(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre quinzième et dernière. » pp. 216-240
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre quinzième et dernière. » pp. 216-240

Lettre quinzième et dernière.

Encore deux ballets, Monsieur, et mon objet sera rempli ; car il est temps que je finisse. J’en ai dit assez pour vous persuader de toutes les difficultés d’un art qui n’est aisé que pour ceux qui n’approfondissent rien, et qui imaginent que l’action de s’elever de terre d’un pouce plus haut que les autres, ou l’idée de quelques moulinets, ou de quelques ronds doivent leur attirer tous les suffrages. Dans quelque genre que ce soit, plus on approfondit, plus les obstacles se multiplient, et plus le but au quel on s’efforce d’atteindre paroit s’éloigner. Aussi, Monsieur, le travail le plus opiniâtre n’offre-t-il aux plus grands artistes qu’une lumière souvent importune qui les éclaire sur leur insuffisance, tandisque l’ignorant satisfait de lui-même au milieu des ténèbres les plus épaisses, croit qu’il n’est absolument rien au delà de ce qu’il se flatte de savoir.

Le ballet dont je vais vous entretenir a pour titre l’Amour Corsaire, ou l’Embarquement pour Cythère. La scène se passe sur le bord de la mer dans l’isle de Misogyne. Quelques arbres inconnus dans nos climats, embellissent cette isle. D’un côté du théatre on apperçoit un autel antique élevé à la divinité que les habitans adorent ; une statüe représentant un homme qui plonge un poignard dans le sein d’une femme, est élevée au dessus de l’autel. Les habitans de cette isle sont cruels et barbares ; leur coutume est d’immoler à leur divinité toutes les femmes jettées malheureusement pour elles sur ces côtes. Ils imposent la même loi à tous les hommes qui échappent à la fureur des flots. Le sujet de la première scène est l’admission d’un étranger sauvé du naufrage. Cet étranger est conduit à l’autel sur le quel sont appuyés deux grands prêtres. Une partie des habitans est rangée autour de ce même autel, tenant dans leurs mains des massues avec les quelles ils s’exercent, tandis que les autres insulaires célèbrent par une danse mystérieuse l’arrivée de ce nouveau prosélite. Celui-ci se voit forcé de promettre solemnellement d’immoler avec le fer dont on va l’armer, la première femme qu’un destin trop cruel portera dans cette isle ; à peine commence-t-il à proférer l’affreux serment dont il frémit lui-même, quoiqu’il fasse le vœu dans le fond de son cœur de desobéir au nouveau Dieu dont il embrasse le culte, que la cérémonie est interrompue par des cris perçans poussés à l’aspect d’une chaloupe que bat une horrible tempête, et par une danse vive qui annonce la joie barbare que fait naître l’espoir de saisir quelques victimes. On apperçoit dans cette chaloupe une femme et un homme qui lèvent les mains vers le ciel, et qui demandent du secours. Dorval (c’est le nom de l’étranger) croit reconnoître à l’approche de cette chaloupe sa sœur et son ami. Il regarde attentivement ; son cœur est pénétré de plaisir et de crainte ; il les voit enfin hors de danger : il se livre à l’excès d’une satisfaction inexprimable ; mais cette satisfaction et la joye qu’elle inspire sont bientôt balancées par le souvenir du lieu terrible qu’il habite, et ce retour funeste le précipite dans l’abattement et dans la douleur la plus profonde. L’empressement qu’il a dabord témoigné a fait prendre le change et en a imposé aux Misogyniens ; ils ont cru voir en lui du zèle et un attachement inviolable à leur loi. Cependant Clairville et Constance (c’est le nom des deux amans) abordent enfin ; la mort est peinte sur leur visage, leurs yeux s’ouvrent à peine, des cheveux hérissés annoncent leur effroi. Un teint pâle et mourant peint toute l’horreur du trépas qui s’est présenté mille fois à eux et qu’ils redoutent encore ; mais quelle est leur surprise, lorsqu’ils se sentent étroitement embrassés, ils reconnoissent Dorval, ils se jettent dans ses bras ; leurs yeux croient à peine ce qu’ils voient ; tous trois ne peuvent se séparer ; l’excès de leur bonheur est exprimé par toutes les démonstrations de la joye la plus pure ; ils s’inondent de leurs larmes, et ces larmes sont des signes non équivoques des sentimens divers qui les agitent. Ici leur situation change. Un sauvage présente à Dorval le poignard qui doit percer le cœur de Constance, et lui ordonne de le lui plonger dans le sein. Dorval indigné d’un ordre aussi barbare, saisit ce fer et veut en frapper le Misogynien ; mais Constance s’échappant des bras de son amant suspend le coup que son frère alloit porter : le sauvage saisit cet instrument il désarme Dorval et veut percer le sein de celle qui vient de lui sauver la vie. Clairville arrête le bras du perfide, il lui arrache le poignard. Dorval et Clairville également révoltés de la férocité et de l’inhumanité des habitans de cette isle, se rangent du côte de Constance ; ils la tiennent étroitement serrée dans leurs bras ; leurs corps sont un rempart qu’ils opposent à la barbarie de leurs ennemis, et leurs yeux animés et étincelans de colère semblent défier les Misogyniens. Ceux-ci furieux de cette résistance, ordonnent aux sauvages qui ont des massues, d’arracher la victime des bras de ces deux étrangers et de la traîner à l’autel. Dorval et Clairville encouragés par le danger dèsarment deux de ces cruels ; ils se livrent au combat avec fureur et avec audace, et viennent à chaque instant se rallier auprès de Constance ; ils ne la perdent pas un moment de vue. Celle-ci tremblante et desolée, craignant de perdre deux objets qui lui sont également chers, s’abandonne au dèsespoir. Les sacrificateurs aidés de plusieurs sauvages s’élancent sur elle ; et l’entrainent à l’autel. Dans ce moment elle rappelle tout son courage, elle lutte contre eux ; elle se saisit du poignard d’un des sacrificateurs, elle l’en frappe. Délivrée pour un instant elle se jette dans les bras de son amant et de son frère ; mais elle en est arrachée. Elle s’échappe de nouveau, et y revole encore. Cependant ne pouvant résister au nombre, Dorval et Clairville presque mourans et accablés sont enchainés ; Constance est entrainée au pied de cet autel, trône de la barbarie. Le bras se lève, le coup est prêt à tomber, lorsqu’un Dieu protecteur des amans arrête le bras du sacrificateur, en répandant un charme sur cette isle, qui en rend tous les habitans immobiles. Cette transition des plus grands mouvemens à l’immobilité, produit un effet étonnant. Constance évanouie aux pieds du sacrificateur, Dorval et Clairville voyant à peine la lumière, sont renversés dans les bras de quelques sauvages1.

