(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre XIV. » pp. 197-215
/ 132
(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre XIV. » pp. 197-215

Lettre XIV.

Vous exigez de moi, Monsieur, que je vous entretienne de mes ballets ; c’est avec peine que je cède à vos instances. Toutes les descriptions que l’on peut faire de ces sortes d’ouvrages ont ordinairement deux défauts ; elles sont an dessous de l’original, lorsqu’il est passable, ou au dessus lorsqu’il est médiocre.

On ne peut ni juger d’un cabinet de peinture par le catalogue des tableaux qu’il renferme, ni décider du prix d’un ouvrage de littérature, par la préface ou par le Prospectus. Il en est de même des ballets ; il faut nécessairement les voir, et les voir plusieurs fois. Un homme d’esprit fera d’excellens programmes, et fournira à un peintre les plus grandes idées ; mais le mérite consiste dans la distribution et dans l’exécution. Qu’on ouvre le Tasse, l’Arioste, et quantité d’auteurs du même genre ; on y puisera des sujets admirables à la lecture ; rien ne coutera sur le papier ; les idées se multiplieront, tout sera facile, et quelques mots arrangés avec art présenteront à l’imagination une foule de choses agréables, mais qui ne seront plus telles dès que l’on essayera de les rendre : et c’est alors que l’artiste connoitra l’immensité de la distance du projet à l’exécution.

Je vais satisfaire néanmoins votre curiosité, dans la persuasion où je suis que vous ne me jugerez pas sur l’esquisse mal crayonnée de quelques ballets reçus par le public avec les applaudissemens, qui ne m’ont point fait oublier que son indulgence fut toujours fort au dessus de mes talens.

Je suis très éloigné de prétendre que mes productions soient des chefs-d’œuvre ; des suffrages flatteurs pourroient me persuader quelles ont quelque mérite, mais je suis encore plus convaincu qu’elles ne sont pas sans défaut. Quoiqu’il en soit, et ce peu de mérite et ces défauts m’appartiennent entièrement. Jamais je n’ai eu sous les yeux ces modèles excellens qui élèvent et qui inspirent. Si j’eûsse été à portée de voir, peut-être aurois-je pu saisir. J’aurois du moins étudié l’art d’ajuster et d’accommoder à mes traits les agrémens des autres ; et je me serois efforcé de me les rendre propres, ou du moins de m’en parer sans devenir ridicule. Cette privation d’objets instructifs, à cependant excité en moi une émulation vive dont je n’aurois peut-être pas été animé, si j’avois eu la facilité de n’être qu’un imitateur froid et servile. La nature est le seul modèle que j’ai envisagé, et que je me suis proposé de suivre. Si mon imagination m’égare quelque fois. Le goût, ou si l’on veut, une sorte d’instinct m’éclaire sur mes écarts et me rappelle au vrai. Je détruis sans regret ce que j’ai crée avec le plus de peine, et mes ouvrages ne m’attachent que lorsqu’ils m’affectent véritablement. Il n’en est point, Monsieur, qui me fatiguent autant que la composition des ballets de certains opéras. Les passepieds, et les menuets me tuent ; la monotonie de la musique m’engourdit, et je deviens aussi pauvre qu’elle. Une musique au contraire expressive, harmonieuse et variée, telle que celle sur la quelle j’ai travaillé1 depuis quelque temps, me suggère mille idées et mille traits ; elle me transporte, elle m’élève, elle m’enflamme ; et je dois aux différentes impressions qu’elle m’a fait éprouver, et qui ont passé jusque dans mon âme, l’accord, l’ensemble, le saillant, le neuf, le feu, et cette multitude de caractères frappans et singuliers que des juges impartiaux ont crû pouvoir remarquer dans mes ballets ; effets naturels de la musique sur la danse, et de la danse sur la musique lorsque les deux artistes se concilient et lorsque les deux arts se marient, se réunissent, et se prêtent mutuellement des charmes pour séduire et pour plaire.

