Chapitre VII
le diable boiteux
Si le talent ne nuit pas au succès, s’il y aide même quelquefois, il ne suffit jamais. Il faut de plus du savoir-faire, des relations, des protections, de la réclame et, par-dessus tout, de la chance. Lorsqu’à tous ces avantages on joint celui d’être une femme jeune et jolie, on a des atouts sérieux dans son jeu et l’on peut gagner la partie. Mais une première victoire est peu de chose. Il reste toujours à craindre l’inconstance de la Fortune, les caprices du public, les intrigues et les cabales.
C’est ce que put constater Fanny Elssler au lendemain de ses débuts parisiens. L’année 1835 fut à peu près stérile pour elle. Diverses causes ralentirent le beau mouvement d’admiration qu’elle avait provoqué. Sa santé fut chancelante. En février, un gros événement artistique, la première représentation de la Juive, occupa le public. La pompe extraordinaire de cet opéra, la qualité des interprètes, la haute valeur que l’on attribuait à la musique d’Halévy, portèrent préjudice aux autres spectacles. A côté de cette exhibition grouillante et tapageuse les ballets pâlirent. La plupart de ceux où Fanny dansa furent médiocres ou peu propres à mettre en valeur ses merveilleuses ressources. Les taglionistes lui faisaient une guerre continue. Enfin au moment où elle était en droit d’espérer qu’une création nouvelle lui ferait regagner le terrain perdu, un attentat politique jetait la consternation dans Paris et repoussait les affaires de théâtre à l’arrière-plan de l’actualité.
Un succès que personne ne cherchait à contester à Fanny, c’était son succès de beauté.
Dès 1834 la gravure répandait son portrait. L’Avant-Scène en donnait un,
par Régnier, qui la montrait dans le rôle d’Alcine. Sa jolie figure ne manqua pas de
tenter le dessinateur qui fixait et glorifiait les élégances d’alors. En février 1835 la
maison Rittner et Goupil publiait une grande lithographie où Grevedon la représentait avec
la grâce un peu mignarde et artificielle qu’il affectionnait. Le Courrier des
Théâtres jugea que ce portrait était « loin encore, quoique joli, de la
mutinerie gracieuse et de la ravissante expression du modèle99 »
. Un autre
artiste, Danois, rendait avec assez de bonheur, dans une planche que reproduisaient la Vogue et le Monde dramatique, le charme propre à Fanny,
l’ovale fin de son visage encadré par les
bandeaux plats de ses
cheveux noirs, enfin la ligne admirable de la nuque et des épaules.
Il s’en fallait qu’au sujet de son talent l’accord fût aussi complet. Les taglionistes
n’admettaient pas que l’on mît en balance Alcine et la Sylphide. Ils étaient appuyés par
Jules Janin qui, sans se piquer de logique, n’hésitait pas, lorsqu’il lui était arrivé un
jour de louer Fanny, à lui décocher le lendemain des flèches envenimées. Ce critique
mobile et déconcertant décernait, somme toute, la palme à Mlle Taglioni. Par exemple il
disait : « Elle absente, la vie parisienne de chaque soir était tout à fait
impossible. »
Ou encore : « Toutes les danseuses de ce monde sont égales
et se valent, quand Mlle Taglioni ne danse pas. »
Il classait ainsi le personnel
du corps de ballet : « Là-haut Mlle Taglioni, un peu plus bas les deux Elssler, un
peu plus bas les deux Noblet, après quoi l’armée tout entière de ces belles filles sans
nom, mais non pas sans charmes. »
Loin de se laisser énerver par les mille coups d’épingle qu’elle recevait, Fanny donna
son concours avec empressement, le 8 avril 1835, au bénéfice de sa rivale. Tandis que
Marie Taglioni créait Brezilia, Fanny dansait le ballet de Gustave avec sa sœur. La presse taglioniste lui sut peu de gré de sa complaisance.
La Revue de Paris lui faisait compliment de sa beauté, en ajoutant avec
perfidie qu’elle avait « d’autres succès à espérer100 »
.
La Gazette des Théâtres, qui reprochait avec aigreur à
Fanny, quinze jours auparavant, de rechercher les difficultés, « de tourmenter ses
jambes▶, de tournoyer dans tous les sens »
, d’oublier « le simple et le
beau pour se jeter dans l’extravagant et le bizarre »
, réédita les mêmes
critiques101. Il se produisit même, le 20 mai, pendant que Fanny dansait un pas
de Gustave, un commencement de manifestation hostile. Charles Maurice en
flétrit énergiquement le promoteur et insinua qu’il était payé par Mlle Taglioni.
Ces résistances stimulèrent l’amour-propre de Fanny et l’excitèrent à déployer tout son savoir dans un nouveau ballet qui était à l’étude, l’Ile des Pirates.
Véron, fidèle à sa doctrine, avait commandé au maître de ballet Henry un de ces livrets où il n’exigeait ni logique ni psychologie, pourvu qu’ils offrissent des situations saisissantes, des coups de théâtre, des prétextes à fastueuses exhibitions. Il avait été servi à souhait. Henry avait broché une stupide et plate histoire de pirates arabes, de jeunes filles enlevées, retenues prisonnières sur un navire au milieu d’affreux forbans et délivrées par d’autres navires au bruit d’une épouvantable canonnade.
La première représentation approchait, lorsqu’un effroyable événement remplit d’horreur la France entière et couvrit le bruit qu’on essayait de faire autour du nouveau spectacle de l’Opéra. Le 28 juillet, le roi Louis-Philippe, entouré de trois de ses fils et d’un brillant état-major, passait en revue la garde nationale et les troupes d’infanterie échelonnées le long des boulevards. Au moment où le cortège arrivait au boulevard du Temple, une violente détonation se fit entendre ; une grêle de balles s’abattit sur le groupe, sur les soldats et sur la foule des curieux. Ni le roi, ni ses enfants n’étaient atteints, mais on relevait quinze morts, dont un maréchal de France, Mortier, et une trentaine de blessés. La décharge meurtrière était partie d’une maison où l’on découvrait au troisième étage, près d’une fenêtre donnant sur le boulevard, une machine infernale formée de vingt-cinq canons de fusil.
Pendant de longues semaines, Paris ne s’entretint que de l’attentat. La marche de l’instruction fut suivie avec une curiosité passionnée. Un jour on apprenait que le principal coupable était un Corse, nommé Fieschi, le lendemain qu’il avait deux complices à physionomie étrange, Pépin et Morcy, un autre jour on lui découvrait une maîtresse, une pauvre fille, borgne et contrefaite, Nina Lassave. Mille détails, donnés en pâture par les journaux à un public avide, absorbaient son attention. La tragique réalité portait préjudice aux théâtres.
L’Ile des Pirates, jouée quinze jours seulement après le crime, le 12 août, souffrit de la défaveur des circonstances. Le ballet aurait risqué de laisser les spectateurs indifférents et de passer inaperçu au milieu de l’émotion générale, s’il n’avait été soutenu par Fanny et Thérèse Elssler.