Le jour devient plus beau, les flots irrités s’abaissent, le calme succéde à la tempête, plusieurs Tritons et plusieurs Naïades folatrent dans les eaux ; un vaisseau richement orné paroit sur la mer2.

Il aborde ; l’Amour fait jetter l’ancre, il descend de son bord ; les Nymphes, les Jeux et les Plaisirs le suivent ; et en attendant les ordres de ce Dieu, cette troupe légere se range en bataille. Les Misogyniens reviennent de l’extase et de l’immobilité dans les quelles l’Amour les avoit plongés. Un de ses regards rappelle à la vie. Constance. Dorval et Clairville ne doutant point alors que leur libérateur ne soit un Dieu, se prosternent à ses pieds. Les sauvages irrités de voir leur culte profané, lèvent tous leurs massues pour massacrer et les adorateurs et la suite de l’enfant de Cythère ; ils tournent même leur rage et leur fureur contre lui ; mais que peuvent les mortels, lorsque l’Amour commande ? un seul de ses regards suspend tous les bras armés des Misogyniens. Il ordonne que l’on renverse leur autel, que l’on brise leur infâme divinité ; les jeux et les plaisirs obéissent à sa voix, l’autel s’ébranle sous leurs coups, la statue s’écroule et se rompt par morceaux. Un nouvel autel paroit et prend la place de celui qui vient d’être détruit. Il est de marbre blanc ; des guirlandes de roses, de jasmins et de myrthes ajoutent à son élégance ; des colonnes sortent de la terre pour orner cet autel, et un baldaquin artistement enrichi, et porté par un groupe d’Amours, descend des cieux. Les extrémités en sont soutenues par des Zephirs qui les appuient directement sur les quatre colonnes qui entourent l’autel ; les arbres antiques de cette isle disparoissent, pour faire place aux myrthes, aux orangers, et aux bosquets de roses et de jasmins.

