Lettre II.
Je ne puis m’empêcher, Monsieur, de désapprouver les Maîtres de ballets, qui ont l’entêtement ridicule de vouloir que les figurants, et les figurantes se modèlent exactement d’après eux, et compassent leurs mouvemens, leurs gestes et leurs attitudes d’après les leurs : cette singulière prétention ne doit-elle pas s’opposer au développement des graces naturelles des exécutans, et étouffer en eux le sentiment d’expression qui leur est propre ?
Ce principe me paroît d’autant plus dangereux, qu’il est rare de trouver des maîtres de ballets qui sentent ; il y en a si peu qui soient excéllents comédiens, et qui possédent l’art de peindre, par les gestes, les mouvemens de l’ame ! Il est dis-je, si difficile de rencontrer parmi nous des Batyles, et des Pylades, que je ne saurois me dispenser de condamner tous ceux qui, par l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes, prêtendent à se faire imiter. S’ils sentent foiblement, ils exprimeront de même ; leurs gestes seront froids, leur physionomie sans caractère, leurs attitudes sans passions. N’est-ce pas induire les figurans à erreur, que de leur faire copier du médiocre ? n’est-ce pas perdre son ouvrage que de le faire exécuter gauchement ? peut-on dailleurs donner des préceptes fixes pour l’action pantomime ? les gestes ne sont-ils pas l’ouvrage de l’âme, et les interprètes fidèles de ses mouvemens ?
Un maître de ballets sensé doit faire, dans cette circonstance, ce que font la plupart des poëtes, qui, n’ayant ni les talens, ni les organes propres à la déclamation, font lire leur pièce, et s’abandonnent entiérement à l’intelligence des comédiens pour la représenter. Ils assistent, direz-vous, aux répétitions, j’en conviens ; mais ils donnent moins de préceptes, que de conseils. Cette scène me paroit rendue foiblement ; vous ne mettez pas assez de débit dans telle autre ; celle-ci n’est pas jouée avec assez de feu, et le tableau qui résulte de cette situation me laisse quelque chose à desirer : voila le langage du poète. Le maître de ballets, à son exemple, doit faire recommencer une scène en action, jusqu’à ce qu’enfin ceux qui l’exécutent ayent rencontré cet instant de naturel inné chez tous les hommes ; instant précieux qui se montre toujours avec autant de force que de vérité, lorsqu’il est produit par le sentiment.
Le ballet bien composé est une peinture vivante des passions, des mœurs, des usages, des cérémonies et du costume de tous les peuples de la terre : conséquemment il doit être pantomime dans tous les genres, et parler à l’âme par les yeux ; est-il dénué d’expression, de tableaux frappants, de situations fortes, il n’offre plus alors qu’un spectacle froid et monotone. Ce genre de composition ne peut souffrir de médiocrité ; à l’exemple de la peinture, il exige une perfection d’autant plus difficile à atteindre, qu’il est subordonné à l’imitation fidelle de la nature, et qu’il est mal-aisé, pour ne pas dire impossible, de saisir cette sorte de vérité séduisante qui dérobe l’illusion au spectateur, qui le transporte, en un instant, dans le lieu, où la scène a dû se passer ; qui met son âme dans la même situation, où elle seroit, s’il voyoit l’action réelle, dont l’art ne lui présente que l’imitation. Quelle précision ne faut-il pas encore avoir, pour n’être pas au dessus, ou au dessous de l’objet que l’on veut imiter ? il est aussi dangereux de trop embellir son modèle que de l’enlaidir : ces deux défauts s’opposent également à la ressemblance : l’un exagère la nature, l’autre la dégrade.
Les ballets etant des représentations, ils doivent réunir les parties du drame. Les sujets que l’on traite en danse sont, pour la plupart, vides de sens, et n’offrent qu’un amas confus de scènes aussi mal consues que désagréablement conduites ; cependant il est, en général, indispensable de se soumettre à de certaines règles. Tout sujet de ballet doit avoir son exposition, son nœud et son dénouement. La réussite de ce genre de spectacle dépend en partie du bon choix des sujets et de leur distribution.
L’art de la pantomime est sans doute plus borné de nos jours qu’il ne l’étoit sous le règne d’Auguste ; il est quantité de choses qui ne peuvent se rendre intelligiblement par le secours des gestes. Tout ce qui s’appelle dialogue tranquille, ne peut trouver place dans la pantomime. Si le compositeur n’a pas l’adresse de retrancher de son sujet ce qui lui paroit froid et monotone, son ballet ne fera aucune sensation. Si le spectacle de M. Servandoni ne réussissoit pas, ce n’étoit pas faute de gestes ; les bras de ses acteurs n’étoient jamais dans l’inaction ; cependant ses représentations pantomimes étoient de glace ; à peine une heure et demie de mouvemens et de gestes, fournissoit-elle un seul instant au peintre.
Diane et Actéon, Diane et Endimion, Apollon et Daphné, Titon et l’Aurore, Acis et Galathée, ainsi que tous les sujets de cette espèce, ne peuvent fournir à l’intrigue d’un ballet en action, sans le secours d’un génie vraiment poëtique. Télémaque dans l’isle de Calypso offre un plan plus vaste, et fera le sujet d’un très-beau ballet, si toutefois le compositeur a l’art d’élaguer du poème, tout ce qui ne peut servir au peintre ; s’il a l’adresse de faire paroitre Mentor à propos, et le talent de l’éloigner de la scène, dès l’instant qu’il pourroit la refroidir.
