain, Berger, Chasseur, Guerrier, Faune, Sylvain, Jeux, Plaisirs, Ris, Tritons, Vents, Feux, Songes, Grand Prêtre, et sacrificateurs, tous les habits de ces personnages sont coupés sur le même patron, et ne différent que par la couleur et les embellissemens que la profusion bien plus que le goût jette au hazard. L’Oripeau brille partout : le paysan, le matelot et le héros en sont également chargés. Plus un habit est garni de colifichets, de paillettes, de gaze et de réseau, et plus il a de mérite aux yeux de l’acteur et du spectateur sans goût. Rien n’est si singulier que de voir à l’opéra une troupe de guérriers qui viennent de combattre, de disputer et de remporter la victoire. Trainent-ils après eux l’horreur du carnage ? leur physionomie paroit-elle animée ? Leurs regards sont-ils encore terribles ? leurs cheveux sont-ils épars et dérangés ? non, Monsieur, rien de tout cela ; ils sont parés avec le dernier scrupule, et ils ressemblent plutôt à des hommes éffeminés sortant des mains du baigneur, qu’à des guerriers échappés à celles de l’ennemi. Que devient la verité ? où est la vraisemblance ? d’où naîtra l’illusion ? et comment n’être pas choqué d’une action si fausse et si mal rendue ? il faut de la décence au théatre, j’en conviens ; mais il faut, avant tout, de la vérité et du naturel dans l’action, du nerf et de la vigueur dans les tableaux et un désordre bien entendu dans tout ce qui en éxige. Je ne voudrois plus de ces tonnelets roides, qui, dans certaines positions de la danse, placent pour ainsi dire, la hanche à l’épaule, et qui en éclipsent tous les contours. Je bannirois tout arrangement symétrique dans les habits ; arrangement froid qui désigne l’art sans goût et qui n’a nul grace. J’aimerois mieux des draperies simples et légères, contrastées par les couleurs, et distribuées de façon à me laisser voir la taille du danseur. Je les voudrois légères, sans cependant que l’étoffe fut ménagée ; de beaux plis, de belles masses, voilà ce que je demande ; et l’extrémité de ces draperies voltigeant et prenant de nouvelles formes, à mesure que l’exécution deviendroit plus vive et plus animée, tout auroit l’air svelte. Un élan, un pas vif, une fuite, agiteroient la draperie dans des sens différens ; voilà ce qui nous rapprocheroit de la peinture, et par conséquent de la nature : voilà ce qui prêteroit de l’agrément aux attitudes et de l’élégance aux positions ; voilà enfin ce qui donneroit au danseur cet air leste qu’il ne peut avoir sous le harnois gothique de l’opéra. Je diminuerois des trois quarts des paniers ridicules de nos danseuses ; ils s’opposent également à la liberté, à la vitesse, et à l’action prompte et animée de la danse ; ils privent encore la taille de son élégance et des justes proportions qu’elle doit avoir ; ils diminuent l’agrément des bras ; ils entérrent pour ainsi dire, les graces ; ils contraignent et gênent la danseuse à un tel point, que le mouvement de son panier l’occupe quelquefois plus sérieusement que celui de ses bras et de ses jambes. Tout acteur au théatre doit être libre : il ne doit pas même reçevoir des entraves du rôle et du personnage qu’il a à représenter, si son imagination est partagée, si la mode d’un costume ridicule le gêne au point d’être accablé par son habit d’en sentir le poids, et d’oublier son rôle, de gémir enfin sous le faix qui l’assomme, peut-il avoir de l’aisance et de la chaleur ? il doit dèslors se délivrer d’une mode qui appauvrit l’art, et qui empêche le talent de se montrer. Mademoiselle Clairon, actrice inimitable, faite pour secouer les usages adoptés par l’habitude, supprima les paniers, et les supprima sans préparation, et sans ménagement. Le vrai talent sait s’affranchir des lois de la routine. Le même goût qui porta l’art de cette grande actrice à un si haut dégré de perfection, lui fit sentir le ridicule de ces anciens costumes du théatre ; et cherchant à rendre, à imiter la nature dans son jeu, elle pensa, avec raison, qu’il falloit la suivre dans les habillemens. Le caprice ne conduisit point Mademoiselle Clairon, lorsqu’elle se dépouilla d’un ornement aussi ridicule qu’embarrassant ; c’est qu’elle avoit étudié toutes les parties de son art, et cherché à les rapprocher de la perfection. La raison, l’esprit, le bon sens et la nature l’ont guidée dans cette réforme : elle a consulté les anciens, et elle s’est imaginée que Medée, Electre et Ariane n’avoient point l’air, le ton, l’allure et l’habillement de nos petites-maîtresses ; elle a senti qu’en s’éloignant de nos usages, elle se rapprocheroit de ceux de l’antiquité ; que l’imitation des personnages, qu’elle représente, seroit plus vraie, plus naturelle ; que son action dailleurs étant vive et animée, elle la rendroit avec plus de feu et de vivacité, lorsqu’elle se seroit débarrassée du poids et degagée de la gêne d’un vêtement ridicule ; elle s’est persuadée enfin que le public ne mesureroit pas ses talens sur l’immensité de son panier. Il est certain qu’il n’appartient qu’au mérite supérieur d’innover, et de changer en un instant la forme des choses aux quelles l’habitude, bien moins que le gout et la réflexion nous avoient attachés. M. Chassé, acteur unique, qui avoit l’art de mettre de l’intérêt dans des scènes froides, et d’exprimer par le geste les pensées les moins frappantes, secoua pareillement les tonnelets, ou ces paniers roides, qui otoient toute aisance à l’acteur, et qui en faisoient, pour ainsi dire, une machine mal organisée ; les casques et les habits symétriques fûrent aussi proscrits par lui ; il substitua aux tonnelets guindés, des draperies bien entendues, et aux panaches antiques, des plumes distribuées avec goût et élégance. Le simple, le galant et le pittoresque composoient sa parure.