Les Misogyniens à l’aspect de leur divinité renversée et de leur culte profané entrent en fureur ; mais l’Amour ne leur permet de faire éclater leur colère que par intervalle ; il les arrête toujours lorsqu’ils sont près de frapper. Les instans du charme qui les rend immobiles, offrent une multitude de tableaux et de groupes qui différent tous par les positions, par la distribution, par la composition, mais qui expriment également ce que la fureur a de plus affreux. Les tableaux que présentent les Nymphes sont d’un goût et d’un coloris tout opposé. Elles ne parent les coups que les Misogyniens tentent de leur porter, qu’avec des graces et des regards pleins de tendresse et de volupté. Cependant l’Amour ordonne à celles-ci de combattre et de vaincre ces sauvages ; ceux-ci ne font plus qu’une foible résistance, s’ils ont la force de lever le bras pour porter un coup, ils n’ont pas le courage de le laisser tomber. Enfin leurs massues leurs échappent, elles tombent de leurs mains. Vaincus et sans déffense ils se jettent aux genoux de leurs vainqueurs, qui, naturellement tendres, leur accordent leur grâce en les enchainant avec des guirlandes de fleurs. L’Amour satisfait unit Clairville à Constance, les Misogyniens aux Nymphes, et donne à Dorval Zénéide, jeune Nymphe que ce Dieu a pris soin de former. Une marche de triomphe forme l’ouverture de ce ballet ; les Nymphes mènent en lesse les vaincus ; l’Amour ordonne des fêtes, et le divertissement général commence. Ce Dieu, Clairville et Constance, Dorval et Zenéide, les Jeux et les Plaisirs dansent les principaux morceaux. La contredanse noble de ce ballet se dégrade insensiblement de deux en deux, et tout le monde se place successivement sur le vaisseau. De petits gradins posés dans des sens différents et à des hauteurs diverses servent, pour ainsi dire, de piédestal à cette troupe amoureuse, et offrent un grand groupe distribué avec élégance ; on lève l’ancre, les Zéphirs enflent les voiles, le vaisseau prend le large, et poussé par des vents favorables il vogue vers Cythère1.

Je vais passer actuellement au Jaloux sans rival, ballet Espagnol ; et je vous préviens d’avance qu’il y a encore des combats et des poignards. On appelle le misanthrope, l’homme aux rubans verts : on me nommera peut-être l’homme aux poignards. Lorsque l’on réfléchira cependant sur l’art pantomime ; lorsque l’on examinera les limites étroites qui lui sont prescrites ; lorsque l’on considérera enfin son insuffisance dans tout ce qui s’appelle dialogue tranquille, et que l’on se rappellera jusqu’a quel point il est subordonné aux règles de la peinture, qui, comme la pantomime, ne peut rendre que des instans, on ne pourra me blamer de choisir tous ceux qui peuvent, par leurs liaisons et par leurs successions, remuer le cœur et affecter l’âme. Je ne sais si j’ai bien fait de m’attacher à ce genre, mais les larmes que le public a données a plusieurs scènes de mes ballets, l’émotion vive qu’ils ont causée, une persuadent que si je n’ai point encore atteint le but, du moins ai-je trouvé la route qui peut y conduire. Je ne me flatte point de pouvoir franchir la distance immense qui m’en éloigne et qui m’en sépare ; ce succès n’est réservé qu’à ceux à qui le génie prête des ailes ; mais j’aurai du moins la satisfaction d’avoir ouvert la voie. Indiquer le chemin qui mène à la perfection, est un avantage qui suffit à quiconque n’a pas eu la force d’y arriver.

Fernand est amant d’Inès ; Clitandre petit-maître François est amant de Béatrix, amie d’Inès : voilà les personnages sur les quels roule toute l’intrigue, Clitandre à propos d’un coup d’échec1 se brouille vivement avec Béatrix.