Les deux sœurs étaient dans une période d’angoisse. Il leur fallait un succès éclatant pour réduire au silence leurs détracteurs. La veille de la première, elles écrivaient à Charles Maurice ce billet suppliant :
« Veuillez, nous vous prions, monsieur, nous protéger comme vous l’avez fait jusqu’à présent. Vous êtes si bon ! vous rendez les artistes si heureux par votre bienveillance ! Vous trouverez toujours les deux sœurs toutes dévouées102. »
Le journaliste combla les vœux des belles solliciteuses et les couvrit de fleurs l’une et
l’autre. Il ne fut pas leur seul admirateur. Mais le camp opposé se montra tiède ou
méchant. J. Janin se contenta de signaler en une formule insignifiante le succès de
pantomime remporté par Fanny. L’Artiste plaisanta : « Fanny,
disait-il, déploie toutes les grâces coquettes, vives, agaçantes, un peu mignardes de sa
danse ; Thérèse a des mouvements plus allongés, de ces enjambées immenses qui
ressemblent à celles des dieux d’Homère ; Fanny peut passer sous les ◀jambes▶ de sa sœur,
comme un cygne sous celles du colosse de
Rhodes. »
La Gazette des Théâtres, tout en reconnaissant aux
deux sœurs un joli talent, se plaignit de la monotonie de leurs danses.
Les recettes furent médiocres. Après avoir flotté, les premiers jours, aux environs de 4 000 francs, elles descendaient, à la 9e et à la 10e représentation, au-dessous de 3 000 francs. Don Juan lui-même, un des grands insuccès de la direction Véron, n’était pas tombé aussi bas. La chute du ballet était un désastre pour Fanny. Sa belle humeur s’assombrit. En outre, elle fut malade pendant quinze jours d’une attaque de cholérine. Enfin un deuil de famille acheva de l’affliger. Une bien maigre consolation fut de voir la mode adopter son genre de coiffure, les bandeaux à la Ferrronnière, ainsi qu’une toque de velours qu’elle portait dans ce ballet de malheur.
L’Ile des Pirates fut le dernier ouvrage monté par Véron. Peu de jours avant la première, l’adroit directeur cédait son fauteuil à son collaborateur Duponchel. Celui-ci était un tout autre homme. Au physique, le contraste entre les deux personnages était absolu. Autant Véron était petit et ventru, autant Duponchel était long et maigre. L’un, avec sa face rougeaude, était la trivialité même ; l’autre, jaune et sec, avait une allure plutôt distinguée. Les yeux de Véron pétillaient de malice et de joie ; chez Duponchel, un lorgnon voilait un regard morne et sévère. A Sancho Pança succédait Don Quichotte.
Au point de vue artistique, Duponchel était de beaucoup supérieur à son prédécesseur. Architecte, il avait l’esprit inventif. Rothschild lui avait confié la décoration de son hôtel nouvellement construit. Fortement attiré vers le théâtre, il avait rêvé pour la mise en scène des améliorations importantes, et, en effet, sous le consulat de Véron, il l’avait modernisée avec beaucoup de bonheur. Chose curieuse : ce directeur d’Opéra n’était pas ennemi de la musique. Quoiqu’il manquât d’initiation professionnelle, il pouvait se faire une opinion sur la valeur d’une partition. Homme du monde, vieil habitué des coulisses, il en usait galamment avec les gens, en particulier avec les artistes, sans avoir cependant pour aucune de ses pensionnaires de ces faiblesses qui sont la mort de toute autorité. Avec toutes ces qualités, il aurait dû réussir. Il ne réussit pas, ou, du moins, il resta loin de la prodigieuse fortune de Véron. S’il connut des moments brillants, les heures amères furent plus nombreuses. Les abonnés, les artistes et la presse l’accablèrent de vexations. C’est qu’il lui manquait une des conditions essentielles du succès, l’absence de scrupules. Plus délicat que Véron, il reculait devant les moyens de charlatan dont celui-ci avait si largement usé. Sa probité lui coûta cher.
Pour ses débuts, le nouveau directeur n’eut pas à se louer du ballet, ni du corps de ballet. Il recevait en héritage l’Ile des Pirates, qui faisait le vide dans la salle et dans la caisse. Marie Taglioni, revenue de Londres à la fin de juillet, commençait aussitôt à lui faire sentir cette arrogance et cette humeur fantasque dont Véron avait pu s’accommoder par des prodiges de diplomatie. Bientôt elle mit l’administration de l’Opéra dans un grand embarras, lorsqu’elle souffrit d’un mystérieux mal au genou qui inquiéta l’Europe et intrigua les médecins. Véron nous renseigne sur la nature de la maladie :
« Presque immédiatement après ma retraite, Mlle Taglioni déclara un mal de genou ; on convoqua tous les médecins et chirurgiens ordinaires et extraordidaires de l’Opéra : mes amis de Guise, Roux, MM. Marjolin et Magendie ; la consultation fut longue et sérieuse ; il n’y avait au genou ni gonflement ni rougeur ; mais au moindre toucher, la physionomie de la danseuse exprimait la douleur la plus vive. Pendant que les chirurgiens discutaient avec chaleur sur les névroses, sur les gaines des tendons, M. Magendie et moi nous ne pouvions nous empêcher de rire dans notre barbe. Mlle Taglioni resta plusieurs mois sans danser. Trois ou quatre ans après, mon ami Adam fut appelé comme compositeur à Saint-Pétersbourg. En entrant dans l’appartement de Mlle Taglioni, qui était alors première danseuse au théâtre impérial, il vit accourir dans ses ◀jambes▶ une charmante enfant. « A qui donc cette jolie petite fille ? » Mlle Taglioni lui répondit en riant : « C’est mon mal de genou103. »
Les premiers rapports de Duponchel avec les sœurs Elssler manquèrent de cordialité. On se mit difficilement d’accord sur les conditions du renouvellement de leur contrat. L’intervention de Véron évita une rupture. Fanny récompensa son ancien directeur en lui cédant sa cuisinière, celle qui devait devenir l’illustre Sophie. De nouveaux démêlés surgirent, lorsque Fanny, mécontente de l’Ile des Pirates, se fut permis de modifier son rôle, de son autorité privée. Duponchel la frappa d’une amende ; des paroles acerbes furent échangées. Les ressentiments se calmèrent de part et d’autre pendant les quinze jours où la maladie retint Fanny chez elle. Aussitôt rétablie, elle reparut dans l’Ile des Pirates. Mais la date de son congé approchait. Le 4 octobre elle partait pour Berlin avec Thérèse. Les deux sœurs furent remplacées par Mlles Duvernay et Leroux. Mlle Duvernay, à son tour, céda son rôle à une certaine Augusta, « la plus singulière petite contrefaçon, disait J. Janin, de Mlle Fanny Elssler qui se puisse imaginer ». Ce fut le coup de grâce pour l’Ile des Pirates. Dès lors l’infortuné Duponchel était sans ballet, sans ses premiers sujets. Les journaux lui reprochent d’avoir laissé partir l’un ; pour un peu, ils le rendraient responsable du mal au genou de l’autre.
Après l’été maussade de Paris, le séjour à Berlin fut réconfortant pour les sœurs Elssler. Elles y retrouvaient leur frère et tout un cercle d’amis. Le souvenir de leurs anciens succès y était resté vivace. Le public retomba aussitôt sous le charme et les dédommagea, par ses applaudissements vigoureux, de l’attitude hésitante des Parisiens. Leur endurance, dans cette saison berlinoise, fut remarquable ; en moins de trois mois elles donnèrent plus de soixante représentations. Mais ces soirées de Berlin n’eurent aucune signification pour l’histoire de l’art. Berlin était à la périphérie du monde théâtral ; le centre était à Paris. Ici se décidaient les destinées ; ici s’élaborait le progrès, comme aussi se commettaient les grandes erreurs telles que le triomphe de Meyerbeer et l’échec de Berlioz. Quand le roi de Prusse se faisait présenter les deux sœurs et s’efforçait de les retenir dans sa capitale, il essayait, heureusement en vain, d’éloigner celle des deux sœurs qui était véritablement une grande artiste du seul lieu où elle pouvait remplir toute sa mission.