Si les licences que l’on prend journellement dans les compositions théatrales ne peuvent s’étendre au point de faire danser Mentor dans le ballet de Télémaque. C’est une raison plus que suffisante pour que le compositeur ne se serve de ce personnage qu’avec beaucoup de ménagement. Ne dansant point, il devient étranger au ballet ; son expression dailleurs étant dépourvue des graces que la danse prête aux gestes et aux attitudes, paroît moins animée, moins chaude et conséquemment moins intéressante. Il est permis aux grands talens d’innover, de sortir des règles ordinaires, et de frayer des routes nouvelles, lorsqu’elles peuvent conduire à la perfection de leur art.
Mentor, dans un spectacle de danse, peut et doit agir en dansant ; cela ne choquera ni la vérité, ni la vraisemblance, pourvû que le compositeur ait l’art de lui conserver un genre de danse et d’expression analogue à son caractère, à son âge, et à son emploi. Je crois, Monsieur, que je risquerois l’avanture, et que de deux maux j’éviterois le plus grand, l’ennui, personnage qui ne devroit jamais trouver place sur la scène.
C’est un défaut bien capital que celui de vouloir associer des genres contraires, et de mêler sans distinction, le sérieux avec le comique, le noble avec le trivial, le galant avec le burlesque. Ces fautes grossiéres, mais communes chez beaucoup de maîtres, décèlent la médiocrité de l’esprit ; elles affichent le mauvais goût et l’ignorance du compositeur. Le caractère et le genre d’un ballet ne doivent point être défigurés par des épisodes d’un genre et d’un caractère opposés, les métamorphoses, les transformations et les changemens qui s’emploient communement dans les pantomimes angloises des danseurs de corde, ne peuvent être employés dans des sujets nobles ; c’est encore un autre défaut, que de doubler et de tripler les objets : ces répétitions de scènes refroidissent l’action, et appauvrissent le sujet.
Une des parties essentielles au ballet, est, sans contredit, la variété ; les incidens, et les tableaux qui en résultent, doivent se succèder avec rapidité : si l’action ne marche avec promptitude, si les scènes languissent, si le feu ne se communique également par-tout ; que dis-je, s’il n’acquiert de nouveaux degrés de chaleur à mesure que l’intrigue se dénoue, le plan est mal conçu, mal combiné ; il péche contre les regles du théâtre, et l’exécution ne produit alors d’autre sensation sur le spectateur, que celle de l’ennui qu’elle traîne après elle.
J’ai vu, le croiriez-vous, Monsieur, quatre scènes semblables dans le méme sujet ; j’ai vu des meubles faire l’exposition, le nœud et le dénouement d’un grand ballet ; j’ai vu enfin associer des incidens burlesques à l’action la plus noble et la plus voluptueuse ; la scène se passoit cependant dans un lieu respecté de toute l’Asie ; de pareils contre-sens ne choquent-ils pas le bon goût ? en mon particulier, j’en aurois été foiblement étonné, si je n’avois connu le mérite du compositeur ; cela m’a prèsque persuadé qu’il y a plus d’indulgence dans la capitale que par-tout ailleurs.
Tout ballet compliqué et diffus, qui ne me tracera pas, avec netteté et sans embarras, l’action qu’il représente, dont je ne pourrai deviner l’intrigue qu’un programme à la main ; tout ballet dont je ne sentirai pas le plan, et qui ne m’offrira pas une exposition, un nœud et un dénouement, ne sera plus, suivant mes idées, qu’un simple divertissement de danse, plus ou moins bien exécuté, et qui ne m’affectera que médiocrement, puisqu’il ne portera aucun caractère, et qu’il sera denué d’action et d’intérêt.
Mais la danse de nos jours est belle ; elle est, dira-t-on, en droit de séduire et de plaire, dégagée même du sentiment et de l’esprit dont vous voulez qu’elle se décore. Je conviendrai que l’exécution mécanique de cet art est portée à un dégré de perfection qui ne laisse rien à desirer : j’ajouterai même qu’elle a souvent des graces, de la noblesse ; mais ce n’est qu’une partie des qualités qu’elle doit avoir.
Les pas, l’aisance et le brillant de leur enchainement, l’à plomb, la fermeté, la vitesse, la légéreté, la précision, les oppositions des bras avec les jambes, voilâ ce que j’appelle le mécanisme de la danse. Lorsque le génie ne dirige pas tous ces mouvemens, et que le sentiment et l’expression ne leur prêtent pas des forces capables de m’émouvoir et de m’intéresser, j’applaudis alors à l’adresse, j’admire l’homme-machine, je rends justice à sa force, à son agilité ; mais il ne me fait éprouver aucune agitation ; il ne m’attendrit pas, et ne me cause pas plus de sensation que l’arrangement de mots suivans :
Fait.. pas.. le.. la.. honte.. non.. crime.. et.. l’échafaud.
Cependant ces mots arrangés par le poète, composent ce beau vers du Comte d’Essex :
Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud.
Il faut conclure de cette comparaison, que la danse renferme en elle tout ce qui est nécessaire au beau langage, et qu’il ne suffit pas d’en connoitre l’alphabet. Qu’un homme de génie arrange les lettres, forme et lie les mots, elle cessera d’être muette, elle parlera avec autant de force que d’ênergie ; et les ballets partageront alors avec les meilleures pièces du théatre la gloire de toucher, d’attendrir, de faire couler des larmes, d’amuser, de séduire et de plaire dans les genres moins sérieux. La danse embellie par le sentiment et conduite par le talent, recevra enfin avec les éloges et les applaudissemens que toute l’Europe accorde à la poèsie, et à la peinture, les récompenses glorieuses dont on les honore.