Chapitre X
le coucher de l’astre
« Paris est la ville la plus essentiellement oublieuse. Tant que vous êtes là, c’est bien. Vous partez : bonsoir ! Paris, au fond, garde quelque rancune aux gloires qui s’en vont et qui préfèrent les guinées d’Angleterre ou les roubles de Russie à ses applaudissements ; et n’a-t-il pas un peu raison ? Dès qu’il a tiré de la foule un gosier ou une paire de jambes▶, voilà que ce gosier et ces ◀jambes▶ vont chanter et danser pour les autres, sans songer que c’est à nos bravos, à nos réclames, à nos feuilletons qu’ils doivent toute leur fortune. Il est vrai que Paris se venge en inventant tout de suite une autre célébrité ; il prend la première venue, l’illumine d’un regard, et l’on ne songe pas plus à la gloire partie en chaise de poste que si elle n’avait jamais existé. »
Ainsi parle Théophile Gautier139 et il se montrait lui-même digne citoyen de l’oublieuse capitale. Il avait promis à Fanny Elssler de la rappeler au souvenir des Parisiens pendant que les mers la sépareraient d’eux. Téméraire engagement ! Tandis que Fanny conquérait l’Amérique, Carlotta Grisi effaçait du cœur du bon Théo l’image de l’absente.
Ceux des Parisiens qui n’oubliaient pas étaient exaspérés par les nouvelles d’outre-mer. Les gens de goût jugeaient que l’enthousiasme américain dépassait toute mesure. Les sceptiques ne voyaient dans les récits des journaux qu’hyperboles et mensonges.
La Gazette des Théâtres et le Siècle exprimèrent des
dispositions peu bienveillantes. Le Siècle poursuivait Fanny de sa verve
caustique. La Gazette des Théâtres disait, le 6 août 1840 : « Les
succès de Mlle Elssler en Amérique sont légitimes, fructueux et retentissants. Mais ce
n’est pas une raison pour que certaine portion de la presse américaine les ridiculise
avec ses puffs. L’encens porte aux nerfs, quand il n’est pas purifié. »
Mais ce n’étaient là que légères égratignures auprès de la formidable attaque que dirigea contre Fanny un grand périodique parisien. La Revue des Deux-Mondes, en 1840, était jeune et capable de s’échauffer à propos d’une danseuse. Elle partit en guerre avec impétuosité et bombarda d’un article de poids la légère créatrice de la Cachucha.
Les hostilités éclatèrent à l’occasion de la
rentrée de Marie
Taglioni à l’Opéra, en juillet 1840. Le 1er août, un collaborateur
anonyme de M. Buloz saluait cet événement par ces paroles joyeuses : « Un vent de
bénédiction a soufflé l’autre semaine sur la salle de l’Opéra… Les échos du théâtre ont
dit : Taglioni ! et le public est accouru en foule comme aux jours anciens : Taglioni !
et toutes les mains ont battu de plaisir dans les loges, et les bouquets ont volé dans
l’air, et l’enthousiasme de l’âge d’or s’est retrouvé. »
L’analyse du talent de
Marie Taglioni, qui est appelée « la poésie de la danse », amenait la comparaison avec
d’autres danseuses et forcément avec Fanny Elssler. « Partout on sent l’effort et
le travail : Mlle Elssler arrondit ses gestes et prépare à loisir ses moindres poses…
L’art des autres danseuses s’apprend comme un métier ; l’art de Taglioni vient de la
nature… Taglioni appartient aux éléments, comme dirait Gœthe ; il lui faut des rôles en
dehors de ce monde : aussi que de rôles élémentaires n’a-t-on pas
inventés pour elle, ondines, sirènes, hamadryades, que sais-je ? et cependant elle
revient toujours à la Sylphide, ce ballet charmant où sa fantaisie se
donne libre cours. »
Et c’est dans ce rôle de la Sylphide qu’une Fanny Elssler
osa se mesurer avec elle ! Quelle outrecuidance ! Mais la coupable a été bien punie.
« Comme Taglioni s’est bien vengée de toutes les petites usurpations de Mlle
Elssler ! Comme elle a ravagé toutes les fleurs de son jardin avec une malice
enchanteresse !
Comme elle lui a tout pris, tout, jusqu’à sa
cachucha ! »
En effet, Taglioni s’est emparée de ce pas espagnol qui faisait la
gloire de Fanny Elssler. Sous le nom de la gitana, c’est la cachucha
qu’elle a dansée, mais une cachucha « dépouillée de ce qu’elle a de brutal, de
provocateur, de terre-à-terre, et transportée dans les régions de la danse et de la
poésie. »
Voici maintenant le grand grief : on en veut à Fanny d’avoir rempli le monde du bruit de ses succès américains ; on lui reproche d’avoir dansé pour des barbares et de s’être attardée au milieu de démonstrations puériles comme l’avait été la fameuse réception à bord du North Carolina, au lieu de persévérer dans l’effort vers la véritable beauté artistique :
« Aussi, Mlle Elssler, que diable alliez-vous faire dans cette galère, dont les journaux américains ne se lassaient pas de parler, et en si beau style ? Tandis que vous couriez sur le pont, que vous grimpiez dans les cordages comme une enfant, Taglioni courait sur les planches de l’Opéra comme une danseuse sans rivale, comme Taglioni ! Tandis que le Nouveau-Monde vous adoptait, tandis que les feuilletons de New-York chantaient si plaisamment votre gloire par delà les mers, Taglioni dansait chez nous ; Taglioni, votre reine à toutes, effaçait vos moindres traces, non dans l’air, mais sur la terre. Quel malheur pour vous, Fanny Elssler ! Taglioni vous a pris la Cachucha, c’est-à-dire la Smolenska, la Mazourka, la Cracovienne, toutes ces variations d’une même chose, toutes ces facettes du seul diamant de votre chétive couronne. Il ne vous reste plus qu’à faire comme elle. Taglioni vous a pris la Cachucha, prenez-lui la Sylphide maintenant. »
L’auteur de l’article fait observer que l’épreuve était dangereuse pour Taglioni, quand elle s’essayait dans un genre que Fanny Elssler s’était attribué, non sans éclat. « Elle avait à lutter contre des souvenirs d’hier, contre un certain engouement du public, encore sous l’impression des œillades agaçantes de la danseuse viennoise et de ce fameux mouvement de hanches dont on a tant parlé. » Le public, simpliste et routinier, avait classé les deux danseuses ; l’une était une Sylphide, l’autre une Andalouse ; il n’y avait pas à sortir de là. Mais Taglioni a démontré qu’elle n’était pas condamnée à se mouvoir exclusivement dans le royaume des airs et qu’elle pouvait empiéter sur le domaine de Fanny, tandis que celle-ci avait sa sphère aux limites infranchissables. « De ce que Mlle Elssler ne saurait s’enlever, de ce que les ailes lui manquent, il ne s’ensuit pas que Taglioni ne doive pas descendre sur la terre, si c’est son caprice. Les gazelles ne volent pas et les oiseaux marchent. »
Les Parisiens eurent contre Fanny Elssler un autre grief, plus sérieux. Ils lui en voulurent de sa conduite, en effet, difficilement excusable, envers la direction de l’Opéra. Les engagements sont chose sacrée que même une danseuse n’a pas le droit de fouler aux pieds. On ne pardonna pas à Fanny de l’avoir oublié.
En juin 1840, Léon Pillet, attaché depuis plusieurs années à l’Opéra en qualité de commissaire royal, prit la succession de Duponchel qui alla faire de l’orfèvrerie d’art, ou plutôt ce fut sa favorite, Mme Stoltz, la cantatrice, qui tint le gouvernail d’une main autoritaire et capricieuse.