Fanny comprit fort bien l’intérêt majeur qu’elle avait à retourner à Paris. Elle renonça volontiers aux joies des réunions familiales, aux succès assurés et même aux compliments de Sa Majesté, pour achever, rue Le Peletier, la difficile conquête du public le plus cultivé, mais aussi le plus récalcitrant du monde. Dans la deuxième semaine de janvier 1836 elle rentrait en France avec sa sœur. Le 20 janvier elle commença par une reprise de la Tempête, où Paris lui témoigna une joie sincère de la revoir, une année qui allait être décisive pour elle. C’est en effet en 1836 qu’elle allait toucher au terme de son développement, réaliser toutes ses promesses, et prendre dans l’histoire de l’art sa place définitive où sa physionomie nous apparaît en traits précis et charmants.
L’année 1836 vit se produire à l’Opéra des spectacles qui font date dans les annales de la musique dramatique et du ballet.
Le 29 février eut lieu un événement mémorable, la première représentation des Huguenots. La société la plus brillante de Paris, réunie ce soir-là à la salle de la rue Le Peletier, accueillit, avec des transports d’enthousiasme, l’œuvre nouvelle qui formait, semblait-il, un digne pendant à Robert le Diable. Nourrit et Mlle Falcon, qui tenaient l’un le rôle de Raoul de Nangis, l’autre celui de Valentine, furent acclamés.
Duponchel avait dépensé 160 000 francs pour monter les Huguenots. Malgré l’éclat de la mise en scène, personne ne se plaignit maintenant que la musique fût sacrifiée au décor. Aucun cadre ne semblait trop beau pour une création où l’on croyait reconnaître la marque sublime du génie. J. Janin constatait qu’avec les Huguenots l’opéra l’emportait sur le ballet, son rival séculaire. Duponchel passait pour hostile à la danse, et on le félicitait d’avoir, avec l’œuvre de Meyerbeer, restauré sur la première scène française le règne du grand art.
En réalité le nouveau directeur n’était pas disposé à dédaigner un mode de spectacle qui avait procuré à son prédécesseur de grasses recettes. Dès les premiers jours de janvier 1836, c’est-à-dire avant même le retour des sœurs Elssler, il faisait annoncer qu’il mettait en répétitions un ballet nouveau, le Diable boiteux, dont le livret était tiré du roman de Le Sage par Burat de Gurgy, les danses réglées par Coralli et la musique écrite par Gide. Le rôle principal était destiné à Fanny Elssler.
Ce n’était pas un hasard, si l’Opéra montait un ballet dont l’action se passait en Espagne. L’on sait de quelle faveur ce pays jouissait auprès de nos romantiques. V. Hugo le dépeignait avec une extrême prodigalité de couleurs dans Hernani, dans Ruy Blas, après avoir, sous le nom d’Orientales, décrit surtout des scènes espagnoles. Emile Deschamps rendait populaire le Romancero du Cid. Alfred de Musset troussait cavalièrement les Contes d’Espagne et d’Italie. L’Espagne était le pays des rêves de Théophile Gautier. Alexandre Dumas y promenait sa verve bruyante.
Un spectacle qui émerveillait particulièrement nos romantiques
chez le peuple espagnol, c’étaient ses danses. En mai 1836, peu de temps avant la première
représentation du Diable boiteux, le Monde dramatique
publiait une étude intitulée : la Danse, les danseurs et les danseuses en
Espagne. L’auteur, Louis-Lurine, après avoir montré la danse se mêlant, au delà des
Pyrénées, à tous les actes de la vie, même à la vie religieuse, en opposait la fougue et
le naturel à la correction raide de la chorégraphie française. En véritable romantique, il
comparait les pas français aux vers alexandrins où tout, hémistiches, césures et rimes,
est rigoureusement mesuré ; c’est une ennuyeuse déclamation. « Voyez au contraire,
dit-il, ce qui se passe en Espagne : c’est là une danse parlée qui a des signes, des
gestes et des bonds, pour chaque lettre de l’alphabet ; sans cesse, vous la voyez
traduire une phrase d’amour et de volupté ; elle vous fait rire et pleurer ; elle vous
rend amoureux, tendre, sensible, colère, jaloux ; c’est là de
l’éloquence ! »
Justement on pouvait, sans franchir les Pyrénées, admirer à Paris même la vie
extraordinaire de la danse espagnole. On en avait vu des spécimens aux bals de l’Opéra, où
une troupe espagnole avait exécuté, entre autres pas, la cachucha
nationale. L’importation avait paru audacieuse à beaucoup de gens. La Revue
de Paris était déconcertée et quelque peu scandalisée de « cette danse
échevelée, ardente, espagnole peut-être, mais faite pour les
coins de rue et les tréteaux »
. Son critique musical ne prenait pas un plaisir
sans mélange « aux mouvements emportés et fougueux, aux gestes brusques et souvent
communs de Dolorès et de ses compagnons104 »
.
Cette Dolorès était Dolorès Serrai, l’étoile de la troupe, qui se montra pendant plusieurs années sur diverses scènes parisiennes, et dont Théophile Gautier donnait cette pittoresque description :
« Son talent a un caractère tout particulier : dans les écarts les plus excessifs de cette danse si vive et si libre, elle n’est jamais indécente ; elle est pleine de passion et de volupté, et la vraie volupté est toujours chaste ; on la dirait fascinée par le regard de son cavalier ; ses bras se dessinent, pâmés d’amour ; sa tête se penche en arrière, comme enivrée de parfums et ne pouvant supporter le poids de la grande rose au cœur vermeil qui s’épanouit dans les touffes noires de ses cheveux ; sa taille ploie avec un frisson nerveux, comme si elle se renversait sur le bras d’un amant ; puis elle s’affaisse sous elle-même en rasant la terre de ses bras, qui font claquer les castagnettes et se relève vive et preste comme un oiseau, en jetant à son danseur son rire étincelant105. »
Le Diable boiteux, qui transportait les spectateurs en Espagne, au pays de Gastibelza, l’homme à la carabine, de l’Andalouse au sein bruni, de Dolorès Serral, arrivait donc à son heure. Fanny Elssler comprit que les conjonctures lui faisaient la partie belle. Superstitieuse, comme toutes les danseuses, elle pouvait voir un heureux présage dans ce fait que le Diable boiteux était le titre d’un des premiers ouvrages de l’illustre protecteur de sa famille, d’Haydn. Son rôle, dont une partie se jouait en travesti, ne la séduisit pas seulement parce qu’il lui fournissait l’occasion de porter « avec crânerie », comme disent les soiristes, le pantalon collant et la tunique d’officier qui lui moulait les hanches et le buste. Elle se sentait dans un milieu qui convenait à son physique, elle dont Th. Gautier disait un jour : « L’Allemande Fanny avait l’air d’une Andalouse de Séville106. » Des Andalouses elle avait le teint mat, les yeux noirs, la chevelure de jais ; elle avait aussi leur fougue et leur souplesse. Elle était capable de réaliser une création vivante, chaude, haute en couleurs. En même temps son goût et son éducation classiques la portaient à « styliser » le naturalisme d’une Dolorès, à réprimer les écarts de l’ardeur méridionale, à purifier la danse espagnole de l’élément trivial qui l’apparentait au chahut, pour en faire un spectacle acceptable sur la scène officielle de l’Académie royale de Musique. Elle était en mesure d’apporter dans l’évolution du ballet une note nouvelle, en donnant satisfaction d’une part aux romantiques, épris de mouvement et d’exotisme, et d’autre part à ceux qui pensaient que les vieilles traditions françaises de finesse, de mesure et d’élégance avaient du bon.