Inès cherche à raccommoder Clitandre et Béatrix : Celle-ci naturellement fière se retire ; Clitandre désesperé la suit ; ne pouvant obtenir son pardon, il revient un instant après, et conjure Inès de lui être favorable. Celle-ci lui promet de s’intéresser en sa faveur, mais elle lui expose le danger qu’elle court d’être seule avec lui ; elle craint la jalousie de Fernand. Le François toujours pétulant, et plus occupé de son amour que des inquiétudes d’Inès, se jette à ses genoux pour la presser de ne point oublier de parler à Béatrix. Fernand paroît et sans rien examiner ; il s’élance avec fureur sur Clitandre ; il lui saisit la main dans l’instant qu’il baise celle d’Inès et quelle fait des efforts pour s’en défendre ; et sur le champ il tire un poignard pour le frapper ; mais Inès pare le coup, et Béatrix attirée par le bruit couvre de son corps celui de son amant. L’Espagnol dès cet instant interprète les sentimens d’Inès à son dèsavantage ; il prend sa compassion pour de la tendresse, ses craintes pour de l’amour : excité par les images que la jalousie porte dans son cœur, il se dégage d’Inès et court sur Clitandre. La fuite précipitée de celui-ci le sauve du danger ; mais l’espagnol au désespoir ne n’avoir pu assouvir sa rage, se retourne avec promptitude vers Inès, pour lui porter le coup qu’il destinoit à son prétendu rival. Il veut la frapper, mais le mouvement qu’elle fait pour voler au devant du bras qui la menace, arrête le transport du jaloux, et lui fait tomber le fer de la main. Un geste d’Inès semble reprocher à son amant son injustice. Désesperée de survivre au soupçon qu’il a conçu de son infidélité, elle tombe sur un fauteuil. Fernand toujours jaloux, mais honteux de sa barbarie, se jette sur un autre siège. Les deux amans offrent l’image du désespoir et de l’amour en courroux. Leurs yeux se cherchent et s’évitent, s’enflamment et s’attendrissent. Inès tire une lettre de son sein, Fernand l’imite ; chacun y lit les sentimens de l’amour le plus tendre ; mais tous deux se croyant trompés, déchirent avec dépit ces premiers gages de leur amour, également piqués de ces marques de mépris, ils regardent attentivement les portraits qu’ils ont l’un de l’autre, et n’y voyant plus que les traits de l’infidélité et du parjure, ils les jettent à leurs pieds. Fernand exprime cependant par ses gestes et ses régards combien ce sacrifice lui déchire le cœur ; c’est par un effort violent qu’il se défait d’un portrait qui lui est si cher ; il le laisse tomber, ou pour mieux dire il le laisse échapper avec peine de ses mains. Dans cet instant il se jette sur son siège, et se livre à la douleur et au désespoir.

Béatrix témoin de cette scène, fait alors des efforts pour les raccommoder, et pour les engager l’un et l’autre à s’approcher réciproquement. Inès fait les premiers pas ; mais, s’appercevant que Fernand  ne répond point à son empressement, elle prend la fuite : Béatrix l’arrête sur le champ ; et l’Espagnol voyant que sa maitresse veut l’éviter, fuit à son tour avec un air d’accablement et de dépit.

Béatrix persiste et veut toujours les contraindre à faire la paix. Pour cet effet, elle les oblige à se donner la main ; ils se font tirer l’un et l’autre ; mais elle parvient enfin à les rapprocher et à les réunir. Elle les considère ensuite avec un sourire malin. Les deux amans n’osant encore se regarder, malgré l’envie qu’ils en ont, se trouvent dos à dos ; insensiblement ils se retournent. Inès, par un regard, assure le pardon de Fernand, qui lui baise la main avec transport ; et ils se retirent tous trois pénétrés de la joie la plus vive.

Clitandre paroît sur la scène. Son entrée est un monologue ; elle emprûnte ses traits de la crainte et de l’inquiétude. Il cherche sa maîtresse ; mais appercevant Fernand, il fuit avec célérité. Celui-ci témoigne à Béatrix sa reconnoissance ; mais comme rien ne ressemble plus à l’amour que l’amitié, Inès qui le surprend tandis qu’il baise la main de Béatrix, en prend occasion pour se venger de la scène que la jalousie de son amant lui a fait essuyer, elle feint d’être jalouse à son tour. L’Espagnol la croyant réellement affectée de cette passion, cherche à la détromper en lui donnant de nouvelles assurances de sa tendresse ; elle y paroît insensible, et ne le regardant qu’avec des yeux troublés et menaçans, elle lui montre un poignard ; il frémit, il recule de frayeur ; s’élance pour le lui arracher, mais elle feint de s’en frapper ; elle chancèle et tombe dans les bras de ses suivantes. A ce spectacle, Fernand demeure immobile et sans sentiment, et n’écoutant soudain que son désespoir, il s’y livre tout entier, et tente de s’arracher la vie. Tous les Espagnols se jettent sur lui et le dèsarment. Furieux il lutte contre eux et cherche à résister à leurs efforts ; il en terrasse plusieurs, mais accablé par le nombre et par sa douleur, ses forces diminuent insensiblement, ses jambes se dérobent sous lui, ses yeux s’obscurcissent et se ferment, ses traits annoncent la mort, il tombe évanoui dans les bras des Espagnols.