Voici, d’après une plaidoirie prononcée le 24 août 1842 par Me Dupin, devant la Cour royale de Paris, les faits qui obligèrent Léon Pillet à traduire en justice Fanny Elssler :
« La durée de l’engagement contracté en décembre 1836 par Mlle Fanny Elssler avec le théâtre de l’Opéra, en qualité de premier sujet de la danse et de la pantomime, fut fixée à compter du 1er septembre 1837 au 31 mai 1841, et les appointements s’élevaient à 10 000 francs, payables de mois en mois ; plus 250 francs de feux par chaque représentation, le directeur s’obligeant à lui fournir l’occasion de danser cinquante-quatre fois pendant les neuf mois qu’elle resterait à Paris ; plus encore trois mois de congé par an rachetables par 8 000 francs, plus enfin une représentation à bénéfice à l’expiration de l’engagement. A ce traité succéda le 10 juillet 1839 un second engagement à partir du 1er juin 1841 jusqu’au 31 mai 1845, aux mêmes conditions, avec dédit de 60 000 francs ; puis, le 12 décembre 1839, on régla les congés dus par l’administration jusqu’au 1er juin 1840. Mlle Fanny Elssler écrivit alors au directeur : « Je me mettrai à la disposition de « l’administration pour ma rentrée avant le « 15 août 1840, terme de rigueur. » Le congé fut prolongé une première fois de deux mois imputables sur celui de trois mois auquel elle avait droit, du 1er juin 1840 au 1er juin 1841 ; elle devait donc être à Paris le 15 octobre 1840. Le 29 septembre 1840, nouvelle prolongation accordée par l’administration : Mlle Fanny pouvait donc rester absente jusqu’au 1er janvier 1841. En considération de ces nouvelles concessions, l’actrice s’engageait à payer au directeur la somme de 60 000 fr. dans le cas où elle ne ferait pas acte de présence à Paris le 1er janvier 1841. Il était entendu, néanmoins, qu’en cas de maladie, naufrage ou accident de force majeure, l’engagement serait résilié ; mais aucune excuse n’était admissible au cas où il serait prouvé que Fanny aurait dansé ou joué sur un théâtre quelconque après le 15 décembre 1840. Par cette concession tous les congés auxquels elle avait droit en vertu de ses deux engagements se trouvaient éteints jusqu’au 18 juin 1841.
« Cependant, dès les mois de novembre et de décembre 1840, Mlle Fanny écrit de New-York à M. Léon Pillet « qu’elle a en Amérique des engagements dont elle ne peut se délier, et qu’il ne peut compter sur elle avant le mois de mai 1841 ; que si M. Léon Pillet exige les 60 000 francs de dédit, il ne reste plus à Mlle Fanny qu’à envoyer sa démission à l’Opéra, que tout sera à jamais fini entre elle et l’administration, etc., etc. » ; tantôt c’étaient des menaces, tantôt des cajoleries.
« M. Pillet n’avait plus le choix des moyens. Il fit sommation à Fanny de se présenter immédiatement à l’Opéra pour y remplir les rôles de son emploi ; on répondit qu’elle n’était pas à Paris et qu’elle devait être à l’étranger. C’est alors qu’a été formée par M. Pillet une demande en résiliation des engagements et en paiement des 60 000 fr. de dédit140. »
Le procès, long et fastidieux, commença le 11 février 1841 devant le Tribunal de commerce de la Seine. L’agréé de Fanny Elssler, Me Schayé, et son avocat, Me Charles Ledru, sollicitèrent plusieurs remises. Le 8 septembre on en était encore à discuter la compétence du Tribunal de commerce. Le nouvel agréé de Fanny, Me Châle, développait l’argumentation suivante : Un artiste n’est pas un négociant ; un engagement d’artiste ne peut être apprécié que par les tribunaux civils, n’étant pas l’acte de quelqu’un qui spécule ; un artiste n’est pas un facteur, ni un commis du directeur. « Je le demande à mon adversaire lui-même, dit-il en s’adressant à Me Durmont, agréé de Léon Pillet ; il n’est pas étranger aux émotions du théâtre, et si, lorsqu’il venait d’applaudir au talent, à la grâce de Fanny Elssler, on était venu lui demander si elle était la factrice ou le commis de M. Léon Pillet, il aurait ri de pitié. »
Me Durmont avait beau jeu ; il répondit en lisant l’engagement signé par Fanny, où il était dit :
« Le présent engagement commencera le 1er juin 1841 et finira le 31 mai 1845 ; il sera résiliable à la fin de la première année, à la volonté de l’administration et sans réciprocité.
« Voulons en outre qu’il ait même force et valeur que s’il était passé devant notaire, sous peine de paiement de 60 000 francs à titre de dédit, exigible en totalité, à quelque époque de l’engagement que ce soit et quel que soit le temps qui resterait à courir, payable en tous lieux où le premier contrevenant pourrait se retirer, le présent engagement étant respectivement regardé et devant être jugé comme entreprise ou affaire de commerce. »
Le texte était formel. Le Tribunal considérant :
« Que dans la cause Duponchel et Léon Pillet agissaient comme directeurs-entrepreneurs de l’Académie royale de Musique ;
« Que d’après l’art. 634 les tribunaux de commerce ont qualité pour connaître des actions contre les facteurs, commis des marchands ou leurs serviteurs… ;
« Que chacun des acteurs ou artistes engagés à l’administration d’un théâtre concourt en ce qui le concerne à l’exploitation d’une entreprise commerciale…, etc., etc. » ;
se déclara compétent, ordonna, malgré les observations de Me Châle, que l’affaire fût plaidée au fond, débouta Fanny de son opposition à un jugement précédent et la condamna par corps à payer le dédit de 60 000 francs.
La sentence était dure pour Fanny Elssler. Non seulement elle avait à payer une grosse somme, mais elle avait l’humiliation de se voir assimiler à des facteurs, à des commis, à des serviteurs de marchands, elle que les peuples d’Amérique avaient acclamée comme une reine ! Elle fit appel. Le procès fut repris devant la Cour royale de Paris, sous la présidence de M. Séguier, dans l’audience du 23 août 1842.
Me Dupin plaida pour l’Opéra. Après un exposé impartial des faits, il démontra que Fanny Elssler avait violé tous ses engagements uniquement à cause des succès de gloire et d’argent qu’elle avait obtenus en Amérique et dont il donna une idée à la Cour en lisant un feuilleton de journal intitulé : Les Pérégrinations d’une danseuse ; la vérité sur son séjour en Amérique ; chiffre officiel de ses recettes, de ses dépenses et de ses dons. La Cour royale confirma purement et simplement la décision des premiers juges.
Les termes de la sentence du Tribunal de commerce qui condamnait Fanny « par corps » à
payer son dédit donnèrent naissance à d’aimables facéties. La Gazette des
Théâtres dit dans son numéro du 1er septembre 1842 :
« Comme on le sait, la condamnation obtenue par le directeur de l’Opéra contre
Fanny Elssler prononce la prise de corps. Un de nos confrères dit à ce
sujet que jamais la profession d’huissier n’aura trouvé tant d’envieux. Nous ajouterons
que, depuis que le résultat du jugement est connu, les charges d’huissier ont augmenté
de valeur. On dit même que quelques riches Américains, fanatiques de Mlle Fanny et qui
l’ont accompagnée en Angleterre, sont en instance pour se faire naturaliser Français et
pouvoir devenir… huissiers, dans le cas où Fanny Elssler reviendrait à
Paris ! »
Léon Pillet fut galant homme. Au lieu d’user des droits que lui reconnaissaient les tribunaux, il aima mieux faire une nouvelle tentative de conciliation. Les pourparlers qu’il eut avec l’homme d’affaires de Fanny prirent bonne tournure, si bien qu’il remit à l’étude le Diable boiteux, la Gypsi et la Tarentule. Il attendait les deux sœurs Elssler pour la fin de novembre 1842. Mais au dernier moment tout cassa. Fanny, que les Américains avaient décidément changée, eut des exigences inadmissibles. Un nouveau procès commença, comme le premier, devant le Tribunal de commerce, et Fanny le perdit encore. Cette fois, Léon Pillet poursuivit l’exécution de la sentence. Il fit saisir le mobilier que Fanny avait laissé à Paris. Puis, en juillet 1843, lorsqu’elle alla danser à Bruxelles, il voulut faire frapper d’opposition les sommes qu’elle allait gagner. Mais lorsque Me Spinnael, au nom de l’Opéra, se rendit à la Monnaie pour opérer la saisie, on lui montra un reçu signé de Fanny et prouvant qu’elle s’était fait payer d’avance sa part des recettes à effectuer, à savoir 1 500 francs par représentation. Léon Pillet n’eut pour se dédommager que la vente du mobilier et la recette de la représentation à bénéfice du 30 janvier 1840, que Fanny n’avait pas touchée avant de partir pour l’Amérique.
La rupture avec Paris était consommée. Elle était regrettable pour Paris, qui perdait une danseuse excellente. Elle ne l’était pas moins pour Fanny, qui s’exilait du milieu le plus apte à l’apprécier. Son attitude lui aliénait les sympathies éclairées qui avaient fait pour elle de Paris un séjour de délices. Enfin elle laissait obscurcir, ne fût-ce que passagèrement, son renom de loyauté qui la faisait appeler par Charles de Boigne « le plus honnête homme des danseuses ».
