Lettre première.
La poésie, la peinture, et la danse, ne sont, Monsieur, ou ne doivent être qu’une copie fidèlle de la belle nature. C’est par la vérité de l’imitation que les ouvrages des Corneilles et des Racines, des Raphaëls, et des Michel-Anges ont passé à la postérité, après avoir obtenu (ce qui est assez rare) les suffrages même de leur siècle. Que ne pouvons-nous joindre aux noms de ces grands hommes, ceux des maîtres de ballets qui se sont rendus célébres dans leurs temps ! mais à peine les connoît-on ; est-ce la faute de l’art ? est-ce la leur ?
Un ballet est un tableau, ou plutôt une suite de tableaux liés entre eux par l’action qui fait le sujet du ballet ; la scène est, pour ainsi dire, la toile sur laquelle le compositeur rend ses idées ; le choix de la musique, la décoration, le costume en sont le coloris ; le compositeur est le peintre. Si la nature lui a donné ce feu et cet enthousiasme, ame de tous les arts imitateurs, l’immortalité ne peut-elle pas lui être assurée ? Pourquoi ne connoissons-nous aucuns maîtres de ballets ? C’est que les ouvrages de ce genre ne durent qu’un instant, et sont effacés presqu’aussitôt que l’impression, qu’ils ont produite ; c’est qu’il ne reste aucuns vestiges des plus sublimes productions des Batiles et des Pylades. A peine conserve-t-on une idée de ces pantomimes si célébres dans le siècle d’Auguste.
Du moins si ces grands compositeurs ne pouvant transmettre à la postérité leurs tableaux fugitifs, nous eussent au moins transmis leurs idées, leurs principes sur leur art. S’ils eussent tracé les règles d’un genre dont ils étoient créateurs, leurs noms et leurs écrits auroient traversé l’immensité des âges, et ils n’auroient pas consacré leurs peines, et leurs veilles pour la gloire d’un moment. Ceux qui les ont suivis auroient eu des principes, et l’on n’auroit pas vu périr l’art de la pantomime, et du geste, portés jadis à un point qui étonne encore l’imagination.
Depuis la perte de cet art, personne n’a cherché à le retrouver, ou à le créer, pour ainsi dire, une seconde fois. Effrayés des difficultés de cette entreprise, mes prédécesseurs y ont renoncé, n’ont même fait aucune tentative, et ont laissé subsister un divorce qui paroissoit devoir être éternel, entre la danse purement dite et la pantomime.
Plus hardi qu’eux, peut-être avec moins de talens, j’ai osé deviner l’art de faire des ballets en action ; de réunir l’action à la danse ; de lui donner des caractères, des idées ; j’ai osé me frayer des routes nouvelles, l’indulgence du public m’a encouragé ; elle m’a soutenu dans des crises capables de rebuter l’amour-propre ; et mes succès semblent m’autoriser à satisfaire votre curiosité sur un art que vous chérissez, et auquel j’ai consacré tous mes momens.
Depuis le règne d’Auguste jusqu’à nos jours les ballets n’ont été que de foibles esquisses de ce qu’ils peuvent être encore. Cet art enfant du génie, et du goût peut s’embellir, se varier à l’infini. L’histoire, la fable, la peinture, tous les arts se réunissent pour tirer leur frère, de l’obscurité, où il est enseveli ; et l’on s’étonne que les compositeurs ayent dédaigné des secours si puissans.
Les programmes des ballets, qui ont été donnés, il y a un siècle ou environ, dans les différentes cours de l’Europe, feroient soupçonner que cet art (qui n’étoit rien encore) loin d’avoir fait des progrès, s’est de plus en plus affoibli. Ces sortes de traditions, il est vrai, sont toujours fort suspectes. Il en est des ballets comme des fêtes en général ; rien de si beau, de si séduisant sur le papier, et souvent rien de si maussade et de si mal entendu à l’exécution.
Je pense, Monsieur, que cet art n’est resté dans l’enfance, que parce qu’on en a borné les effets à celui de ces feux d’artifice, faits simplement pour amuser les yeux ; quoiqu’il partage avec les meilleurs drames l’avantage d’intéresser, d’émouvoir et de captiver le spectateur par le charme de l’intérêt et de l’illusion, on ne l’a pas soupçonné de pouvoir parler à l’âme.
Si nos ballets sont foibles, monotones, languissans, s’ils sont dénués d’intentions, d’expression et de caractère, c’est moins, je le répète, la faute de l’art, que celle de l’artiste : ignore-t-il que la danse unie à la pantomime est un art d’imitation ? Je serois tenté de le croire, puisque le plus grand nombre des compositeurs se borne à copier servilement un certain nombre de pas et de figures dont le public est rebattu depuis des siècles ; de sorte que les ballets de Phaéton, ou de tout autre opéra, remis par un compositeur moderne, diffèrent si peu de ceux qui avoient été faits dans la nouveauté, que l’on s’imagineroit que ce sont toujours les mêmes.
En effet il est rare, pour ne pas dire impossible, de trouver du génie dans les plans, de l’élégance dans les formes, de la légèreté dans les grouppes, de la précision et de la netteté dans les chemins qui conduisent aux différentes figures ; à peine connoit-on l’art de déguiser les vieilles choses, et de leur donner un air de nouveauté.
Il faudroit que les maîtres de ballets consultâssent les tableaux des grands peintres ; cet examen les rapprocheroit sans doute de la nature ; ils éviteroient alors, le plus souvent qu’il leur seroit possible, cette symétrie dans les figures, qui faisant répétition d’objets, offre sur la même toile deux tableaux semblables.
Dire que je blâme généralement toutes les figures symétriques ; penser que je prétende en abolir totalement l’usage, ce seroit cependant mal interpréter mes idées.