Inès qui dans les commencemens de cette scène, jouissoit du plaisir d’une vengeance qu’elle croyoit innocente et dont elle ne prévoyoit point les suites, s’appercevant de ses tristes effets, donne les marques les plus convainquantes de la sincérité de son repentir ; elle vole à son amant, le serre tendrement dans ses bras, le prend par la main et s’éfforce de le rappeller à la vie. Fernand ouvre les yeux ; sa vue paroit troublée, il tourne la tête du côté d’Inès : mais quel est son étonnement ! il croit à peine ce qu’il voit ; il ne peut se persuader qu’Inès vive encore ; et doutant de son bonheur, il exprime tour à tour sa surprise, sa crainte, sa joye, sa tendresse et son ravissement ; il tombe aux genoux de sa maitresse, qui le reçoit dans ses bras avec les transports de l’amante la plus passionnée.

Les différens evénemens que cette scène à produits rendent l’action générale ; le plaisir s’empare de tous les cœurs il se manifeste par des danses ou Fernand, Inès, Béatrix et Clitandre président. Après plusieurs pas particuliers qui peignent l’enjouement et la volupté, le ballet est terminé par une contre-danse générale.

Il est aisé de s’appercevoir, Monsieur, que ce ballet n’est qu’une combinaison des scènes les plus saillantes de plusieurs drames de notre théatre. Ce sont des tableaux des meilleurs maîtres, que j’ai pris soin de réunir.

Le premier est pris de M. Diderot, le second offre un coup de théatre de mon imagination ; je veux parler de l’instant où Fernand lève le bras sur Clitandre. Celui qui le suit est tiré de Mahomet, lorsqu’il veut poignarder Irène et qu’elle lui dit en volant au devant du coup :

Ton bras est suspendu ! qui t’arrête ? ose tout ;
Dans un cœur tout à toi laisse tomber le coup.

La scène de dépit, les lettres déchirées et les portraits rendus avec mépris, présentent la scène du dépit amoureux de Molière. Le raccommodement de Fernand et d’Inès n’est autre chose que celui de Mariane et de Valère du Tartuffe, ménagé adroitement par Dorine. La feinte jalousie d’Inès est une épisode de pure invention. L’égarement de Fernand, sa rage, sa fureur, son désespoir et son accablement sont l’image des fureurs d’Oreste de Racine. La reconnoissance enfin est celle de Rhadamiste et de Zénobie de M. Crébillon. Tout ce qui lie ces tableaux pour n’en former qu’un seul est de moi.

Vous voyez, Monsieur, que ce ballet n’est exactement qu’un essai que j’ai voulû faire pour sonder le goût du public, et pour me convaincre de la possibilité qu’il y a d’associer le genre tragique à la danse. Tout eût du succès dans ce ballet, sans en excepter même la scène du dépit, jouée partie assis et partie debout ; elle parut aussi vive, aussi animée et aussi naturelle que toutes les autres, il y a dix mois que l’on voit ce spectacle, et qu’on le voit avec plaisir ; effet certain de la danse en action ; elle paroit toujours nouvelle, parce qu’elle parle à l’ame, et qu’elle intéresse également le cœur et les yeux.

J’ai passé légèrement sur les parties de détail pour vous épargner l’ennui qu’elles auroient pû vous causer ; et je vais finir par quelques réflexions sur l’entêtement la négligence et la paresse des artistes, et sur la facilité du public à céder aux impressions de l’habitude.

Que l’on consulte, Monsieur, tous ceux qui applaudissent indifféremment, et qui croiroient avoir perdu l’argent qu’ils ont donné à la porte, s’ils n’avoient frappé des pieds, ou des mains ; qu’on leur demande, dis-je, comment ils trouvent la danse et les ballets ? « Miraculeux, repondront-ils, ils sont du dernier bien ; et les arts agréables sont étonnants. » Représentez leur qu’il y a des changemens à faire, que la danse est froide, que les ballets n’ont d’autre mérite que celui du dessein, que l’expression y est négligée, que la pantomime est inconnue, que les plans sont vides de sens, que l’on s’attache à peindre des sujets trop minces ou trop vastes, et qu’il y auroit une réforme considérable à faire au théatre ; ils vous traiteront de stupide et d’insensé ; ils ne pourront s’imaginer que la danse et les ballets puissent leur procurer des plaisirs plus vifs. » Que l’on continue, ajouteront-ils, à faire de belles pirouettes, de beaux entrechats ; que l’on se tienne long tems sur la pointe du pied pour nous avertir des difficultés de l’art ; qu’on remue toujours les jambes avec la même vitesse, et nous serons contens. Nous ne voulons point de changement ; tout est bien, et l’on ne peut rien faire de plus agréable. » Mais la danse, poursuivront les gens de goût, ne vous cause que des sensations médiocres, et vous en éprouveriez de bien plus vives, si cet art étoit porté au dégré de perfection où il peut atteindre. » « Nous ne nous soucions pas, répondront-ils, que la danse et les ballets nous attendrissent, qu’ils nous fassent verser des larmes ; nous ne voulons pas que cet art nous occupe sérieusement ; le raisonnement lui ôteroit ses charmes ; c’est moins à l’esprit à diriger ses mouvemens qu’à la folie ; le bon sens l’anéantiroit ; nous prétendons rire aux ballets, causer aux tragédies, et parler petites maisons, petits soupers ét équipages à la comédie. »