Il seroit inutile sans doute de vous entretenir des métamorphoses Chinoises, des réjouissances Flamandes, de la Mariée du Village, des Fêtes du Vauxhall, des Recrues Prussiennes, du Bal paré, et d’un nombre considérable, peut-être trop grand de ballets comiques presque dénués d’intrigues, destinés uniquement à l’amusement des yeux, et dont tout le mérite consiste dans la nouveauté des formes, dans la variété et dans le brillant des figures. Je ne me propose point aussi de vous parler de ceux que j’ai cru devoir traiter dans le grand, tels que les ballets que j’ai intitulé la mort d’Ajax, le jugement de Paris, la Descente d’Orphée aux Enfers, Renaud et Armide etc. Et je me tairai même encore sur ceux de la Fontaine de Jouvence et des caprices de Galathée 1, persuadé de vos bontés et de l’intérêt que vous voulez bien prendre à tout ce qui me touche, je pense, Monsieur, que la description des ouvrages que me doivent entièrement le jour, et que vous pouvez regarder comme le fruit unique de mon imagination, vous plaira davantage ; et je commence par celui de la toilette de Venus, ou des ruses de l’Amour, ballet heroï-pantomime.

Le théatre représente un sallon voluptueux ; Vénus est à sa toilette et dans le deshabillé le plus galant ; les jeux et les plaisirs lui présentent à l’envi tout ce qui peut servir à sa parure ; les Graces arrangent ses cheveux ; l’Amour lace un de ses brodequins ; de jeunes Nymphes sont occupées, les unes à composer des guirlandes, les autres à arranger un casque pour l’amour ; celles-ci à placer des fleurs sur l’habit et sur la mante, qui doit servir d’ornement à sa mère. La toilette finie, Venus se retourne du côté de son fils, elle semble le consulter : le petit Dieu applaudit à sa beauté, il se jette avec transport dans ses bras ; et cette première scène offre ce que la volupté, la coquetterie et les graces ont de plus séduisant.

La seconde est uniquement employée à l’habillement de Vénus ; les Graces se chargent de son ajustement ; une partie des Nymphes s’occupe à ranger la toilette, pendant que les autres apportent aux Graces les ajustemens nécessaires ; les jeux et les plaisirs, non moins empressés à servir la Déesse, tiennent, ceux-ci la boîte à rouge, ceux-là la boité à mouches, le bouquet, le collier, les bracelets etc. L’Amour, dans une attitude élégante, se saisit du Miroir, et voltige ainsi continuellement autour des Nymphes, qui pour se venger de sa legèreté, lui arrachent son carquois et son bandeau : il les poursuit, mais il est arrêté dans sa course par trois de ces mêmes Nymphes qui lui présentent un casque et un miroir ; il se couvre, il se mire ; il vole dans les bras de sa mère, et il médite en soupirant le dessein, de se venger de l’espèce d’offense qui lui a été faite ; il supplie, il presse Vénus de l’aider dans son entreprise, en disposant leur âme à la tendresse par la peinture de tout ce que la volupté offre de plus touchant. Vénus alors déploie toutes ses graces ; ses mouvemens, ses attitudes, ses regards, sont l’image des plaisirs de l’amour même. Les Nymphes vivement émues s’efforcent de l’imiter, et de saisir toutes les nuances qu’elle employe pour les séduire. L’Amour témoin de l’impression, profite de l’instant ; il leur porte le dernier coup ; et dans une entrée générale il leur fait prendre toutes les passions qu’il inspire. Leur trouble croit et augmente sans cesse ; de la tendresse, elles passent à la jalousie, de la jalousie à la fureur, de la fureur à l’abattement, de l’abattement à l’inconstance ; elles éprouvent, en un mot, successivement tous les sentimens divers dont l’âme peut être agitée, et il les rappelle toujours à celui du bonheur, ce Dieu satisfait et content de sa victoire, cherche à se séparer d’elles ; il les fuit, elles le suivent avec ardeur ; mais il s’échappe et disparoit ainsi que sa mère et les Grâces ; et les Nymphes courent et volent après le plaisir qui les suit.

Cette scène, Monsieur, perd tout à la lecture ; vous ne voyez ni la Deêsse, ni le Dieu, ni leur suite, vous ne distinguez rien ; et dans l’impossibilité où je suis de rendre ce que les traits, la physionomie, les regards et les mouvemens des Nymphes exprimoient si bien, vous n’avez, et je ne vous donne ici que l’idée la plus imparfaite et la plus foible de l’action la plus vive et la plus variée.