M. le Kain, excéllent tragique suivit l’exemple de M. Chassé ; il fit plus encore ; il sortit du tombeau de Ninus, dans la Semiramis de M. de Voltaire, les manches retroussées, les bras ensanglantés, les cheveux hérissés et les yeux égarés. Cette peinture forte, mais naturelle, frappa, intéressa, jetta le trouble et l’horreur dans l’âme du spectateur. La réflexion et l’esprit de critique succédérent un instant après à l’émotion, mais il étoit trop tard ; l’impression étoit faite, le trait étoit lancé, l’acteur avoit touché le but, et les applaudissemens fûrent la récompense d’une action heureuse, mais hardie, qui sans doute, auroit échouée, si un acteur subalterne et moins accueilli eût tenté de l’entreprendre.

M. Boquet, chargé des dessins et du costume des habits de l’opéra, a remédié en partie aux défauts qui règnent dans cette partie si essentielle à l’illusion, il est à desirer qu’on lui laisse la liberté d’agir, et qu’on ne s’oppose point à des idées qui tendront toujours à porter les choses à leur perfection.

Quant aux décorations, Monsieur, je ne vous en parlerai point ; elles ne péchent pas par le goût à l’opéra ; elles pourroient même être belles, parce que les artistes qui sont employés dans cette partie, ont réellement du mérite ; mais la cabale et une économie mal entendue bornent le génie des peintres, et étouffent leurs talens. Dailleurs, ce qui paroît en ce genre à l’opéra, ne porte jamais le nom de l’auteur, au moyen de cet arrangement, il y a fort peu d’émulation, et par conséquent fort peu de décorations qui ne laissent une infinité de choses à desirer.

Je finirai cette lettre par une réflexion qui me paroît bien simple. La danse à ce spectacle à trop de caractères idéaux, trop de personnes chimériques et trop d’êtres de fantaisie à rendre, pour qu’elle puisse les représenter tous avec des traits et des couleurs différentes : moins de féerie, moins de merveilleux, plus de vérité, plus de naturel, et la danse paroîtra dans un plus beau jour. Je serois fort embarrassé, par exemple, de donner de l’intention à la danse d’une Comête, à celle des signes du Zodiaque, des heures, etc. Les interprètes de Sophocle, d’Euripide et d’Aristophane, disent cependant que les danses des Egyptiens représentoient les mouvemens célestes et l’harmonie de l’univers ; ils dansoient en rond autour d’un autel qu’ils regardoient comme le soleil ; et cette figure, qu’ils décrivoient en se tenant par les mains, désignoit le Zodiaque ou le cercle des signes ; mais tout cela n’étoit, ainsi que bien d’autres choses, que des figures et des mouvemens de convention, aux quels on attachoit une signification invariable. Je crois donc, Monsieur, qu’il nous seroit plus facile de peindre nos semblables ; que l’imitation en seroit plus naturelle et plus séduisante ; mais c’est aux poètes, comme je l’ai dit, à chercher les moyens de faire paroître des hommes sur le théatre de l’opéra. Où en seroit l’impossibilité ? Ce qui s’est fait une fois peut se répéter mille autres avec succès. Il est sûr que les pleurs d’Andromaque, que l’amour de Junie et de Britannicus, que la tendresse de Mérope pour Egiste, que la soumission d’Iphigénie, et l’amour maternel de Clytemnestre toucheront bien davantage que toute notre magie d’opéra. La Barbe-bleüe, et le Petit-Poucet n’attendrissent que les enfans ; les tableaux de l’humanité sont les seuls qui parlent hautement à l’âme, qui l’affectent, qui l’ébranlent et qui la transportent. On s’intéresse foiblement aux divinités fabuleuses, parce qu’on est persuadé que leur puissance, et toute l’intelligence qu’elles montrent, leur sont prêtées par le poète : on n’est nullement inquiet sur la réussite ; on sait qu’ils viendront à bout de leur dessein, et leur pouvoir diminue en quelque sorte, à mesure que notre confiance augmente. Le cœur et l’esprit ne sont jamais la dupe de ce spectacle ; il est rare, pour ne pas dire impossible, que l’on sorte de l’opéra avec ce trouble, cette émotion et ce désordre enchanteur que l’on éprouve à une tragédie ou à une comédie touchante. La situation où elles nous jettent nous suivroit long tems, si les images gaies de nos petites pièces ne calmoient notre sensibilité et n’essuyoient nos larmes.

Je suis, etc.