Aussi Fanny étudia-t-elle avec entrain son nouveau rôle. En attendant que le Diable boiteux fût prêt, elle reparut, avec une faveur croissante, dans la Tempête ; on lui fit bon accueil dans Nathalie ou la Laitière suisse. Elle augmentait la sympathie qui l’entourait en prêtant son concours à des représentations de bienfaisance avec un empressement qui ne se rencontrait pas chez tous ses camarades. C’est ainsi que le 24 février elle dansait à l’Odéon, au profit des pauvres du XIe arrondissement, et, quinze jours après, à la Comédie-Française, au bénéfice de Rose Dupuis.
A ce moment elle fut atteinte par une débâcle financière. Laporte, directeur du King’s Theatre, faisait faillite, selon l’habitude des directeurs des grandes scènes de Londres. Un certain nombre d’artistes, dont Marie Taglioni et Fanny Elssler, avaient placé des fonds dans son entreprise. Il s’agissait maintenant de se remettre au travail de plus belle pour réparer les pertes. C’est à quoi s’appliquèrent avec un zèle pareil Marie Taglioni, la cigale, et Fanny Elssler, la fourmi.
Quelques semaines avant la première représentation du Diable boiteux, Fanny Elssler reçut une visite illustre, celle de son compatriote Grillparzer. Le glorieux poète, qui venait de mettre le sceau à sa réputation en écrivant l’admirable tragédie des Vagues de la mer et de l’amour, s’était rendu à Paris dans une de ses crises fréquentes de découragement et d’hypocondrie107. Depuis Munich il avait fait route avec une cousine des deux sœurs, Herminie Elssler, danseuse elle aussi, qui, alléchée par leur succès, voulait à son tour tenter la chance à Paris. Elle entra en effet en pourparlers avec Duponchel ; ses débuts furent annoncés, mais n’eurent pas lieu. Herminie partit pour Londres où son nom seul parut une garantie suffisante de talent et la fit applaudir de confiance.
Le 2 mai, Grillparzer voyait à l’Opéra le Philtre et la Tempête. Dans ce ballet, on avait fini par donner un rôle à Thérèse. Voici les impressions que le poète consigna dans son Journal du voyage en France et en Angleterre :
« Enfin le ballet la Tempête de Coralli, bizarre amalgame de la Tempête de Shakespeare et de la Fée et le Chevalier ou d’un autre ballet, dont celui-ci est la dixième ou la centième répétition. Tableau très réussi au lever du rideau. Les autres groupements ou ensembles n’ont rien de particulièrement remarquable. Albert est un très bon danseur. Mmes Noblet et Alexis, qui dansent avec lui un pas de trois, ne sont pas à dédaigner. Enfin les deux sœurs Elssler pour qui seules j’étais allé cette fois au théâtre. Thérèse, la cathédrale de Strasbourg ou la tour de Saint-Etienne qui se mettrait à danser, m’a plu ici tout aussi peu qu’à Vienne, quoiqu’elle fasse des choses admirables et qu’elle ait autant de grâce que le permettent les circonstances. Fanny, infiniment plus gentille qu’elle, quoiqu’elle ait, elle aussi, un peu les angles de l’écriture gothique, semble avoir fait ici de grands progrès en ce qui concerne la danse. Pour ce qui est du jeu, j’ai plutôt trouvé le contraire, si je la compare à ce qu’elle était dans la Fée et le Chevalier. Ce sont les mêmes bonbons sempiternellement remâchés, des baisers, des inclinaisons, des révérences de toutes nuances, choses qui, représentées à la scène, ont toujours un attrait nouveau pour les personnes qui les aiment dans la vie réelle. Fanny manque aussi de ce quelque chose d’éthéré, d’aérien qui seul fait que la danse me cause du plaisir. C’est un corps plein de désirs qui danse, au lieu d’une âme avec des passions. Au reste, infiniment de qualités. Les pieds ont plus de force que d’élasticité. Les bras et les mains ont souvent une grâce véritable. Le buste sans souplesse. L’ensemble a une tendance vers la violence. Rien ne montre peut-être plus le déclin de cet art si beau de la danse à Paris que le succès énorme de mes compatriotes, succès dont je suis d’ailleurs très heureux pour elles.
« La musique aussi de ce ballet était par rapport à Nina ou la Fille mal gardée ce qu’est une kermesse de paysans par rapport à un bal aux Tuileries. »
Ce jugement appelle plusieurs observations. Grillparzer se rencontre avec un certain nombre de critiques français, lorsqu’il reproche à sa compatriote l’abus des minauderies et des gentillesses. Il est fort compréhensible que ces habitudes qui paraissaient « agaçantes » aux uns avec le sens élogieux qu’avait le mot en 1830, l’aient été pour d’autres avec la signification fâcheuse que nous lui donnons aujourd’hui. Mais il ne fallait pas y voir uniquement de l’afféterie et le désir de capter la faveur du public. Avant de se figer en pli professionnel, le sourire était l’expression naturelle du visage de Fanny, une forme spontanée de sa grâce et le reflet de sa bonté. Une cause qui exagéra cette apparence de coquetterie apprêtée fut le désir qu’éprouva Fanny d’accentuer le contraste entre sa danse vivante, sensuelle, émoustillante et le vol éthéré de Marie Taglioni. Grillparzer était taglioniste, quoique au cours de son voyage il n’eût pas l’occasion de voir la sylphide, alors malade du genou. La danse qu’il aimait était celle qui s’élève au-dessus de la réalité et la transfigure, dont les mouvements expriment uniquement la vie de l’âme, affranchie de toute sensualité et transposée dans un subtil empyrée. Son idéal était le « ballon ». Quand il comparait les pas de Fanny Elssler à de l’écriture gothique, il condamnait la netteté des lignes et la précision des pointes auxquelles il préférait l’ampleur vaporeuse des courbes. Ce disciple de Gœthe reniait, en matière de danse, la doctrine du grand maître classique. Son esthétique du ballet était plus romantique que ses tragédies.
La première représentation du Diable boiteux eut lieu le 1er juin 1836.