La transfuge eut d’ailleurs des compensations brillantes. Pendant neuf années encore elle parcourut l’Europe, partout acclamée et terminant sa carrière dans la splendeur d’une apothéose. Les capitales étaient lasses de voir passer et repasser périodiquement Marie Taglioni, dont le romantisme était démodé et qui ne réussissait guère, lorsqu’elle voulait rajeunir sa danse en l’assaisonnant d’un peu de piquant. Fanny Elssler, au contraire, toujours fraîche et vigoureuse, n’avait pas fatigué l’admiration des nations. Elle vit se reporter sur elle l’idolâtrie des foules prosternées jusqu’alors devant sa rivale. Un des ballets que dansait Marie Taglioni, l’Ombre, faisait dire qu’elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, tandis que l’astre de Fanny Elssler brillait de son plus vif éclat.
Nous ne la suivrons pas dans le détail de ses pérégrinations multiples. Nous assisterions à une succession monotone de triomphes. Les couronnes s’accumulent, partout les mêmes ; les bouquets pleuvent, pluie aussi peu variée que celle qui tombe du ciel ; les pièces de vers pullulent, rarement originales, et les journalistes, très en peine de renouveler le fonds des formules laudatives, se traînent partout dans l’ornière de la phraséologie professionnelle. Cependant il y eut par ci par là des manifestations dignes d’être notées. Plus d’une fois le passage de Fanny Elssler provoqua de curieux mouvements d’opinion, échos des grands événements contemporains ; ou bien il faisait apparaître des mœurs pittoresques, ou bien des personnalités en vue prononcèrent à son sujet des paroles remarquables. Ce sont les plus caractéristiques de ces faits qu’il nous suffira d’enregistrer.
Les Viennois firent à leur compatriote un accueil affectueux, lorsque, à son retour d’Amérique, elle reparut au milieu d’eux. Le 2 septembre 1842 elle vint en spectatrice au Kærnthner-Thor, pour assister à la représentation du ballet le Naufrage de la Méduse. Des applaudissements et des rumeurs joyeuses saluèrent son entrée dans la salle.
Elle n’avait pas l’intention de danser dans sa ville natale. On lui demanda si instamment de le faire qu’elle y consentit, mais pour une fois seulement, au profit d’une institution charitable, l’œuvre des garderies d’enfants de Margarethen et de Neulerchenfeld. La représentation fut fixée au 28 septembre. Vienne fut en émoi. Des spéculateurs accaparèrent les places et les revendirent à des prix américains. La soirée eut le caractère d’une fête de famille. La Cracovienne, une danse espagnole, El Jaleo de Jeres, et la Cachucha furent applaudies par un public attendri qui venait apporter un témoignage de sympathie, plus encore que d’admiration, à l’aimable artiste, sortie du peuple viennois. Comme Fanny abandonnait toute la recette à l’œuvre des garderies, cette générosité accrut encore l’émotion générale.
De 1844 à 1847, Fanny revint fidèlement tous les ans à Vienne au moment de la saison italienne, c’est-à-dire aux environs de Pâques. Elle donnait chaque fois une série de dix à quinze représentations sur la scène de la Porte de Carinthie. Chacune de ces réapparitions était pour ses compatriotes l’occasion de lui manifester leur cordiale affection.
La première ville où Fanny, après son retour d’Amérique, donna une série de représentations fut Berlin. Elle y débuta le 18 octobre 1842 dans le Dieu et la bayadère. On mit ou l’on remit en scène pour elle le Diable boiteux, la Sylphide, la Fille mal gardée, Barbe-Bleue et la Tarentule, spectacles auxquels s’ajoutaient El Jaleo de Jeres et la Cracovienne. L’enthousiasme des Berlinois dépassa toute attente. Une représentation à bénéfice donnée le 22 novembre les jeta dans un véritable délire.
Le poète Frédéric Rückert nota ces accès de folie dans un recueil qu’il publia sous le titre d’Un hiver à Berlin. Un des morceaux de ce journal en vers est une sorte d’imitation du psaume Nunc dimittis, Domine, où Rückert dit :
« Maintenant je puis en paix gagner la tombe, puisque j’ai vu ce qu’il y a de plus sublime au monde ; j’ai vu les ◀jambes▶ de la divine Fanny s’élever jusqu’au ciel.
« Mais après toute cette joie je crains de ne plus pouvoir être heureux dans l’autre monde. Que voulez-vous que me fassent les anges au ciel, quand j’ai vu pareille danse sur la terre ? ».
Dans une autre pièce, l’ironie de Rückert se fait amère. Il appartient, dit-il, à une génération qui honorait les poètes par-dessus tout, tandis qu’à présent une ballerine est fêtée plus que les grands génies.
« De mon temps Gœthe et Schiller, voire même Voss et Miller, étaient plus célèbres que les trilles d’un virtuose ou que les cabrioles d’une danseuse. Il faut que tu les ailles voir et entendre, mon fils, afin de déraisonner avec les fous, car tu fais partie des chœurs de la jeunesse, tandis que moi, je suis de la vieille ferraille141. »
Henri Heine raillait le succès démesuré que Berlin faisait à certaines personnalités
littéraires ou artistiques, telles que Liszt, Fanny Elssler ou Saphir. « La
paisible et dévote Allemagne, disait-il, ne veut pas manquer l’occasion de prendre un
peu de mouvement, quand la chose lui est permise ; elle veut secouer un peu ses membres
engourdis, et mes Abdéritains des bords de la Sprée aiment à se chatouiller pour se
mettre en état d’enthousiasme142. »
En tous cas le
goût
des Berlinois en matière de ballet ne semblait pas plus
aiguisé en 1842 qu’en 1830. Ils ne faisaient pas de différence entre Fanny, parfaite
incarnation de la Cachucha, et Fanny légèrement dépaysée dans le rôle de
la Sylphide. Ils acceptaient avec la même béatitude l’excellent et le moins bon,
l’Andalouse authentique et le pastiche d’une fée d’Ecosse. La presse débitait
mécaniquement, sans finesse, des louanges hyperboliques. Un de ses chefs les plus écoutés
était toujours encore Rellstab que l’âge n’avait pas amélioré. Dans les comptes rendus
qu’il donne à la Vossische Zeitung des représentations de Fanny, le
malheureux semble vouloir imiter Jules Janin. Il fait songer à certain animal de La
Fontaine qui s’essaie à faire des grâces. Qu’il a la patte lourde, et combien il reste
inférieur même à son détestable modèle ! Il écrit par exemple : « Les lecteurs
remarqueront que les tourbillons de la rotation dans laquelle tout tourne autour de
l’étoile polaire de la danse ont entraîné, sans résistance possible, l’auteur de
l’article, tant sa critique est biscornue et tourbillonnante. »
Voilà les
pauvres fleurs qui poussaient pour Fanny sur les bords de la Sprée !
A Berlin elle eut la douleur d’apprendre la mort de son père, décédé à Vienne le 12 janvier 1843, à l’âge de 73 ans. Elle ne put rendre les derniers devoirs à celui dont elle avait été la joie et l’orgueil, et qui allait reposer désormais au cimetière de Hundsthurm, non loin de la tombe de son cher et vénéré maître Haydn.
De Berlin, Fanny se rendit à Londres où elle trouva, dans la direction des théâtres, la même misère que dix ans auparavant. Bunn, le Véron londonien, luttait désespérément à Covent-Garden contre une catastrophe imminente. Il fit appel à l’artiste qui, avant son départ pour l’Amérique, avait fait sur les Anglais une impression si profonde. Fanny parut en mars 1843 sur la scène de Covent-Garden, mais, quoique le public lui témoignât la même faveur qu’autrefois, elle ne put sauver le malheureux théâtre.
Londres la revit en 1847 à Covent-Garden restauré. La saison n’offrit rien de remarquable.
Entre ces deux voyages en Angleterre, il se passa un événement qui eut dans l’histoire de la chorégraphie le même retentissement que la bataille des Nations dans l’histoire des temps modernes. Lumsley, directeur de Her Majesty’s Theatre, avait eu l’idée, en 1845, de réunir dans un même spectacle Marie Taglioni, Carlotta Grisi, Fanny Cerrito et Lucile Grahn. Jamais on n’avait vu semblable groupement de talents de premier ordre. Des amateurs étaient accourus du continent pour assister à cette merveille et s’en firent un titre de gloire. Pourquoi Lumsley n’avait-il pas offert une place à Fanny Elssler plutôt qu’à Lucile Grahn ou qu’à Fanny Cerrito dans le fameux quatuor ? Sans doute parce qu’il était plus difficile de réunir Marie Taglioni et Fanny Elssler que de marier la République de Venise et le Grand Turc.