Voilà, Monsieur, un systême assez général. Est-il possible que le génie créateur soit toujours persécuté ? soyez ami de la vérité, c’est un titre qui révolte tous ceux qui la craignent. M. de Cahusac dévoile les beautés de notre art, il propose des embellissemens nécessaires ; il ne veut rien ôter à la danse, il ne cherche au contraire qu’à tracer un chemin sûr dans le quel les danseurs ne puissent s’égarer ; on dédaigne de le suivre. M. Diderot, ce philosophe ami de la nature, c’est à dire, du vrai et du beau simple, cherche également à enrichir la scène Française d’un genre qu’il a moins puisé dans son imagination que dans l’humanité ; il voudroit substituer la pantomime aux manières ; le ton de la nature au ton empoulé de l’art ; les habits simples aux colifichets et à l’oripeau ; le vrai au fabuleux ; l’esprit et le bon sens au jargon entortillé, à ces petits portraits mal peints qui font grimacer la nature, et qui l’enlaidissent ; il voudroit, dis-je, que la comédie Française méritât le titre glorieux de l’école des mœurs ; que les contrastes fûssent moins choquans et ménagés avec plus d’art ; que les vertus enfin n’eûssent pas besoin d’être opposées aux vices, pour être aimables et pour séduire, parce que ces ombres trop fortes loin de donner de la valeur aux objets et de les éclairer, les affoiblissent et les éteignent ; mais tous ses efforts sont impuissans.

Le traité de M. de Cahusac sur la danse est aussi nécessaire aux danseurs, que l’etude de la Chronologie est indispensable à ceux qui veulent écrire l’histoire ; cependant il a été critiqué des personnes de l’art, il a même excité les fades plaisanteries de ceux qui, par de certaines raisons, ne pouvoient ni le lire, ni l’entendre. Combien le mot pantomime n’a-t-il pas choqué tous ceux qui dansent le sérieux ? il seroit beau, disoient-ils, de voir danser ce genre en pantomime ! avouez, Monsieur, qu’il faut absolument ignorer la signification du mot, pour tenir un tel langage. J’aimerois autant que l’on me dit : je renonce à l’esprit ; je ne veux point avoir d’ame, je veux être brute toute la vie.

 

Plusieurs danseurs qui se récrient sur l’impossibilité qu’il y auroit de joindre la pantomime à l’exécution mécanique, et qui n’ont fait aucune tentative ni aucun effort pour y réussir, attaquoient encore l’ouvrage de M. de Cahusac avec des armes bien foibles. Ils lui reprochoient de ne pas connoître la mécanique de l’art, et concluoient de là que ses raisonnemens ne portoient sur aucuns principes. Quels discours ! Est-il besoin de savoir faire la gargouillade et l’entrechat, pour juger sainement des effets de ce spectacle, pour sentir ce qui lui manque et pour indiquer ce qui lui convient ? faut-il être danseur pour s’appercevoir du peu d’esprit qui règne dans un pas-de-deux, des contresens qui se font habituellement dans les ballets, du peu d’expression des exécutans, et de la médiocrité des talens des compositeurs ? Que diroit-on d’un auteur qui ne voudroit pas se soumettre au jugement du parterre, parceque ceux qui le composent n’ont pas tous le talent de faire des vers ?

 

Si M. de Cahusac s’étoit attaché aux pas de la danse, aux mouvemens compassés des bras, aux enchaînemens et aux mélanges compliqués des temps, il auroit couru les risques de s’égarer ; mais il a abandonné toutes ces parties grossières à ceux qui n’ont que des jambes et des bras. Ce n’est pas pour eux qu’il a prétendu écrire, il n’a traité que la poétique de l’art ; il en a saisi l’esprit et le caractère ; malheur à tous ceux qui ne peuvent ni le goûter ni l’entendre ! Disons la verité, le genre qu’il propose est difficile ; mais en est-il moins beau ? c’est le seul qui convienne à la danse et qui puisse l’embellir.