Don Cléofas Zambulo, écolier d’Alcala, jeune homme élégant et de fière tournure, noue, au bal du Grand-Opéra de Madrid, une triple intrigue avec la manola Paquita, la danseuse Florinde et la senora Dorotea, veuve jeune et riche, ce qui le met aux prises avec deux jaloux, don Gil et le capitaine Bellaspada. Asmodée, le diable boiteux, lui amène successivement les trois belles. Le brillant cavalier, découvrant en Paquita une simple fille du peuple, la dédaigne, quoiqu’elle l’aime de tout son cœur. Il a plus de goût pour la riche veuve et pour la sémillante danseuse. Asmodée, bon diable, qui voudrait voir récompenser l’amour sincère, conduit le jeune homme au foyer de la danse à l’Opéra. Là se présente l’ingénue Paquita dans l’espoir que, si elle devenait une danseuse célèbre, elle réussirait à se faire aimer de Cléofas. Mais le diable, qui veut l’éloigner du théâtre, fait qu’elle échoue ; elle renonce à son ambition. Asmodée détruit aussi l’auréole de Florinde ; un soir de représentation, l’étoile a beau se surpasser ; grâce aux artifices du diable, la salle reste de glace. Asmodée continue de combattre le penchant que l’écolier a pour Florinde, en lui faisant saisir sur le vif les manèges et les frivolités de cette charmante coquette. L’amoureux écolier se rejette alors du côté de Dorotea, sans tenir compte des avertissements du diable qui essaie de le mettre en garde contre la veuve, intrigante et cupide. Au moment où il court à un rendez-vous que lui a donné la belle senora, un jeune officier à la moustache triomphante l’arrête et croise le fer avec lui. C’est Florinde qui, prise d’un caprice pour sa jolie personne, le suit sous ce déguisement et cherche à le détourner d’une rivale. Sous ce costume militaire la danseuse pénètre chez Dorotea, et l’écolier surprend sa belle donnant un baiser au faux officier. Pour se consoler de cette trahison, il joue et perd tout son argent. Puis il se rend à une fête populaire où il voit les principales danses nationales de l’Espagne, le zapateado, les manchegas, el jaleo, las boleras, et d’autres. Paquita, plus heureuse qu’au foyer de l’Opéra, danse un pas rustique aux applaudissements de la foule. Cléofas, complètement ruiné et par suite abandonné de Dorotea, est enfin touché du naïf et fervent amour de la manola, tandis que Florinde, vite guérie de sa fantaisie pour l’écolier, donne à la jeune fille sa bourse pleine d’or.
Le rôle principal, celui de Florinde, était tenu par Fanny Elssler. Il était fait comme sur mesure pour elle. Des pas nombreux et variés lui permettaient de montrer la richesse et la perfection de sa technique. Dans deux situations surtout elle pouvait déployer tout son talent : dans la scène où Florinde s’épuise en vains efforts pour arracher des applaudissements au public rendu inerte par les maléfices d’Asmodée, et dans celle où par sa virtuosité elle éblouit ses adorateurs réunis autour de sa table. Le rôle était en outre une pantomime perpétuelle. L’intrigue, compliquée et surchargée de menus incidents, avait besoin d’être éclaircie par un jeu très expressif et très animé. Or, qui aurait su, mieux que Fanny Elssler, représenter par le geste et par la physionomie une séductrice irrésistible, adulée de la foule, experte dans tous les moyens de fasciner et d’enivrer ?
Fanny Elssler triompha doublement, comme danseuse et comme mime. Son mérite fut tellement
éclatant que ses détracteurs habituels furent obligés de s’associer au concert d’éloges
qui, de toutes parts, montait vers elle. La Gazette des Théâtres, de
tous les journaux le moins bienveillant à son
égard, déclarait
« ravissant, étourdissant »
un pas de deux qu’elle dansait avec Thérèse.
Jules Janin était enchanté, soit que Fanny remplit son rôle de danseuse où elle était
« si galante, si espiègle et si jolie, si jolie… »
, soit qu’elle apparût
sous les traits d’un « joli petit jeune homme, éveillé, égrillard »
. L’Artiste disait : « Le triomphe de Mlle Fanny Elssler a été complet.
On l’a applaudie, on l’a admirée ; on l’a trouvée charmante ; bien plus, on s’est écrié
de tous les points de la salle que cela valait Mlle Taglioni, et personne n’a crié : Au
blasphème ! »
Une création surtout produisit grand effet : la cachucha. Fanny marqua cette danse espagnole d’une empreinte si personnelle et l’anima d’une telle vie qu’elle en parut l’incarnation la plus parfaite. De même que Marie Taglioni avait été la sylphide par excellence, de même Fanny Elssler fut la cachucha personnifiée.
« Elle s’avance, dit Théophile Gautier, dans les Beautés de Paris, en basquine de satin rose garnie de larges volants de dentelle noire ; sa jupe, plombée par le bord, colle exactement sur ses hanches ; sa taille de guêpe se cambre audacieusement et fait scintiller la baguette de diamants qui orne son corsage ; sa ◀jambe▶, polie comme le marbre, luit à travers le frêle réseau de son bas de soie ; et son petit pied, en arrêt, n’attend pour partir que le signal de la musique. Qu’elle est charmante avec son grand peigne, sa rose sur l’oreille, son œil de flamme et son sourire étincelant ! Au bout de ses doigts vermeils tremblent des castagnettes d’ébène. La voilà qui s’élance, les castagnettes font entendre leur babil sonore ; elle semble secouer de ses mains des grappes de rythmes. Comme elle se tord, comme elle se plie ! quel feu ! quelle volupté ! quelle ardeur ! ses bras pâmés s’agitent autour de sa tête qui penche, son corps se courbe en arrière, ses blanches épaules ont presque effleuré le sol. Quel geste charmant ! Ne diriez-vous pas qu’avec cette main qui rase l’éblouissant cordon de la rampe, elle ramasse tous les désirs et tout l’enthousiasme de la salle ?
« Nous avons vu Rosita Diez, Lola et les meilleures danseuses de Madrid, de Séville, de Cadix, de Grenade ; nous avons vu les gitanas de l’Albaycin ; mais rien n’approche de cette cachucha ainsi dansée par Elssler108. »
Il y eut cependant des réserves. Les admirateurs fanatiques de la cachucha espagnole prétendirent que celle de Fanny Elssler n’en était qu’une pâle imitation. Tel fut l’avis qu’émit, dans la Gazette des Théâtres, son rédacteur en chef, J. Arago.
« C’est qu’en vérité, écrivait-il, on ne doit être acteur de pareilles scènes que lorsqu’on n’a ni os ni muscles, lorsqu’on peut se tordre comme un serpent ou se ployer comme une feuille de parchemin. Les castagnettes seules ne font pas plus la cachucha qu’elles ne font le boléro. Ces danses espagnoles et brésiliennes, confiées à des ◀jambes et à des corps français, perdent de leur originalité et de leur lascivité si piquantes et si suaves à la fois109. »
Les ultras de la cachucha oubliaient que cette danse, avec sa véhémence originale,
n’aurait pu pénétrer à l’Académie royale de Musique. « Si Mlle Elssler, disait
Théophile Gautier, n’avait pas pris la danse espagnole sous son puissant patronage et
tempéré, avec sa naïveté d’Allemande et son esprit de Française, ce que la manière de
Dolorès avait de trop abandonné et de trop primitif, cet essai d’importation n’eût pas
réussi110. » L’Artiste
comprenait aussi fort bien que les danses populaires d’Espagne demandaient à être
traduites, modérées, légèrement académisées, pour être admises dans notre institut
national, et, tout en regrettant la contrainte imposée à nos artistes officiels, il
admirait la retenue de Fanny Elssler ; il la félicitait de danser « en grande dame cette
danse échevelée que l’Espagnole Dolorès nous dansait avec tant d’abandon, un abandon de
carrefour, mais de carrefour espagnol111 »
.
C’est que la cachucha effarouchait grandement la pudeur de nos pères. Elle était pour eux à peu près ce que fut la danse du ventre pour une époque plus voisine de nous.