En 1843, au retour de Londres, Fanny fut fêtée à Bruxelles. Quatorze représentations qu’elle y donna du 31 mai au 6 juillet firent sortir les Belges de leur flegme proverbial. Là encore elle conquit tous les cœurs par sa bonté. Le 3 juillet elle dansa au profit de l’Hospice des Aveugles et Incurables. A la fin du spectacle une députation de vieillards vint la remercier d’avoir renoncé, en leur faveur, à la totalité de la recette. La scène, simple et touchante, eut un épilogue dans la rue où la population exaltée se jeta sur la voiture et reconduisit la généreuse artiste en triomphe à son hôtel. Trois jours après, Fanny prêtait de nouveau son concours, à titre gracieux, à un spectacle extraordinaire donné au bénéfice du corps de ballet143.
En 1844, les habitués du théâtre de la Monnaie purent faire à leur tour le classique
parallèle entre Marie Taglioni, qu’ils virent du 20 septembre au 2 octobre, et Fanny
Elssler, qui resta du 7 au 18 octobre. Un journal traduisit leur impression dans cette
formule : « Taglioni, c’est l’air ; Elssler, c’est la terre combinée avec le
feu144 »
.
A ce moment le bruit courut que Fanny, réconciliée avec Léon Pillet, reparaîtrait bientôt sur la scène de l’Opéra. La nouvelle était malheureusement fausse. Ce n’est pas à Paris, c’est au théâtre allemand de Budapest que Fanny se montra dans l’hiver de 1844 à 1845. Les Magyars oublièrent en sa présence leurs rancunes, violentes alors, contre les Autrichiens ; ils offrirent à la Viennoise un banquet où ils burent du champagne et du tokay dans ses souliers de danse.
Les nombreux voyages que Fanny Elssler fit en Italie de 1844 à 1848 présentent un intérêt spécial.
Le pays était profondément travaillé par les sociétés secrètes qui préparaient la double victoire des idées libérales et des aspirations patriotiques. La Jeune Italie, fondée par Mazzini, avait fomenté l’insurrection de Rimini en 1843. Des trouble éclataient en Calabre. Une ardente école de littérateurs avait pris pour devise : fuori gli stranieri (à la porte les étrangers !). C’est au milieu de ce peuple frémissant d’ardeur belliqueuse, impatient avant tout de délivrer ses frères asservis à l’Autriche, que Fanny Elssler, l’Autrichienne, s’aventurait. Ce n’était pas sans péril ; plus d’une fois elle s’en aperçut. Mais elle réussit, par la toute-puissance de son art et le charme de sa personne, à endormir les haines nationales, à faire oublier qu’elle était une tedesca. Ce fut un de ses plus beaux triomphes. Elle nous apparaît comme la belluaire qui, par la seule force du regard et du sourire, fait taire les rugissements des lions.
Venise supportait douloureusement la domination autrichienne. C’est là cependant que Fanny reçut en 1846 un hommage extraordinaire sous la forme d’un poème qui lui fut offert, en une plaquette de luxe, par un groupe d’admirateurs italiens. Le poème était de Giovanni Prati, l’un des Tyrtées du risorgimento, l’auteur populaire de l’Hymne à l’Italie, du Huit février à Padoue, de Nous et les étrangers. C’est un long dithyrambe, d’un romantisme impétueux, supérieur par sa valeur littéraire à la plupart des poèmes qui éclosent d’ordinaire sous les pas des danseuses. Le patriotisme italien s’y marie d’une manière inattendue avec l’enthousiasme esthétique. A ce titre il mérite d’arrêter pour un moment notre attention.
Prati commence par déclarer qu’avant d’avoir vu Fanny Elssler il la détestait. Il
disait : « Maudite soit la mime, maudites soient ces races démentes et iniques qui
lui versent l’or et avec l’or la gloire ! »
Il songeait avec mépris à
l’Américain sauvage et chevelu qui, du fond des forêts vierges, se précipitait, comme
Pâris vers Hélène, au cirque enchanteur, vers l’autel de la déesse. Mais du jour où il l’a
vue ses sentiments ont changé. Il se demande de quelle sphère est venu
cet être incomparable, dans quels suaves embrassements il a été conçu,
combien de joies et de martyres il est destiné à connaître. « Tu es venue, s’écrie-t-il, ô
créature, de planète en planète, enveloppée de formes resplendissantes et harmonieuses, et
tes pas rayonnants étaient des envolées. Tout autour de toi te souriaient les cieux et les
océans amoureux palpitaient. — A chercher les ailes sur ton dos j’ai fatigué la pupille de
mes yeux, et tu poursuivais ton doux et fantastique tournoiement. Les fleurs les plus
délicates de la vallée, qu’aurait pliées l’aile d’un papillon, ouvrent mollement leur sein
sur ton passage, et pas une seule n’a eu même une feuille froissée par toi ; au contraire
elles brillent, après que tu les as touchées, d’une jeunesse plus belle. Et tu frôlais
gracieusement les eaux de l’éclair de tes pas légers, célestes.
« … Et tu poursuivais ton doux et fantastique tournoiement. Tes lèvres étaient toujours immobiles ; un sourire éternel les parait. Mais des essors soudains, changeants, puissants de ta blanche personne sortaient des paroles pleines de lumière, d’harmonie, d’enchantement. C’étaient quelquefois des langages ivres d’amour et de tristesse, comme les entendirent venir, en un sombre matin, des feuilles remuées et de l’alouette vagabonde dans le ciel, la vierge de Vérone et l’âme mélancolique de Roméo. Quelquefois ces danses terribles paraissaient un chuchotement mystérieux de la mort. Tantôt c’était le rossignol gémissant dans les roses, tantôt l’aigle sauvage bravant les feux du soleil. Ainsi tu révélais à l’univers, ô femme, ce que l’univers a de plus secret, et parfois, dans la fuite rapide de quelques instants, se reflétaient sur ton visage le ciel et l’abîme. »
Prati demande ensuite à la mystérieuse créature comment elle a appris à connaître les sentiments qu’elle exprime avec une force incomparable, ainsi par exemple dans le rôle d’Esmeralda, les extases de la vierge, la grâce ingénue, la pudeur céleste, les courroux terribles, les frayeurs sublimes de l’être chaste qui fuit un infâme baiser. Tous les vices des fils de Caïn se dissipent au souffle de ses lèvres, et le poète qui avait maudit la mime s’écrie maintenant : « Malheureux le cœur qui ne te comprend pas et ne t’aime pas ! »
Il essaie de définir l’art de Fanny : « Art qui n’es pas fait de sautillements, de
poses arrogantes, d’insinuantes caresses, de frivolités piquantes et voluptueuses, mais
tissé par elle avec les rayons les plus chastes et les plus légers de la lumière, avec
le mystère le plus saisissant et le plus ineffable des sons, avec tout ce qui dans le
cœur brûle et flamboie de hardi, de grand, de noble ; art qui n’es pas un marché de
chair et de sourires, mais une étincelle divine, le compagnon trop éphémère, hélas ! des
arts immortels et graves, je t’adore, et ce serait un tourment pour moi de contenir le
souffle de chants qui s’agite dans mon cœur. »
Ce n’est point dans la troupe des sirènes funestes aux navigateurs, ni parmi les nymphes, qui retiennent les guerriers enchaînés par des liens honteux qu’il faut ranger Fanny Elssler, mais dans le groupe sacré de Dante et de Raphael.
La pensée du poète s’élève. Il veut plonger dans le mystère de l’avenir. Que deviendra cette substance faite de lumière et d’harmonie, cette forme délicate d’où émane comme un parfum de roses ? Tombera-t-elle, mêlée à notre argile, dans les vapeurs de la mort ? Ce divin prodige roulera-t-il dans les demeures froides et sombres de l’éternité ?
Et voici maintenant la voix du patriote qui se fait entendre. Il s’excuse d’avoir laissé éclater un enthousiasme joyeux d’artiste en des jours sombres où le malheur de Venise devrait lui inspirer des chants austères. Qu’on lui pardonne son hymne ! C’est la note douce qui monte à travers la tristesse d’une cérémonie funèbre et caresse les âmes endolories. Le poète crie son affection à Venise déchue et lui promet un avenir meilleur. Il la voit ressuscitée et dans son rêve il associe la reine de l’Adriatique, redevenue glorieuse, à l’artiste qui a embelli les jours d’amertume.