Les grands comédiens seront du sentiment de M. Diderot ; les médiocres seront les seuls qui s’élèveront contre le genre qu’il indique ; pourquoi ? c’est qu’il est pris dans la nature, c’est qu’il faut des hommes pour le rendre, et non pas des automates ; c’est qu’il exige des perfections qui ne peuvent s’acquérir, si l’on n’en porte le germe en soi-même, et qu’il n’est pas seulement question de débiter, mais qu’il faut sentir vivement et avoir de l’âme.

Il faudroit jouer, disois-je un jour à un comédien, le père de famille et le fils naturel. Ils ne feroient point d’effet au théatre, me repliqua-t-il. Avez-vous lu ces deux drames ? oui, me repondit-il. Eh bien, n’avez vous pas été émû ? votre ame n’a-t-elle point été affectée, votre cœur ne s’est-il pas attendri, et vos yeux ont-ils pu refuser des larmes aux tableaux simples mais touchans, que l’auteur a peints si naturellement ? j’ai eprouvé, me dit-il, tous ces mouvemens. Pourquoi donc, lui répondis-je, doutéz vous de l’effet que ces pièces produiroient au théatre, puisqu’elles vous ont séduit, quoique dégagées des charmes de l’illusion que leur prêteroit la scène, et quoique privées de la nouvelle force qu’elles acquéroient étant jouées par de bons acteurs ? Voilà la difficulté ; il seroit rare d’en trouver un grand nombre, continua-t-il, capable de jouer ces pièces : ces scènes simultanées seroient embarrassantes à bien rendre ; cette action pantomime seroit l’écueil contre le quel la plupart des comédiens échoueroient. La scène muette est épineuse, c’est la pierre de touche de l’acteur. Ces phrases coupées, ces sens suspendus, ces soupirs, ces sons à peine articulés démanderoient une vérité, une âme, une expression et un esprit qu’il n’est pas permis à tout le monde d’avoir ; cette simplicité dans les vêtemens, dépouillant l’acteur de l’embellissement de l’art, le laisseroit voir tel qu’il est ; sa taille n’étant plus relevée par l’elégance de la parure, il auroit besoin pour plaire de la belle nature ; rien ne masqueroit ses imperfections, et les yeux du spectateur n’étant plus éblouis par le clinquant et les colifichets, se fixeroient entièrement sur le comédien. Je conviens, lui dis-je, que l’uni en tous genres exige de grandes perfections ; qu’il ne sied qu’à la beauté d’être simple, et que le deshabillé ajoute même à ses grâces ; mais ce n’est ni la faute de M. Diderot ni celle de M. de Cahusac, si les grands talens sont rares ; ils ne demandent l’un et l’autre qu’une perfection que l’on pourroit atteindre avec de l’émulation ; le genre qu’ils ont traité est le genre par excellence ; il n’emprûnte ses traits et ses graces que de la nature.

Si les avis et les conseils de M. M. Diderot et de Cahusac ne sont point suivis ; si les routes qu’ils indiquent pour arriver à la perfection sont dédaignées, puis-je me flatter de réussir ? Non, sans doute, Monsieur, et il y auroit de la témérité à le penser.

 

Je sais que la crainte frivole d’innover arrête toujours les artistes pusillanimes ; je n’ignore point encore que l’habitude attache fortement les talens médiocres aux vieilles rubriques de leur profession ; je conçois que l’imitation en tous genres a des charmes qui séduisent tous ceux qui sont sans goût et sans génie ; La raison en est simple, c’est qu’il est moins difficile de copier que de créer.

 

Combien de talens égarés par une servile imitation ! Combien de dispositions étouffées, et d’artistes ignorés pour avoir quitté le genre et la manière qui leur étoient propres, et pour s’être efforcés de saisir ce qui n’étoit pas fait pour eux ! Combien de comédiens faux, et de parodistes détestables qui ont abandonné les accens de la nature, qui ont renoncé à eux-mêmes, à leur voix, à leur marche, à leurs gestes et à leur physionomie, pour emprunter des organes, un jeu, une prononciation, une démarche, une expression et des traits qui les défigurent, de manière qu’ils n’offrent que la charge ridicule des originaux qu’ils ont voulu copier ! Combien de danseurs de peintres et de musiciens se sont perdus en suivant cette route facile, mais pernicieuse, qui méneroit insensiblement à la destruction et à l’anéantissement des arts, si les siècles ne produisoient toujours quelques hommes rares, qui, prenant la nature pour modèle, et le génie pour guide, s’élèvent d’un vol hardi et de leurs propres aîles à la perfection !

 

Tous ceux qui sont subjugués par l’imitation oublieront toujours la belle nature, pour ne penser uniquement qu’au modèle qui les frappe et qui les séduit, modèle souvent imparfait et dont la copie ne peut plaire.