« Il fallut au public, au vrai public, écrit Charles de Boigne, quelques représentations pour s’habituer à la cachucha. Ces déhanchements, ces mouvements de croupe, ces gestes provocants, ces bras qui semblent chercher et étreindre un être absent, cette bouche qui appelle le baiser, tout ce corps qui tressaille, frémit et se tord, cette musique entraînante, ces castagnettes, ce costume bizarre, cette jupe écourtée, ce corsage échancré qui s’entr’ouvre, et par-dessus tout la grâce sensuelle, l’abandon lascif, la plastique beauté d’Elssler, furent très appréciés des télescopes de l’orchestre et des avant-scène. Le public, le vrai public, eut plus de peine à accepter ces témérités chorégraphiques, ces excès de prunelles, et l’on peut dire que cette fois ce sont les avant-scènes infernales qui ont forcé la main au succès112. »
Dans la presse, des voix crièrent à l’immoralité. Charles Maurice fut obligé de prononcer
dans son journal de longs plaidoyers pour la défense de la cachucha et de l’artiste qui la
dansait. Il fut soutenu par plusieurs journaux qui décernèrent à Fanny Elssler des
certificats de bonne tenue. Le Journal de Paris la louait
« d’adoucir l’expression un peu trop voluptueuse »
de la cachucha et lui
reconnaissait un talent « poétique et
chaste »
. L’Europe admirait ses « décentes
agaceries »
, la Paix
« la poésie et la pudeur »
de sa danse.
Toutes les résistances tombèrent et le Diable boiteux eut une carrière
glorieuse. Les fortes chaleurs de l’été 1836 ne lui firent aucun tort. Les représentations
des Huguenots avaient dû être interrompues à cause de l’absence de
Nourrit et de Mlle Falcon. Le Diable boiteux fit attendre avec patience
aux abonnés la reprise de l’œuvre de Meyerbeer. Dans le Siècle
nouvellement créé, Louis Desnoyers constatait qu’au Théâtre-Français, Molière se jouait
devant les ouvreuses seules, tandis qu’une foule extasiée se pressait rue Le Peletier et
« payait un tribut de 8 500 francs à la cachucha de Mlle Elssler113 »
.
Le Diable boiteux faisait prévaloir avec éclat sur la scène de l’Opéra
une conception plus libre de la danse. Marie Taglioni avait réagi contre les anciennes
habitudes en substituant une manière romantique, vaporeuse et flottante, à la chorégraphie
géométrique des maîtres de ballet. Elle avait immatérialisé la danse. Fanny Elssler
l’émancipa dans une direction toute différente. Elle lui fit exprimer la passion, le
désir, la volupté, avec une force qui n’avait d’autre frein que les lois de la beauté. Une
vie ardente faisait irruption dans le ballet, galvanisait les pas glacés d’autrefois,
secouait tous les muscles, éclatait dans tous les mouvements.
C’en était fait de la décence rigide de l’ancien ballet. Maintenant triomphait la nature
vivante et souple ; maintenant agissaient, sans contrainte et sans pruderie, toutes les
puissances de séduction. Et ce n’était pas seulement dans la personne de la première
danseuse que s’incarnait la vie décidément affranchie. Fanny Elssler communiquait à tous
ceux qui l’entouraient sa superbe ardeur. Toute la troupe qui dansait le Diable boiteux avait le diable au corps. « La pensée chorégraphique avait
passé, dit le Monde dramatique, de la ouate des mollets dans la moelle
des os et de là dans le cœur. »
Le plancher de l’Opéra vit de folles évolutions
qui firent frémir dans l’autre monde les mânes des chorégraphes classiques. Il se passa un
fait sans précédent peut-être dans les annales de la maison. Une farandole fut menée avec
une telle fougue qu’un artiste, porteur d’un nom sympathique à tous les amis de la danse,
le jeune Mérante, fut lancé par-dessus la rampe et vint tomber avec fracas sur un musicien
de l’orchestre.
Le Diable boiteux classa définitivement Fanny Elssler au premier rang. Le titre de créatrice de la cachucha française était une gloire. C’était aussi un danger. C’était une étiquette qu’on lui appliquait et qui la parquait dans une catégorie d’où l’on allait admettre difficilement qu’elle eût le droit de sortir. Lorsqu’elle voudra faire entendre un autre son que celui des castagnettes, le public surpris la considérera comme une usurpatrice.
Le bruit de son succès se répandit vite. Des offres brillantes lui vinrent de divers côtés. Lyon, Bordeaux, Rouen, Marseille la réclamèrent. La Russie essaya de l’attirer. Fanny résolut de passer son congé en France. Elle conclut un arrangement avec Solomé, directeur du Grand-Théâtre de Bordeaux et se proposa de continuer par Marseille son voyage dans le Midi. Son départ fut retardé par le désir de la reine Marie-Amélie qui lui demanda de venir danser à Versailles avec Thérèse. Le 11 août eut lieu à Trianon une fête où la cour et ses invités firent aux deux sœurs un accueil chaleureux. Il se produisit même un fait invraisemblable. Louis-Philippe et Marie-Amélie, peu prodigues en général d’amabilités envers les artistes, moins prodigues encore de leurs deniers, offrirent des cadeaux aux deux Elssler. Fallait-il qu’elles eussent du talent !
Il y aurait eu, dans ces hommages unanimes, de quoi faire perdre la tête à la triomphatrice. Mais, comme dit Gœthe, on a veillé à ce que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Fanny Elssler n’avait pas encore quitté Paris pour se rendre à Bordeaux, qu’un important événement théâtral la rappelait au sentiment de la réalité et l’aurait avertie, au cas où elle l’aurait oublié, de la fragilité de la gloire terrestre. Cet événement fut la rentrée de Marie Taglioni, qui reprit son rôle dans la Sylphide le 10 août. Ce fut un Dix-Août pour la royauté de Fanny Elssler.
Marie Taglioni, délivrée de ce qu’elle appelait son mal au genou, avait assisté à la première représentation du Diable boiteux. Elle avait été témoin du succès prodigieux de sa rivale. Elle s’était rendu compte du grand effort qu’elle aurait à faire, après une disparition de près d’une année, pour reconquérir auprès du public parisien son prestige d’autrefois. Elle avait besoin de frapper un grand coup. Le meilleur moyen qu’elle eût de réveiller l’enthousiasme d’antan, c’était de reparaître dans le ballet qui avait fait sa fortune et dont la reprise serait saluée avec joie, la Sylphide. Elle remplit le rôle avec son art habituel que stimulaient en outre l’amour-propre et la volonté ferme de se surpasser elle-même. Elle réussit ; le résultat répondit, même au delà, à ses plus ambitieuses espérances.
C’est à cette occasion que les poètes, Méry, J. Canonge et d’autres, adressèrent à Marie Taglioni leurs odes les plus enflammées114. La prose des journalistes fut presque aussi lyrique. Roger de Beauvoir, faisant allusion à la longue claustration de l’artiste, inscrit comme épigraphe d’un article qu’il publie dans le Monde dramatique les vers de Millevoye :
Le bocage était sans mystère,Le rossignol était sans voix.
Il salue avec allégresse la reprise de la Sylphide : « Ce grand
événement, dit-il, préoccupait depuis quinze jours le foyer de l’Opéra… il n’y avait à
l’Opéra qu’une pensée et un seul nom : Taglioni ! C’est que Taglioni conserve seule
encore à ce jour sa charte et ses privilèges. C’est que, malgré l’influence récente des
Elssler, Mlle Taglioni n’avait qu’à se montrer pour reconquérir son public… La danse de
Mlle Fanny Elssler, il faut bien le reconnaître, avait causé quelques défections chez
les admirateurs de Mlle Taglioni. Au lieu de cette danse de Mlle Taglioni, danse chaste,
danse élégante, si sévère au milieu de ses voluptueux enlacements qu’elle rappelle le
decentes choros d’Horace, quelques appétits blasés posaient en
principe qu’avant tout la danse doit être matérielle et humaine, comme si Miranda, Ariel
et Eloa ne dansaient pas ! Les créations poétiques et merveilleuses sont donc enfin
rentrées au théâtre l’autre soir avec Mlle Taglioni115. »
L’opposition des deux principes que représentent Fanny Elssler et Marie Taglioni apparaît de plus en plus clairement. La première est considérée comme une réaliste qui met en œuvre toutes les séductions terrestres ; la seconde est une évocatrice d’idéal, dédaigneuse de tout appel aux sens qu’elle a l’air d’ignorer. L’une est une danseuse, c’est-à-dire une femme dont le charme est d’ordre physique, l’autre est la danse elle-même, c’est-à-dire un type d’art presque abstrait, une « idée » platonicienne, à peine revêtue de formes sensibles. Voilà la différence que faisaient ressortir nettement le Diable boiteux et la Sylphide, exécutés presque simultanément au cours de l’été 1836. L’époque, si positive pourtant, de Louis-Philippe inclinait visiblement vers la danse spiritualisée.