« Oh ! s’écrie-t-il en finissant, ange merveilleux de la danse, tu m’apparais dans cette vision muette comme la blanche et très belle déesse de l’Espérance qui s’incline sur les ondes et qui pour nous consoler nous berce et nous endort. »
Rome en 1846 était dans la lune de miel du pontificat de Pie IX. Sa réputation de libéralisme, l’hostilité que lui montrait l’Autriche, une bonhomie spirituelle rendaient extrêmement populaire le nouveau pape…
Qui depuis Rome alors admirait ses vertus.
Fanny Elssler avait obtenu à la fin de 1845 et au commencement de 1846 au Théâtre Argentina un succès qui l’avait décidée à prolonger son séjour dans la Ville Eternelle. Un moment le Saint-Siège avait eu l’idée d’interdire le ballet d’Esmeralda, tiré par Perrot de Notre Dame de Paris de V. Hugo, mais il ne persista pas dans cette intention.
Encouragés peut-être par ces dispositions conciliantes du gouvernement pontifical, de
jeunes seigneurs romains s’avisèrent de consulter Pie IX au sujet d’un cadeau qu’ils
avaient acheté pour Fanny. Une souscription avait, en moins de quarante-huit heures,
atteint un total de douze mille francs, et, pour cette somme, un bijoutier en renom avait
fabriqué une couronne en or. Le travail terminé, les organisateurs furent pris de
scrupules et crurent devoir demander au pape-roi l’autorisation d’offrir un diadème à une
danseuse. Pie IX les reçut avec amabilité et leur déclara qu’il n’avait aucune raison de
s’opposer à leur projet. « Cependant, ajouta-t-il, vous me
permettrez de vous faire observer que vous auriez pu être plus heureux
dans le choix de votre présent. J’avais toujours cru, dans ma simplicité de prêtre, que
les couronnes étaient faites pour la tête et non pour les jambes145. »
Dans une ville des Etats pontificaux, à Foligno, où Fanny donna douze représentations en février 1846, elle eut à se louer d’un accueil particulièrement touchant. Plusieurs familles des plus honorables lui avaient réservé un appartement dans leur maison. Très embarrassée de faire un choix, Fanny fit tirer au sort celle qui l’hébergerait. Les heureux gagnants de cette loterie peu commune furent des négociants, M. et Mme Falconieri.
De Naples, Fanny rapporta un sonnet qui la glorifiait dans ses dernières créations, Esmeralda, Le Rêve du peintre, Giselle, la Jolie fille de Gand. Le poème lui fut présenté sur une feuille encadrée de gravures qui la montraient dans ses principaux rôles. Elle a vaincu toutes ses rivales, disait l’auteur, et la parole humaine est incapable de dire tous ses mérites.
Vinte hai tutte ! — Non ha la favellaTua virtude a ridir le parole —E la voce sul labro si muor !
De Florence, où Fanny se trouvait en 1847, elle rapporta un autre souvenir fort précieux, un moulage de sa ◀jambe▶. Ce travail avait été exécuté par Mlle Félicie de Fauveau, une femme sculpteur, née à Florence de parents français, fort connue à Paris dans le monde des arts, dans les cénacles romantiques, et aussi dans les milieux politiques. Un feuilleton de Louis Speidel, dans la Nouvelle Presse Libre, nous donne de ce plâtre une jolie description146.
Il ne faut pas oublier qu’en 1847 Fanny Elssler avait 37 ans, ni s’étonner par conséquent si sa ◀jambe▶ présente quelques signes de maturité ou de déformation professionnelle. Mais si l’on néglige ces petits détails qui font tache, l’ensemble remplit d’admiration. Ce qui frappe vivement, c’est l’énergie jointe à la grâce. Le pied n’est pas petit ; il est assez charnu et d’une structure vigoureuse ; mais il se relie avec une sveltesse exquise au bas de la ◀jambe. Le péroné décrit une courbe ravissante ; le mollet, ferme et d’une rondeur harmonieuse, ne met pas trop en relief les muscles que développe la danse. Le genou séduit aussi, comme la cheville, par une heureuse alliance de la grâce et de la vigueur.
En présence de ce fragment d’un des chefs-d’œuvre de la création, le spectateur gémit de ne pouvoir se représenter qu’en imagination les formes plus pleines et la beauté totale. « C’est ainsi, termine Louis Speidel, que le philologue, lorsque son texte s’arrête au passage qui promettait d’être le plus intéressant, pousse ce soupir :
reliqua desiderantur.
De toutes les villes d’Italie, la plus dangereuse pour une artiste étrangère était Milan. En général, le public de la Scala était fort turbulent. La grande saison théâtrale, qui coïncidait avec le carnaval, s’ouvrait presque chaque année par des soirées orageuses ; les œuvres et les interprètes traversaient une période de débuts très mouvementée. Des partis pris violents se manifestaient ; des cabales persécutaient les talents les plus éprouvés. En outre, Milan était vers 1840 le foyer le plus actif de propagande patriotique. La haine de l’Autriche y était infiniment plus vive encore qu’à Venise. A tout moment les colères d’une population exaspérée avaient leur contre-coup au théâtre.
Fanny Elssler risquait une grosse partie, lorsque en janvier 1844 elle entra dans cette fournaise. Elle avait contre elle d’être Autrichienne. Puis il lui fallait redouter les partisans de trois rivales applaudies. L’une était Marie Taglioni qui, au cours de trois saisons, en 1841, en 1842, en 1843, avait maintenu sa vieille réputation ; l’autre était Fanny Cerrito, une Milanaise, qui faisait depuis 1838 la joie de ses compatriotes ; la troisième était Lucile Grahn.
Lorsque, le premier soir, Fanny Elssler parut dans Giselle, le public garda un silence plein de menaces. C’est seulement à la chute du rideau que l’émotion artistique l’emporta sur les ressentiments politiques et sur les cabales. Des applaudissements nourris annoncèrent que l’on finissait par rendre justice au talent, quelle que fût sa nationalité.
La glace était rompue. Les jours suivants, Fanny acheva de conquérir les Milanais en faisant des largesses aux pauvres et en participant à des fêtes de bienfaisance. A la fin de la saison, sa popularité était si grande que Lucile Grahn, qui lui avait pendant trois mois disputé la palme, jugea la place intenable et partit pour Londres, sans renouveler son engagement.
Fanny, au contraire, revint en 1845, en 1847 et en 1848, les trois fois avec l’excellent Perrot dont elle dansait les œuvres, Esmeralda, Catherine ou la Fille du Bandit et Faust. Le reste de son répertoire comprenait le Rêve du peintre, Giselle, Vénus et Adonis, la Tarentule, la Jolie fille de Gand, la Révolte au sérail et la Sylphide 147.
Les deux saisons de 1845 et de 1847 s’écoulèrent paisiblement. La popularité de Fanny ne faisait que croître. Des fleurs, destinées à être jetées à ses pieds, arrivaient en masse de Gênes. Des sérénades étaient données sous ses fenêtres.
Les événements de 1848 troublèrent cet heureux accord entre l’Autrichienne et le public milanais. Le 1er janvier éclatait la grève des fumeurs. Les Italiens s’étaient donné le mot d’ordre pour renoncer à l’usage du tabac et tarir de la sorte une importante source de revenus du fisc autrichien. Il y eut des rixes entre la population et les soldats croates qui la narguaient en fumant de gros cigares. Les autorités militaires intervinrent avec une rigueur extrême. Des fusillades, parties du toit du Dôme, étendirent sur le sol nombre de patriotes. Le 3 janvier fut une journée de massacre et de deuil.
Fanny dansait « sur un volcan ». La sympathie dont jouissait l’artiste fit place à la haine que soulevait l’Autrichienne. Huée, sifflée, elle s’aperçut que sa royauté était finie en Italie et s’enfuit précipitamment devant l’orage.
Son départ ne calma pas la fureur de tous les patriotes. Les purs maudirent une époque où l’opéra et la danse, disaient-ils, avaient fait oublier à beaucoup d’Italiens l’austère devoir et le combat viril pour la liberté. Fanny Elssler fut regardée comme une de ces corruptrices qui amollissaient les âmes au moment où il fallait les vertus héroïques des anciens Romains. Carducci lançait contre elle des imprécations et flétrissait ses admirateurs.
« A présent, s’écrie-t-il dans une ode aux Italiens, Agl’ Italiani, les fils s’empoisonnent avec le chant tout-puissant et le docile glissement des mouvements qui l’accompagnent et sur leurs descendants retombera comme une honte la gloire d’Elssler148 ».