Celle qui la suit, lie l’intrigue. L’Amour paroît seul ; d’un geste et d’un regard il anime la nature. Les lieux changent ; ils représentent une forêt vaste et sombre ; les Nymphes qui n’ont point perdu le Dieu de vue, entrent précipitamment sur la scène ; mais quelle est leur crainte ! elles ne voient ni Vénus, ni les Graces ; l’obscurité de la forêt, le silence qui y règne, les glacent d’effroi. Elles reculent en tremblant ; l’Amour aussitôt les rassure, il les invite à le suivre ; les Nymphes s’abandonnent à lui ; il semble les défier par une course légère. Elles courent après lui ; mais à la faveur de plusieurs feintes, il leur échappe toujours, et dans l’instant où il paroit être dans l’embarras le plus grand et où les nymphes croient l’arrêter, il fuit comme un trait, et il est remplacé avec promptitude par douze Faunes. Ce changement subit et imprevû fait un effet d’autant plus grand, que rien n’est aussi frappant que le contraste qui résulte de la situation des Nymphes et des Faunes. Les Nymphes offrent l’image de l’innocence ; les Faunes, celle de la férocité. Les attitudes de ceux-ci sont pleines de fierté et de vigueur ; les positions de celles-là n’expriment que la frayeur qu’inspire le danger. Les Faunes poursuivent les Nymphes qui fuient devant eux, mais ils s’en saisissent bientôt. Quelques-unes d’entre elles, profitant cependant d’un instant de mèsintelligence que l’ardeur de vaincre a jettée parmi eux, prennent la fuite et leur échappent ; il n’en reste que six aux douze Faunes ; alors il s’en disputent la conquête, nul d’entre eux ne veut consentir au partage, et la Fureur succédant bientôt à la jalousie, ils luttent et combattent. Celles-ci tremblantes et effrayées passent à chaque instant des mains des uns dans les mains des autres ; car ils sont tour à tour vainqueurs et vaincus. Cependant au moment où les combattans paroissent n’être occupés que de la défaite de leurs rivaux, elles tentent de s’échapper. Six Faunes s’élancent après elles et ne peuvent les arrêter, parce qu’ils sont eux-mêmes retenus par leurs adversaires qui les poursuivent. Leur colère s’irrite alors de plus en plus. Chacun court aux arbres de la forêt ; ils en arrachent les branches avec fureur, et ils se portent de part et d’autre des coups terribles. Leur adresse à les parer étant égale, ils jettent loin deux ces inutiles instrumens de leur vengeance et de leur rage ; et s’élançant avec impétuosité les uns sur es autres, ils luttent avec un acharnement qui tient du délire et du désespoir ; ils se saisissent, se terrassent, s’enlevent de terre, se serrent, s’étouffent, se pressent et se frappent ; et le combat n’offre pas un seul instant qui ne soit un tableau. Six de ces Faunes sont enfin victorieux ; ils foulent d’un pied leurs ennemis terrassés, et lèvent le bras pour leur porter le dernier coup. Lorsque six Nymphes conduites par l’Amour les arrêtent, et leur présentent une couronne de fleurs. Leurs compagnes sensibles à la honte et à l’abattement des vaincus, laissent tomber à leurs pieds celles qu’elles leur destinoient : ceux-ci dans une attitude qui peint ce que la douleur et l’accablement ont de plus affreux, sont immobiles ; leur tête est abattue, leurs yeux sont fixés sur la terre. Vénus et les Graces touchées de leurs peines, engagent l’Amour à leur être propice : ce Dieu voltige autour d’eux, et d’un souffle léger il les ranime et les rappelle à la vie : On les voit lever insensiblement des bras mourans, et invoquer le fils de Vénus, qui, par ses attitudes et ses regards, leur donne, pour ainsi dire, une nouvelle existence. A peine en jouissent-ils, qu’ils apperçoivent leurs ennemis occupés de leur bonheur, et folatrant autour des Nymphes. Un nouveau dépit s’empare d’eux ; leurs yeux étincellent de feu ; ils les attaquent, les combattent, et en triomphent à leur tour : peu contens de cette victoire s’ils n’en remportent les trophées, ils leur enlèvent et leur arrachent les couronnes de fleurs dont ils se glorifioient ; mais par un charme de l’Amour ces couronnes se partagent en deux : cet évennement rétablit parmi eux la paix et la tranquillité ; les nouveaux vainqueurs et les nouveaux vaincus reçoivent également le prix de la victoire ; les Nymphes présentent la main à ceux qui viennent de succomber, et l’Amour unit enfin les Nymphes aux Faunes. Là, le ballet symétrique commence ; les beautés mécaniques de l’art se déploient sur une grande chaconne, dans la quelle l’Amour, Vénus, les Graces, les Jeux et les Plaisirs dansent les principaux morceaux. Ici, je pouvois craindre le ralentissement de l’action ; mais j’ai saisi l’instant où Vénus ayant enchainé l’Amour avec des fleurs, le mène en lesse pour l’empêcher de suivre une des Graces à la quelle il s’attache : et pendant ce pas plein d’expression, les plaisirs et les jeux entrainent les Nymphes dans la forêt. Les Faunes les suivent avec empressement ; et pour sauver les bienséances et ne pas rendre trop sensibles les remarques que l’Amour fait faire à sa mère sur cette disparition, je fais rentrer un instant après ces mêmes Nymphes et ces mêmes Faunes. L’expression de ceux-ci, l’air satisfait de celles-là peignent avec des couleurs ménagées dans un passage bien exprimé de la chaconne, les tableaux de la volupté coloriés par le sentiment et la décence.