L’abus des meilleures choses est toujours nuisible ; je ne désapprouve que l’usage trop fréquent et trop répété de ces sortes de figures ; usage dont mes confrères sentiront le vice, lorsqu’ils s’attacheront à copier fidèlement la nature, et à peindre sur la scène les différentes passions, avec les nuances et le coloris que chacune d’elles exige en particulier.
Les figures symétriques de la droite à la gauche ne sont supportables, selon moi, que dans les corps d’entrée, qui n’ont aucun caractère d’expression, et qui, ne disant rien, sont faits uniquement pour donner le temps aux premiers danseurs de reprendre leur respiration, elles peuvent avoir lieu dans un ballet général, qui termine une fête ; elles peuvent encore passer dans des pas d’exécution, de quatre, de six, etc. quoique, à mon sens, il soit ridicule de sacrifier dans ces sortes de morceaux l’expression et le sentiment à l’adresse du corps, et à l’agilité des jambes ; mais la symétrie doit faire place à la nature dans les scènes d’action. Un exemple, quelque foible qu’il soit, me rendra peut-être plus intelligible, et suffira pour étayer mon sentiment.
Une troupe de nymphes à l’aspect imprevû d’une troupe de jeunes Faunes, prend la fuite avec autant de précipitation que de frayeur ; les Faunes, au contraire, poursuivent les nymphes avec cet empressement que donne ordinairement l’apparence du plaisir : tantôt ils s’arrêtent pour examiner l’impression qu’ils font sur les nymphes ; celles-ci suspendent en même tems leur course ; elles considèrent les Faunes avec crainte, cherchent à démêler leur desseins, et à s’assurer par la fuite un asyle qui puisse les garantir du danger qui les menace ; les deux troupes se joignent ; les nymphes résistent, se défendent et s’échappent avec une adresse égale à leur legèreté, etc.
Voilà ce que j’appelle une scène d’action, où la danse doit parler avec feu, avec énergie ; où les figures symétriques et compassées ne peuvent être employées sans altérer la vérité sans choquer la vraisemblance, sans affoiblir l’action et refroidir l’intérêt. Voilà, dis-je, une scène, qui doit offrir un beau désordre, et où l’art du compositeur ne doit se montrer que pour embellir la nature.
Un maître de ballets, sans intelligence et sans goût, traitera ce morceau de danse machinalement, et le privera de son effet, parce qu’il n’en sentira pas l’esprit. Il placera sur plusieurs lignes paralelles les nymphes et les Faunes ; il exigera scrupuleusement que toutes les nymphes soient posées dans des attitudes uniformes, et que les Faunes ayent les bras élevés à la même hauteur ; il se gardera bien, dans sa distribution, de mettre cinq nymphes à droite, et sept nymphes à gauche ; ce seroit pécher contre les vieilles règles de l’opéra ; mais il fera un exercice froid et compassé d’une scène d’action qui doit être pleine de feu.
Des critiques de mauvaise humeur, et qui ne connoissent point assez l’art pour juger de ses différents effets, diront que cette scène ne doit offrir que deux tableaux ; que le desir des Faunes doit tracer l’un, et la crainte des nymphes peindre l’autre. Mais que de nuances différentes à ménager dans cette crainte et ce desir ! que d’oppositions, que de gradations, et de dégradations à observer, pour que, de ces deux sentimens il résulte une multitude de tableaux, tous plus animés les uns que les autres !
Les passions étant les mêmes chez tous les hommes, elles ne diffèrent qu’à proportion de leur sensibilité ; elles agissent avec plus ou moins de force sur les uns que sur les autres, et se manifestent au dehors avec plus ou moins de véhémence et d’impétuosité. Ce principe posé, et que la nature démontre tous les jours, on doit diversifier les attitudes, répandre des nuances dans l’expression, et dèslors l’action pantomime de chaque personnage cesse d’être monotone. Ce seroit être aussi fidèle imitateur qu’excellent peintre, que de mettre de la variété dans l’expression des têtes, de donner à quelques-uns des Faunes de la férocité ; à ceux-là moins d’emportement ; à ceux-ci un air plus tendre ; aux autres enfin un caractère de volupté, qui suspendroit ou qui partageroit la crainte des nymphes. L’esquisse de ce tableau détermine naturellement la composition de l’autre : je vois alors des nymphes qui flottent entre le plaisir et la crainte ; j’en apperçois d’autres qui me peignent par le contraste de leurs attitudes, les différents mouvemens dont leur âme est agitée ; celles-ci sont plus fières que leurs compagnes ; celles-là mêlent à leur frayeur un sentiment de curiosité, qui rend le tableau plus piquant ; cette diversité est d’autant plus séduisante, qu’elle est l’image de la nature. Convenez donc avec moi, Monsieur, que la symétrie doit toujours être bannie de la danse en action.
Je demanderai à tous ceux qui ont des préjugés d’habitude, s’ils trouveront de la symétrie dans un troupeau de brebis qui veut échapper à la dent meurtrière des loups, ou dans des paysans qui abandonnent leurs champs et leurs hameaux, pour éviter la fureur de l’ennemi qui les poursuit ? non, sans doute ; mais l’art est de savoir déguiser l’art. Je ne prêche point le desordre et la confusion ; je veux au contraire, que la régularité se trouve dans l’irrégularité même ; je demande des grouppes ingénieux, des situations fortes, mais toujours naturelles, une manière de composer qui dérobe aux yeux toute la peine du compositeur. Quant aux figures, elles ne sont en droit de plaire que lorsqu’elles sont présentées avec rapidité, et dessinées avec autant de goût que d’élégance.