En mars 1848, le sang coulait dans la plupart des capitales qui avaient l’habitude d’applaudir Fanny, à Milan, à Vienne, à Berlin. La Hongrie était en guerre avec l’Autriche. Fanny s’éloigna de ces pays bouleversés et gagna la Russie encore paisiblement endormie sous le régime absolu. De 1848 à 1851, elle visita tantôt Saint-Pétersbourg, tantôt Moscou.
Les Russes, en matière artistique, étaient à peu près au niveau des Américains. Ils s’éprirent d’une passion folle pour Fanny Elssler sans beaucoup la comprendre. Sa danse souleva chez eux une joie élémentaire de barbares et entraîna ces tempéraments impulsifs de Slaves à des manifestations immodérées. Signe particulier de leur enthousiasme : il n’allait pas sans copieuses libations, et le bruit des bouchons de champagne succédait au tonnerre des applaudissements.
Une exaltation puérile se révèle dans la relation que fit la comtesse de Rostopchine de la représentation d’adieux donnée par Fanny le 2 mars 1851, à Moscou. C’est un curieux tableau de mœurs149.
« Fanny ! s’écrie la comtesse, Fanny Elssler ! l’enchanteresse, la ravissante, l’incroyable, la presque impossible Fanny Elssler ! voilà ce qui résonne, ce qui vibre au fond de chaque cœur, ce qui remplit encore à présent les esprits, les yeux, les rêves, les souvenirs de Moscou tout entier. Fanny !… Se peut-il qu’effectivement nous lui ayons dit adieu ? Se peut-il que nous ne la voyions plus, elle, notre magicienne, notre puissante fée ? »
Mme de Rostopchine affirme que le Russe est difficile à émouvoir. Elle cite un proverbe
slave : « Nous ne courons pas au-devant de l’habit, mais nous reconduisons le
mérite. »
Si Moscou s’est épris de Fanny Elssler, c’est que « la
visiteuse éthérée a fait des prodiges pour notre vieille capitale »
. Quoiqu’elle
eût beaucoup dansé, même deux fois certains jours, « non seulement sa vigueur ne
l’a point trahie, mais de jour en jour elle se montrait plus forte, plus alerte, elle
acquérait une énergie, une vivacité, une élasticité, une perfection miraculeuse dans les
difficultés et, on peut le dire, dans les fioritures de son inimitable
habileté. Fanny sentait que le public l’aimait, elle-même aimait ce public
appréciateur »
.
La veille de la représentation d’adieux, les artistes des
troupes impériales, russe et française, lui offrirent un bracelet avec ces deux
inscriptions : « A Fanny Elssler, les artistes de Moscou ». — « Au cœur le plus
noble, au talent le plus beau. »
Le jour des adieux « dès le matin, Moscou se trouvait dans l’attente de quelque chose d’extraordinaire ». Les places du théâtre de la Petrowska s’étaient louées à des prix fabuleux. Fanny donnait Esmeralda. A son entrée en scène, elle fut submergée par une pluie de bouquets dont quelques-uns étaient garnis de riches dentelles ; l’un était enveloppé d’un large point de Bruxelles. Sur une gerbe de camélias on lui présenta un kalatche, c est-à-dire un pain de froment, « cette production caractéristique de Moscou, ce symbole de notre pain et sel russe et cordial, de notre amour, de notre hospitalité, de nos francs souhaits de bienvenue ». Le kalatche était en carton ; il s’ouvrait ; à l’intérieur se trouvait un bracelet d’une valeur de plus de trois mille roubles argent, produit d’une souscription organisée par le prince Galitzin. Sur ce bijou brillaient six pierres de couleur, qui, par la réunion des premières lettres de leurs noms, Malachite, Opale, Saphir, Calcédoine, Wenissa (c’est-à-dire grenat), Améthyste, formaient le nom de Moscou, en russe, Moskwa, La remise de ce présent donna lieu à une scène remarquable.
« Elle (Fanny) fondit en larmes, mais en douces larmes de reconnaissance, signe d’une joie trop pénétrante. En la voyant, vieillards, enfants, hommes et femmes, tous se mirent à pleurer dans le paroxysme d’une chaude sympathie pour la célèbre artiste au moment le plus doux de son triomphe, et, on peut le dire, à l’apogée de sa carrière, couronnée de gloire et surtout de l’amour et de l’estime du monde civilisé… Succombant sous une sensation trop vive pour une poitrine de femme, elle tomba à genoux devant la montagne de fleurs semée à ses pieds ; et, détachant le bracelet, doucement, lentement et gracieusement elle baisa chacune des six pierres formant les six lettres du nom de Moscou… Le ballet ne pouvait continuer, les spectateurs, Esmeralda, les acteurs, les coryphées, le corps de ballet, l’orchestre même ne cessant de pleurer comme des amis à l’approche d’une séparation inévitable. »
Il y eut quarante-deux rappels, plus de trois cents bouquets, et même « une version digne
de foi les fait monter à six cent vingt ». Le récit de Mme de Rostopchine nous apprend par
quels tours de force, évidemment faits pour éblouir un public primitif, l’artiste obtint
ces marques d’une faveur extraordinaire. « Fanny, électrisée, entraînée, dansa
comme jamais, elle fit des choses merveilleuses, surhumaines ; par exemple elle se tint
en attitude trois minutes environ sur la pointe de l’orteil. Une autre fois, soutenue
par Théodore,
elle enleva d’un bond hardi toute sa gracieuse
personne au-dessus de la tête de son danseur et avec tout cela ces efforts avaient l’air
de ne lui rien coûter ; elle ne perdit pas un seul instant sa légèreté habituelle, sa
grâce intarissable… Elle s’enleva, voltigea, pirouetta, joyeuse et flambloyante, rapide
et enivrée, s’inspirant de l’inspiration générale, entraînée par l’enthousiasme
universel. Qui a vu ce moment ne l’oubliera jamais ; rien ne saurait se comparer à la
suavité du sentiment surnaturel qui nous dominait tous avec tant de force et de lien.
Nul artiste, parmi les aimés, n’a été, n’importe où et quand, honoré par rien de
semblable. »
Dans l’intervalle de ses voyages en Russie, en 1849 et en 1850, Fanny Elssler parut à Hambourg. Elle y eut pour admirateur le romancier Karl von Holtei, qui vanta ses dons de comédienne dans une poésie intitulée Fanny Elssler als Schauspielerin. La force dramatique qu’elle déploya dans Yelva, l’orpheline russe, fit une impression profonde sur une jeune artiste qui jouait à côté d’elle, Louise Neumann, la fille de la célèbre Amalie Haizinger, la future comtesse de Schœnfeld150.
En 1851 l’impresario de la Scala, Merelli, engagea Fanny Elssler à Vienne pour la saison
italienne. Elle apparut à ses compatriotes aussi jeune, aussi
souple, aussi vigoureuse que jamais. Le critique Herz déclara : « Trois femmes
seulement ont produit sur nous une impression grandiose, durable, ineffaçable, par leurs
productions vraiment géniales, et ces trois artistes furent : la Malibran, dans
l’opéra ; Rachel, dans le drame ; Elssler dans le ballet. »
Aussi fut-ce une stupéfaction douloureuse, lorsqu’on apprit que Fanny était décidée à quitter la scène. Elle fit en effet ses adieux définitifs au public le 21 juin 1851, dans le ballet de Faust.
Une voix puissante s’éleva pour la supplier de ne pas ensevelir dans une retraite prématurée son talent divin. Ce fut le grand poète national, Grillparzer, enfant de Vienne comme Fanny, qui essaya de la retenir. Grillparzer était dans une de ses périodes de pessimisme où il accusait son époque de renier tout idéal et de tomber dans un matérialisme grossier. Fanny qui s’en allait, c’était un astre de plus qui s’éteignait au firmament envahi par l’ombre. Il lui dit :
« Ainsi tu veux te dérober à l’art ? Ne l’abandonne point, l’art sacré ! Tous les abris que Dieu nous a prêtés se sont évanouis en vapeurs de brouillards.
« Le bien, la raison, la règle ne tiennent plus en bride cette génération rebelle, aveugle devant le mal, sourde à la prière. La force seule a gardé son ancien empire,
« Au dehors, c’est la force des armes ; dans le monde des âmes, c’est la puissance des arts. Ils sont des maîtres impérieux parce qu’ils créent, parce qu’avec de la pensée ils font de la vie.
« Par eux l’homme reconnaît, en un miroir limpide, son aspect originel. Le sceau des Esprits purs, qui s’était effacé, est imprimé de nouveau sur son front.