Cette danse eut son panégyriste le plus verbeux, si ce n’est le plus éloquent, dans la
personne de J. Janin. Digne porte-paroles d’une génération attachée à la matière, mais qui
avait volontiers les mots d’idéal et de vertu à la bouche, le critique du Journal des Débats célébrait une fois de plus, à l’occasion de la reprise de la
Sylphide, la chasteté de Mlle Taglioni : « Quand l’Opéra a revu
sa grande passion — Taglioni qui lui revenait — l’Opéra l’a d’abord applaudie, avec
cette admirable fureur que vous savez ; puis bientôt le plus grand silence a commencé.
Chacun voulait voir ce qu’elle était devenue dans le ciel où elle se tenait cachée si
longtemps. C’est donc au milieu de ce silence inquiet et agité qu’elle a dansé tout
d’abord, l’aimable femme. Vous savez tous comme elle arrive, calme, sérieuse, décente ;
d’abord elle touche la
terre, puis elle s’élève sans y penser
et sans efforts, puis enfin la voilà dans son atmosphère accoutumée ; puis enfin encore,
quand elle est tout à fait là-haut qui s’abandonne à sa chaste et naïve passion, le
public la reconnaît et s’écrie : C’est elle ! Et le parterre
l’applaudit des mains et du cœur. En voyant que pas une plume ne s’est détachée de cette
aile brillante, que pas une fleur n’est tombée de cette couronne de bleuets, la foule,
qui a retrouvé tout entier son chef-d’œuvre, s’abandonne sans plus s’inquiéter à ce
grand bonheur qui lui est rendu et dont elle a été privée si longtemps. De toutes les
joies de ce monde, de tous les plaisirs sans fatigue et sans remords, je ne sais pas une
joie plus grande, un plaisir plus vif : voir danser Mlle Taglioni, courir à sa suite, je
ne dirai pas sur ses traces, car elle ne laisse point de traces ; la suivre en esprit
dans les espaces imaginaires où elle s’emporte sans le vouloir ; puis enfin, quand le
charme est accompli, rentrer chez soi aussi calme qu’on en est sorti, ne désirer rien de
plus que cette danse qui n’est pas une danse, n’avoir que de chastes et paisibles
souvenirs, un sommeil tranquille, ne rien regretter de ce qu’on a laissé là-haut, et
seulement se dire : je la reverrai dans trois jours ! certes, c’est là une émotion bien
simple et bien inconnue dans les royaumes enivrants de la danse vulgaire, une émotion au
delà des sens, parce qu’elle n’est pas venue de la terre. Voilà en effet le grand
triomphe, voilà la grande supériorité de Mlle Taglioni. »
Cette popularité reconquise du premier coup avec la Sylphide se maintint lorsque Marie Taglioni créa la Fille du Danube, œuvre de son père et d’Adolphe Adam. L’action, qui se passait dans le monde fabuleux des ondines, lui donnait, comme la Sylphide, un de ces rôles faits exprès pour elle, le rôle d’un être merveilleux, léger, insaisissable, fuyant entre les mains comme les vagues, ses sœurs. La fille des eaux, Fleur-des-Champs, sortie d’une touffe de myosotis, amante mélancolique d’un beau chevalier à qui elle ne parvient à s’unir qu’après de longues épreuves, ne pouvait être mieux représentée que par la danseuse aux formes fluides, aux gestes mystérieux qui paraissait issue d’un monde surnaturel.
L’année 1836, qui vit se produire le Diable boiteux, la Fille du Danube, et reparaître la Sylphide, marqua l’apogée du
ballet au dix-neuvième siècle. Que l’on admirât la danse lumineuse, concrète, enivrante de
Fanny Elssler, ou que l’on préférât les impalpables fantômes créés par Marie Taglioni, ce
genre de spectacle balançait presque le succès des Huguenots. Cette
vogue inspirait à Berlioz des réflexions amères. Le tumulte qui remplissait les rues Le
Peletier et Grange-Batelière les soirs où l’affiche annonçait le Diable
boiteux ou la Sylphide l’affligeait comme une preuve de la
frivolité du public, et voici comment il essayait de se consoler de cet engouement pour
une forme d’art qu’il jugeait inférieure : « Espérons, disait-il, que tout
cela tournera à l’avantage de la musique et
que l’argent même produit par la danse pourra servir à compléter peu à peu les richesses
lyriques du théâtre si habilement administré par M. Duponchel116. »
Les « sylphides germaniques », comme la presse bordelaise appelait les sœurs Elssler, arrivèrent à Bordeaux le 13 août. Elles commencèrent aussitôt, par Nathalie ou la Laitière suisse, une série de vingt-six représentations au nombre desquelles il y avait la Fille mal gardée, le Carnaval de Venise, le Dieu et la Bayadère, la Muette de Portici, la Somnambule, Cendrillon, la Cachucha, les Jeux de Paris, ballet bordelais, la Sylphide, sans compter les pas intercalés dans des opéras tels que Robert le Diable, le Philtre, le Rossignol. Le programme était beaucoup plus varié que celui que les deux sœurs exécutaient à Paris. Il est à remarquer qu’en province Fanny s’emparait de rôles qui lui étaient interdits dans la capitale, celui de Zoloé du Dieu et la Bayadère, et celui de la Sylphide, considérés comme la propriété intangible de Marie Taglioni.
Les Bordelais étaient très fiers de leur « réputation proverbiale de connaisseurs » que
rappelait sans modestie un de leurs journaux. Par suite de
cette peur que l’on a souvent en province de paraître accepter aveuglément les
réputations faites à Paris, ils se tinrent sur la réserve les premiers soirs. Ils furent
effrayés aussi par la liberté de la cachucha. Le Mémorial bordelais
rappelait à Fanny et au public qui applaudissait cette danse « qu’il y avait dans
la salle, des mères, des femmes, des sœurs, des filles »
.
Mais bientôt le faux point d’honneur et les timidités de la province firent place à un
enthousiasme tout méridional. Certains connaisseurs se rendirent compte des aptitudes
spéciales de Fanny et des rôles qui lui convenaient. L’Indicateur disait
assez justement : « La poésie de Fanny ne monte pas jusqu’à l’invisible, pour
soulever le voile mystique qui lui dérobe une beauté surnaturelle. Sa beauté, à elle,
c’est celle de la beauté externe et de la forme matérielle, les nuances du cœur, les
émotions passionnées ; ce n’est pas la sylphide aux ailes de soie et d’azur, c’est la
jeune fille vive, gaie, insouciante et légère. » La foule n’eut pas le sentiment de ces
nuances. Elle acclama Fanny indistinctement dans tous ses rôles, bons ou mauvais.