Ce ballet, Monsieur, est d’une action chaude et toujours générale, il a fait, et je puis m’en glorifier, une sensation que la danse n’avoit pas produite jusqu’alors. Ce succès m’a engagé à abandonner le genre au quel je m’étois attaché, moins, je l’avoue, par goût, que par connoissance et que par habitude. Je me suis livré dès cet instant à la danse expressive et en action ; je me suis attaché à peindre dans une manière plus grande et moins léchée ; et j’ai senti que je m’étois trompé grossièrement en imaginant que la danse n’étoit faite que pour les yeux, et que cet organe étoit la barrière ou se bornoit sa puissance et son étendue, persuadé qu’elle peut aller plus loin, qu’elle a des droits incontestables sur le cœur et sur l’ame, je m’efforcerai désormais de la faire jouir de tous ses avantages.

Les Faunes étoient sans tonnelets, et les Nymphes, Vénus, et les Graces sans paniers : j’avois proscrit les masques qui se seroient opposés à toute expression. La méthode de M. Garrick m’a été d’un grand secours On lisoit dans les yeux et sur la physionomie de mes Faunes, tous les mouvemens des passions qui les agitoient. Une laçure et une espèce de chaussure imitant l’écorce d’arbre, m’avoient semblé préférables à des escarpins ; point de bas ni de gants blancs, j’en avois assorti la couleur à la teinte de la carnation de ces habitans des forêts ; une simple draperie de peau de tigre couvroit une partie de leurs corps, tout le reste paroissoit nu ; et pour que le costume n’eût pas un air trop dur, et ne contrastât pas trop avec l’habillement élegant des Nymphes, j’avois fait jetter sur les draperies une guirlande de feuillages mélés de fleurs.

J’avois encore imaginé des silences dans la musique et ces silences produisoient l’effet le plus flatteur : L’oreille du spectateur cessant tout à coup d’être frappée par l’harmonie, son œil embrassoit avec plus d’attention tous les détails des tableaux, la position et le dessin des groupes, l’expression des têtes, et les différentes parties de l’ensemble ; rien n’échappoit à ses regards. Cette suspension dans la musique et dans les mouvemens du corps, répand un calme et un beau jour ; elle fait sortir avec plus de feu les morceaux qui la suivent : ce sont des ombres, qui ménagées avec art et distribuées avec goût, donnent un nouveau prix et une valeur réelle à toutes les parties de la composition : mais le talent consiste à les employer avec économie : elles deviendroient aussi funestes à la danse qu’elles le sont quelquefois à la peinture, lorsqu’on en abuse.