« A toi fut donnée cette force bienfaisante. En échange d’une telle faveur du destin sois-nous favorable. Ta vie ne t’appartient pas à toi seule. Ne l’abandonne point, l’art sacré ! »
Toutes les instances furent vaines. Fanny se retirait impitoyablement, deux jours avant le quarante et unième anniversaire de sa naissance. Elle se retirait en pleine gloire, voulant éviter la compassion qui s’attache aux artistes, quand leur déclin commence sans qu’ils s’en aperçoivent. L’exemple de Marie Taglioni qui, seule, ne se voyait pas vieillir, lui faisait peur. Elle était décidée à finir en beauté.
Il lui tardait aussi de goûter les joies silencieuses de la vie de famille, après avoir épuisé les ivresses de la vie de théâtre. Les nécessités de sa carrière et ses voyages incessants lui avaient fait négliger sa fille qui avait maintenant dix-huit ans. Elle voulait désormais disposer librement d’elle-même pour se donner à cette enfant. Elle alla demeurer avec elle et sa cousine Catherine Prinster dans une maison paisible près du Dammthor, à Hambourg, sans qu’on puisse dire au juste pour quels motifs elle choisit cette résidence si éloignée de Vienne. Elle y passa quatre années d’un bonheur qui n’a pas d’histoire.
En 1855, Fanny Elssler quittait Hambourg et s’installait à Vienne où il lui fut donné de vivre pendant près de trente ans encore. Cette longue période fut le crépuscule merveilleusement serein de son éclatante carrière.
Pendant ces trente ans, bien des changements s’accomplirent autour d’elle. Vienne se transforma. Des travaux importants firent pénétrer dans les vieux quartiers l’air et le soleil. Les antiques remparts tombèrent sous la pioche des démolisseurs et à leur place s’étendirent les spacieuses avenues du Ring que bordèrent des monuments superbes. Au milieu de tous ces bouleversements, Fanny ne changea pas. Dans la ville qui se rajeunissait elle eut le don de rester jeune. Un destin propice lui conserva jusqu’à son heure suprême la beauté des traits, la grâce des mouvements, la vivacité de l’esprit, une bonne humeur inaltérable, et retint autour d’elle de fidèles amitiés.
L’art tint jusqu’au bout une place prépondérante dans cette existence qu’il avait si
magnifiquement illustrée. Fanny avait trop aimé le
théâtre pour
pouvoir un beau jour s’en passer. Elle le fréquenta donc assidument. On la voyait
régulièrement aux premières représentations, accompagnée de son inséparable cousine
Catherine Prinster. Elle était présente au Hofburgtheater, le 19 février 1863, lorsque
l’on y joua pour la première fois les Nibelungen de Hebbel, et elle
envoya ses félicitations à l’auteur. Celui-ci fut très sensible à cette attention. Il se
rappela le temps où, misérable petit gratte-papier dans une officine infime à Wesselburen,
il lisait dans les journaux les triomphes de la danseuse. Il n’aurait pas osé rêver alors
qu’un jour une si éclatante célébrité acclamerait une de ses œuvres. « C’est comme
un conte de fées, dit-il ; on s’endort sur la paille et l’on se réveille dans un
palais151. »
Fanny intervint plusieurs fois dans l’étude de pièces nouvelles. Des artistes venaient lui demander conseil. Elle enseignait à la grande tragédienne Charlotte Wolter l’art de tomber avec grâce du haut d’un escalier. Quand il s’agissait de danse, elle était un oracle indiscuté. C’est d’après ses indications que Mlle Schlæger composa le principal rôle du ballet Flick und Flock. Mais ce n’est pas sans amertume qu’elle assistait aux ballets. Elle gémissait de voir se corrompre l’art où elle avait excellé et dont elle avait une idée si haute. Elle trouvait que les grandes traditions se perdaient et que toute noblesse disparaissait de la scène, où d’indignes créatures n’avaient que de la lubricité pour faire oublier leur manque de travail, de science et de goût. Elle parlait, les larmes aux yeux, de la danse ainsi prostituée152.
Un événement de la vie artistique de Vienne qui ne laissa pas Fanny Elssler indifférente fut l’érection, en 1874, d’une statue à Haydn. La fille de Jean-Florian Elssler s’empressa de s’associer à un hommage rendu au compositeur qui avait été le dieu tutélaire de sa famille. Elle souscrivit pour une somme de mille francs.
Malgré sa passion pour le théâtre, aucune prière ne put jamais décider la glorieuse retraitée à remonter sur les planches. C’est seulement à de rares privilégiés qu’elle montrait de loin en loin, dans des réunions intimes, quelle créatrice de beauté elle avait été, et les spectateurs émerveillés ne savaient ce qu’ils devaient admirer le plus, d’une souplesse et d’une ardeur qui bravaient les années, ou d’un style qui donnait à la danse la majesté de l’art le plus pur.
Au nombre des heureux mortels admis à jouir de ces fêtes exceptionnelles, il y avait les Rothschild. Fanny leur avait confié sa fortune et il avait été entendu qu’elle viendrait en personne chaque année, le 1er janvier, toucher une partie de ses coupons. Elle entrait, en faisant une pirouette, dans le bureau où se tenaient le chef et le haut personnel de la maison. Les comptes réglés, elle exécutait un des pas qui l’avaient rendue célèbre et d’habitude le spectacle se terminait par une valse d’un mouvement vertigineux.
Une autre de ces séances intimes eut lieu un soir chez Julie Rettich, la grande actrice du Hofburgtheater. Il y avait là, outre le baron de Münch-Bellinghausen, connu en littérature sous le pseudonyme de Friedrich Halm, et qui était en quelque sorte de la maison, le ministre Schmerling, Bauernfeld, l’auteur de tant de spirituelles comédies, le compositeur Dessauer, Edouard Hanslick, le critique musical, Caroline Bettelheim, Frédérique Fischer et Fanny Elssler. Hanslick nous a laissé le récit suivant de la soirée :
« L’illustre danseuse, idolâtrée de toute l’Europe, était alors une femme d’environ soixante ans, mais produisait toujours encore une impression de charme, presque de jeunesse. Son visage, d’un ovale régulier, n’avait pas de rides, ses épaules et ses bras, fermes et blancs, étaient admirés partout où elle apparaissait en décolleté. Je n’avais jamais vu danser Fanny Elssler qui, depuis longtemps, avait quitté la scène. Cette déclaration m’attira, de la part des invités les plus âgés de Mme Rettich, l’expression de la compassion la plus profonde. Les deux doyens notamment, le ministre Schmerling et Dessauer, ne savaient assez raconter avec quelle grâce indescriptible Fanny avait dansé la cachucha, plutôt avec des mouvements des bras, du buste, de la tête, que des pieds. De cette description enthousiaste à la prière pressante qu’elle voulût bien nous donner à nous, les jeunes, une idée de son art, il n’y avait qu’un pas. « Comment ici ? en robe de soie noire ? une vieille femme comme moi ? » Elle se déroba un moment avec la plus aimable modestie. Rien n’y fit ; la maîtresse de maison appuya la supplication des amis, et Fanny Elssler se leva de son fauteuil. Elle me pria de me mettre au piano et m’indiqua le mouvement de la cachucha, qu’elle prenait beaucoup plus lentement qu’on ne le prend d’ordinaire. Ce fut un bonheur pour moi, que cette musique simple fût d’une exécution facile, car, pour ne perdre aucun mouvement de Fanny, j’étais obligé de jouer en détournant la tête du piano. Mais c’était un coup d’œil inoubliable. Fanny Elssler avait légèrement retroussé sa robe ; elle monta et redescendit de deux à trois fois le vaste salon en dansant, ou plutôt en planant avec des inflexions et des inclinaisons si gracieuses, si expressives de la tête et du buste, avec des mouvements tellement arrondis et onduleux des bras, que pour la première fois je compris ce qu’était une danse idéale. Nos ballerines ne dansent toutes qu’avec les jambes153. »
Libre de tout souci matériel, Fanny Elssler s’était créé un intérieur confortable, arrangé avec un goût parfait. Comme maîtresse de maison, elle justifiait un éloge que Gentz avait fait de ses qualités domestiques, alors qu’elle était encore toute jeune. Ces qualités étaient, au dire de son ami, l’ordre, la propreté, l’économie, la bonne tenue, l’amour du foyer154. Les personnes qu’elle recevait à sa table admiraient la perfection de la cuisine et du service. Les gourmets savouraient chaque année au 1er janvier un plat savant d’œufs de vanneaux. Ennemie de tout faste, elle recherchait un ton de simplicité bourgeoise, mais tout prenait autour d’elle un air d’élégance et de distinction. La baronne de Knorr vante la grâce qu’elle mettait à découper le rôti, et l’on s’extasiait devant sa manière adorable d’assaisonner la salade.