 

Questionnez les artistes ; demandez leur pourquoi ils ne s’appliquent point à être originaux, et a donner à leur art une forme plus simple, une expression plus vraie, un air plus naturel ; ils vous répondront pour justifier leur indolence et leur paresse, qu’ils craignent de se donner un ridicule, qu’il y a du danger à innover, à créer ; que le public est accoûtumé à telle manière, et que s’en écarter, ce seroit lui déplaire. Voilà les raisons sur les quelles ils se fonderont pour assujettir les arts au caprice et au changement, parce qu’ils ignoreront qu’ils sont enfans de la nature, qu’ils ne doivent suivre qu’elle et qu’ils doivent être invariables dans les règles qu’elle prescrit. Ils s’efforceront enfin de vous persuader qu’il est plus glorieux de végéter et de languir à l’ombre des originaux qui les éclipsent et qui les écrasent, que de se donner la peine d’être originaux eux-mêmes.

M. Diderot n’a eu d’autre but que celui de la perfection du théatre ; il vouloit ramener à la nature tous les comédiens qui s’en sont écartés. M. de Cahusac rappeloit également les danseurs à la vérité ; mais tout ce qu’ils ont dit a paru faux, parce que tout ce qu’ils ont dit ne présente que les traits de la simplicité. On n’a point voulu convenir qu’il ne falloit que de l’esprit pour mettre en pratique leurs conseils. Peut-on avouer qu’on en manque ? est-il possible de confesser que l’on n’a point d’expression ? ce seroit convenir que l’on n’a point d’âme. On dit bien : je n’ai point de poumons ; mais je n’ai jamais entendu dire : je n’ai point d’entrailles. Les danseurs avouent quelquefois qu’ils n’ont point de vigueur, mais ils n’ont pas la même franchise, lorsqu’il est question de parler de la stérilité de leur imagination. Enfin les maitres de ballets articulent avec naïveté qu’ils ne composent pas vite et que leur métier les ennuie ; mais ils ne conviennent point qu’ils ennuient à leur tour le spectateur, qu’ils sont froids, diffus, monotones, et qu’ils n’ont point de génie. Tels sont, Monsieur, la plupart des hommes qui se livrent au théatre ; ils se croyent tous parfaits. Aussi n’est-il pas étonnant que ceux qui se sont efforcés de leur dessiller les yeux, se dégoûtent et se repentent même d’avoir tenté leur guérison.

 

L’amour-propre est dans toutes les conditions et dans tous les états un mal incurable. En vain cherche-t-on à ramener l’art à la nature, la desertion est générale ; il n’est point d’amnistie qui puisse déterminer les artistes à revenir sous ses étendards et à se rallier sous les drapeaux de la vérité et de la simplicité. C’est un service étranger qui leur seroit trop pénible et trop dur. Il a donc été plus simple de dire que M. de Cahusac parloit en auteur et non en danseur, et que le genre qu’il proposoit, étoit extravagant. On s’est écrié par la même raison que le fils naturel et le père de famille n’étoient point des pièces de théatre, et il a été plus facile de s’en tenir là que d’essayer de les jouer ; au moyen de quoi les artistes ont raison, et les auteurs sont imbécilles. Leurs ouvrages ne sont que des rêves faits par des moralistes ennuyeux et de mauvaise humeur, ils sont sans prix et sans mérite. Eh ! comment pourroient-ils en avoir ? y voit-on tous les petits mots à la mode, tous les petits portraits, les petites épigrammes et les petites saillies ? car les infiniment petits plaisent souvent à Paris. J’ai vu un temps où l’on ne parloit que des petits enfans, que des petits comédiens, que des petits violons, que du petit Anglois, et que du petit cheval de la Foire.

 

Il seroit avantageux, Monsieur, pour la plus grande partie de ceux qui se livrent à la danse et qui s’adonnent aux ballets, d’avoir des maîtres habiles qui leur enseignassent toutes les choses qu’ils ignorent, et qui sont infiniment liées à leur état. La plupart dédaignent et sacrifient toutes les connoissances qu’il leur importoit d’avoir, à une oisiveté méprisable, à un genre de vie et de dissipation qui dégradent l’art, et avilissent l’artiste. Cette mauvaise conduite trop justement reprochée, est la base du préjugé fatal qui règne indifféremment contre les gens qui se consacrent au théatre ; préjugé qui se dissiperoit bientôt malgré la censure amére du très-illustre Cynique de ce siècle, s’ils cherchoient à se distinguer par les mœurs et par la supériorité des talens.

Je suis, etc.