Celui-là même qui s’adaptait le moins à son tempérament, qu’elle avait eu tort de
s’approprier, le rôle de la Sylphide, souleva de tels transports qu’émue jusqu’aux
larmes, elle dit en sortant du théâtre : « Est-ce que je retrouverais ici le bon, le
cher public de Paris ? »
Les petites minauderies que la critique parisienne
reprochait de temps en temps à
Fanny ne manquaient jamais leur
effet sur les Bordelais. « Lorsqu’il lui arrive, disait le Mémorial, de vouloir capter le public déjà pantelant de plaisir par une de ces
salutations qui fascinent, par un de ces indicibles sourires qui vous remuent jusqu’au
fond de l’âme, oh ! alors la tête n’y est plus, on bat des mains, on trépigne sur les
pieds des voisins, bravo, bravi, brava ! »
La cachucha surtout, lorsque ses
hardiesses ne firent plus peur à personne, mettait toute la Gironde en ébullition. Le
critique de l’Indicateur était tout feu et flamme. « Oh ! cette
Andalouse ! disait-il. Mais en vérité, tu ferais aiguiser toutes les dagues de Séville
pour un seul de tes baisers, ma belle !… A toi, mon Andalouse, et les sérénades le soir,
et les fêtes le jour, à toi les parfums enivrants, les agrafes de diamants pour attacher
ta ceinture, à toi les applaudissements convulsifs du peuple, les couronnes de reine et
les amours de prince ! ! »
Les vingt-six représentations rapportèrent 65 000 francs. C’était, pour le théâtre de Bordeaux, une recette fabuleuse. Dans l’élan de sa joie et de sa reconnaissance, le directeur Solomé offrit aux deux sœurs une fête champêtre au village de la Forêt. Sur des tables somptueusement servies, l’or des Sauternes et la pourpre des Château-Margaux étincelaient dans les verres. La poésie coula en flots non moins abondants. Une cantate toute pénétrée de délire pindarique porta aux nues les deux plus grandes artistes qu’eussent jamais vues les rives de la Gironde.
***
Cette fête eut un lendemain cruel. Renonçant à se rendre à Marseille où elles devaient rester une quarantaine de jours, les deux sœurs reprirent directement le chemin de Paris. C’était le 24 octobre. Le froid était déjà vif. A cinq heures du matin, comme la voiture approchait d’Orléans, un essieu se rompit. Les deux voyageuses gagnèrent à pied, par des chemins boueux, insuffisamment couvertes, les plus proches habitations, distantes d’une lieue. Fanny, qui avait eu le tort de se mettre en route en un moment où elle était particulièrement susceptible, expia cette imprudence. La circulation du sang fut arrêtée, et c’est grelottante de fièvre que la jeune femme fut ramenée à Paris. Son médecin, le Dr Boulu, ne crut pas d’abord à un danger sérieux et se contenta de pratiquer une saignée. Mais le 31 octobre le mal prit un caractère alarmant. Le Dr Boulu, effrayé, appela en consultation deux confrères, le Dr Chomel et un médecin prussien, très répandu alors dans la société parisienne, le Dr Koreff, à la fois médecin, littérateur, diplomate et, au dire de quelques-uns, espion.
Les nombreuses sangsues prescrites par les trois sommités ne produisirent pas l’effet désiré. Thérèse, qui soignait sa sœur avec un dévouement admirable, voulut qu’on fît appel à d’autres lumières. Malgré la résistance du Dr Boulu, elle lit venir deux nouveaux médecins, les Drs Louis et Biet. Pour la deuxième fois de l’année, la Faculté était réunie au chevet d’une étoile de la danse. Mais cette fois le cas était plus grave que plusieurs mois auparavant, quand elle ne pouvait s’expliquer le mal au genou de Mlle Taglioni. Pendant la première semaine de novembre, Fanny fut entre la vie et la mort. Enfin le onzième jour les symptômes attendus se manifestèrent ; la circulation reprit son cours normal. La malade était sauvée, mais la convalescence allait être extrêmement longue.
Paris avait suivi les phases de la maladie avec une véritable angoisse. Toujours prompt à s’émouvoir, il s’était effrayé du danger que courait une de ses plus ravissantes artistes. Une récente catastrophe l’avait fortement impressionné. Deux mois auparavant, le 23 septembre, Mme Malibran était morte à Manchester dans des circonstances tragiques, après une lamentable agonie. On sait quelle émotion, si poétiquement traduite par Alfred de Musset, ce malheur provoqua en France. C’est au milieu de cette espèce de deuil public que tomba la nouvelle de la maladie de Fanny Elssler. Il semblait qu’une fatalité farouche s’acharnât contre les reines du théâtre.
Le Courrier des Théâtres fit appel aux sentiments religieux de ses
lecteurs : « Prions ! Prions ! s’écriait-il ; car il s’agit d’une jeune et
excellente femme, d’une artiste du premier mérite, de l’appui,
du bonheur de plusieurs familles et d’une sœur dont l’existence est liée à celle qui
porte admirablement un nom si cher et si doux ! »
Lorsque Fanny fut sauvée, le
même journal attribua sa guérison à l’intervention divine : « Les prières, dit-il,
sont montées à leur destination. »
La Revue de Paris poussa un
soupir de soulagement : « Encore une belle proie que la mort n’aura pas. Après la
Malibran, Fanny Elssler ; vraiment, c’eût été trop cruel. »
Cette maladie jeta Duponchel dans une extrême perplexité. Marie Taglioni, débarrassée pour de longues semaines de sa rivale, fit sentir plus durement que jamais au directeur son insupportable tyrannie. Elle dansait rarement, laissant Duponchel se tirer d’affaire avec des doublures. Ce fut au directeur que l’opinion publique attribua tous les torts. Le Monde dramatique présentait ainsi la situation :
« Mlle Taglioni qu’on cherche à évincer, et Mlle Elssler gravement malade. Je sais bien qu’il est hors de toute justice d’accuser M. Duponchel de la maladie de sa danseuse chérie, mais si M. Duponchel avait eu plus de tact, il n’eût pas voulu faire la réputation de cette charmante danseuse au détriment de toute sa troupe lyrique et dansante. Il ne se fût pas placé dans cette position qu’aujourd’hui Mlle Elssler est sa seule ressource, son va-tout, et Mlle Elssler est malade117. »
Cependant Duponchel se remuait pour mettre des sujets d’élite à la tête de son corps de ballet. Il n’avait pas attendu que Fanny fût hors de danger pour lui offrir un nouvel engagement aux conditions les plus séduisantes. Il avait repris ses négociations avec Herminie Elssler, dont les débuts furent annoncés de nouveau, cette fois, pour les premiers jours de janvier 1837. Il espérait de plus acquérir une autre Viennoise d’une grande réputation, Mlle Heberle. Cette belle danseuse avait quitté le théâtre en plein succès pour épouser un riche banquier de Naples. Son mari s’étant ruiné, elle entreprit courageusement de réparer le désastre en remontant sur les planches. Les journaux préparaient sa rentrée en célébrant sa beauté, son talent et son dévouement. Mais ni d’un côté ni de l’autre les espérances de Duponchel ne se réalisèrent. L’Angleterre lui enleva Herminie Elssler ainsi que Thérèse Heberle. Le rétablissement de Fanny le tira de son cruel embarras. Le 19 décembre elle signait le traité qui la liait à l’Opéra pour une nouvelle période de quatre années. Le 20, elle faisait sa première sortie.