Peu d’indices rappelaient qu’on était chez une ancienne gloire du théâtre. Les trophées des victoires passées se faisaient d’année en année plus rares, jetés au feu les uns après les autres par une femme de sens rassis qui n’attachait plus aucun prix à ces témoignages encombrants et poussiéreux de sa célébrité. Une particularité cependant mettait de la fantaisie, du pittoresque et de la rumeur dans la correction de la maison. Fanny Elssler avait la passion des oiseaux. La créatrice de la Volière avait une vérandah peuplée de pensionnaires aux plumages les plus variés, surtout de canaries et de perroquets. Elle en emportait des cages pleines dans ses déplacements.
Fanny habitait, comme à Hambourg, avec sa fille que Betty Paoli appelle une personne « intelligente, cultivée, agréable », et sa cousine Catherine. Mlle Elssler épousa en 1859 un officier de l’armée autrichienne, le baron de Webenau. De ce mariage naquit une fille, Fanny, que les intimes nommaient l’« Enkeline » et qui fut l’enfant gâté de sa grand-mère155. Les liens de la famille étaient sacrés aux yeux de Fanny Elssler. Elle était tendrement dévouée à tous les siens, sans oublier son frère Joseph, Frère Pacifique, qu’elle allait voir très fréquemment au couvent et dont elle parlait encore, les larmes aux yeux, dans son extrême vieillesse.
Au premier rang des intimes se place Betty Paoli, la femme poète, dont l’âme passionnée avait été meurtrie par une destinée difficile. L’amitié de Fanny fut pour ce cœur endolori un refuge après de longs orages, sans qu’elle ait pu cependant guérir entièrement de son pessimisme ce Lenau féminin.
Betty Paoli avait été la dame de compagnie de la princesse Marie-Anne de Schwarzenberg,
femme du célèbre général. Le fils de celui-ci, le prince
Charles-Frédéric, connu sous le sobriquet du « lansquenet », fréquenta très assidument
jusqu’en 1870, année de sa mort, le salon de Fanny. Ce vieux soldat était, au dire de
Louis Hevesi, un conteur plein de verve et d’imagination. On l’entendait, aux jeudis de
Fanny, faire le récit de ses merveilleuses aventures de chasse ou de son rôle en Espagne
pendant l’insurrection carliste. « Assis à califourchon sur une chaise comme sur un
cheval de guerre, il saisissait le premier objet venu qui pût tenir lieu d’épée ou de
lance ; il montrait avec la précision d’un maître d’escrime comment à San Vicente il
avait, d’un seul coup, embroché et désarçonné deux partisans de Marie-Christine, et
comment à Carvajales il se comporta dans son fameux duel avec le lieutenant-colonel
ennemi ; il faisait avec une exactitude extrême la théorie de chacun de ses coups156. »
D’autres importants personnages, princes, généraux, Excellences, prirent si bien l’habitude de se rendre aux jeudis de Fanny qu’ils y retournèrent machinalement jusqu’à leur dernier soupir. Il y en avait dans le nombre qui avaient assisté aux premiers succès de la maîtresse de maison et qui restaient fidèles au culte de leur jeunesse. « Ils venaient à l’heure exacte, dit Louis Hevesi, ne fût-ce que pour s’endormir aussitôt dans leurs fauteuils bien rembourrés, où aucun autre ne s’asseyait jamais, et pour ne plus se réveiller qu’à huit heures. A ce moment le valet de chambre entrait avec la mine compassée d’un fonctionnaire pour ramener à la maison Son Altesse et Son Excellence, et restait inflexible même lorsque toute la société lui demandait d’accorder un petit quart d’heure de grâce au vieillard. Cela n’était pas possible, prétendait cet homme sévère, en essuyant la bouche et le nez de Son Altesse, comme à un enfant au maillot ; il se disait responsable de la marche régulière de cette vieille horloge, dont il ne fallait pas déranger les habitudes. »
Mais le salon de Fanny Elssler réunissait d’autres visiteurs que ces momies. La jeunesse s’y plaisait et, au risque de troubler le sommeil des Excellences, s’abandonnait à une gaîté qu’encourageait la maîtresse de maison toujours vive et alerte. On y rencontrait aussi les sommités du monde des lettres et des arts. Si Grillparzer était devenu trop sauvage pour s’y montrer, malgré son affection pour Fanny, on y voyait Hebbel à qui souriait la fortune, après une longue et douloureuse attente.
Le vigoureux auteur des Nibelungen a noté dans son journal, à la date
du 3 mars 1863 une soirée passée chez Fanny : « Hier, soirée chez
Fanny Elssler. Cette dame a quelque chose de Ninon de
Lenclos ; elle est déjà grand’mère, mais toujours encore svelte et gracieuse. Avec cela
elle est experte dans les secrets de la toilette, dans les secrets innocents, si je puis
dire, ceux dont l’action concorde presque avec l’action de la nature. »
A part les deuils inévitables et les séparations que la nature exige de nous tous, rien n’assombrit la vieillesse de Fanny. Elle fut infiniment plus heureuse que sa sœur Thérèse dont la destinée avait été, en apparence, plus brillante. Thérèse avait quitté le théâtre pour épouser le prince Adalbert de Prusse, le créateur de la marine allemande, le cousin germain du futur empereur Guillaume Ier, et le roi de Prusse lui avait conféré le titre de baronne de Barnim. La Viennoise arrachée de son milieu, transplantée dans un monde hautain et raide, fut comme en exil sur les bords de la Sprée. La perte d’un fils qui mourut en Egypte lui brisa le cœur. L’actrice Agnès Wallner, qui la vit dans ses dernières années, la trouva désespérée, inconsolable157. Elle mourut en 1876 à Méran.
Fanny eut également une vieillesse incomparablement plus douce que son ancienne rivale,
Marie Taglioni. Après avoir quitté le théâtre en 1847, la Sylphide s’était installée dans
une villa
sur les bords du lac de Côme, à côté de l’habitation
de Mme Pasta. Des embarras pécuniaires, l’éternelle misère de sa vie, la chassèrent de ce
séjour enchanteur. Elle se remit à gagner péniblement son pain en donnant à Londres des
leçons de danse et de maintien. On était pris de pitié, quand on la voyait conduisant,
sous la pluie et dans la boue, des pensionnaires à la promenade à Hyde-Park. En 1852, elle
était à Paris et se rencontrait par hasard à dîner chez le duc de Morny avec son ancien
mari, Gilbert de Voisins. L’impertinent et incorrigible Gilbert demanda à sa voisine de
table en montrant celle qui avait été sa femme : « Quelle est donc cette
institutrice là-bas qui parle toutes les langues ? »
Raillerie cruelle à
l’adresse d’une malheureuse qui, après avoir gagné des millions, était obligée de courir
le cachet. La guerre de 1870 lui amena de nouvelles douleurs. Son fils fut blessé à la
bataille de Frœschwiller et disparut dans le désarroi de la défaite. Elle se mit à sa
recherche dans les hôpitaux d’Allemagne et finit par le découvrir à Dusseldorf. Après
avoir passé les dernières années de sa vie dans la gêne, elle s’éteignit obscurément à
Marseille, le 24 avril 1884.
Le sort, au contraire, resta favorable à Fanny Elssler jusqu’à la dernière minute. En
1880, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de sa naissance, Adolphe Wilbrandt la
félicitait, dans une pièce de vers, de son impérissable jeunesse.
Un autre bien lui demeura jusqu’au bout : l’affection, l’estime, le
respect de tous ceux qui l’approchaient. Quand elle mourut à Vienne le 27 novembre 1884,
elle fut sincèrement pleurée. « Sa mémoire restera chère, dit la baronne de Knorr,
à tous ceux qui l’ont connue ; aux générations suivantes elle apparaîtra comme une des
figures les plus aimables du siècle dernier158. »
Fanny Elssler fut enterrée au cimetière de Hietzing, où, quelques années après, sa cousine Catherine Prinster, son inséparable compagne jusque dans la mort, vint reposer à côté d’elle.
Le poète latin Martial nous fournit un bout de prière à dire sur la tombe de celle qui étonna le monde par la légèreté de ses pas :
Nec illi,Terra, gravis fueris : non fuit illa tibi.« Terre, ne pèse pas sur elle ; elle n’a pas pesé sur toi. »