Passons aux Fêtes, ou aux Jalousies du Serrail. Ce ballet et celui dont je viens de vous parler, ont partagé le goût du public ; ils sont néanmoins dans un genre absolument opposé, et ne peuvent être mis en comparaison l’un avec l’autre.

Le théatre représente une des parties du Sérail ; un péristile orné de cascades et de jets d’eau, forme l’avant-scène. Le fond du théatre une colonade circulaire en charmille ; les intervalles de cette colonade sont couronnés de guirlandes de Fleurs, et enrichis de groupes, et de jets d’eau. Le morceau le plus éloigné qui termine la décoration, présente une cascade de plusieurs nappes, qui se perd dans un bassin, et qui laisse découvrir derrière elle un paysage et un lointain. Les femmes du sérail sont placées sur de riches sophas et sur des carreaux ; elles s’occupent à différens ouvrages en usage chez les Turcs.

Des Eunuques blancs et des Eunuques noirs superbement habillés, paroissent et présentent aux Sultanes, le sorbet, le café ; d’autres s’empressent de leur offrir des fleurs, des fruits et des parfums. Une d’entre elles plus occupée d’elle-même que ses compagnes, refuse tout pour avoir un miroir ; un esclave lui en présente un. Elle se mire, elle s’examine avec complaisance ; elle arrange ses gestes, ses attitudes et sa démarche. Ses compagnes jalouses de ses graces cherchent à imiter tous ses mouvemens ; et de là, naissent plusieurs entrées, tant générales que particulières, qui ne peignent que la volupté, et le désir ardent que toutes ont également de plaire à leur maître.

Aux charmes d’une musique tendre et du murmure des eaux, succède un air fier et marqué, dansé par des muets, par des Eunuques noirs et des Eunuques blancs, qui annoncent l’arrivée du Grand-Seigneur.

Il entre avec précipitation, suivi de l’Aga, d’une foule de Janissaires, de plusieurs Bostangis et de quatre Nains. Dans cet instant les Eunuques et les Muets tombent à genoux ; toutes les femmes s’inclinent, et les Nains lui offrent dans des corbeilles, des fleurs et des fruits. Il choisit un bouquet, et il ordonne, par un seul geste à tous les esclaves de disparoitre.

Le Grand-Seigneur seul au milieu de ses femmes, semble indéterminé sur le choix qu’il doit faire ; il se promène autour d’elles avec cet air indécis que donne la multiplicité des objets aimables. Toutes ces femmes s’efforcent de captiver son cœur, mais Zaïre et Zaïde semblent devoir obtenir la préférence. Il présente le bouquet à Zaïde ; et dans l’instant qu’elle l’accepte, un regard de Zaïre suspend son choix : il l’éxamine, il promène de nouveau ses regards, il revient ensuite à Zaïde ; mais un sourire enchanteur de Zaïre le décide entièrement, il lui donne le bouquet ; elle l’accepte avec transport. Les autres sultanes peignent par leurs attitudes le dépit et la jalousie. Zaïre jouit malignement de la confusion de ses compagnes et de l’abattement de sa rivale. Le Sultan s’appercevant de l’impression que son choix vient de faire sur les femmes du Sérail, et voulant ajouter au triomphe de Zaïre, ordonne à Fatime, à Zima et à Zaïde d’attacher à la Sultane favorite le bouquet dont il l’a décorée. Elles obéissent à regret ; et malgré l’empressement avec le quel elles semblent se rendre aux ordres du Sultan, elles laissent échapper des mouvemens de dépit et de désespoir, qu’elles étouffent en apparence lorsqu’elles rencontrent les yeux de leur maître.

Le Sultan danse un pas-de-deux voluptueux avec Zaïre, et se retire avec elle.

Zaïde, à qui le Grand-Seigneur avoit feint de présenter le bouquet, confuse et désesperée se livre, dans une entrée seule, à la rage et au dépit le plus affreux. Elle tire son poignard, elle veut s’arracher la vie ; mais ses compagnes arrêtent son bras et se hatent de la détourner de ce dessein barbare.

Zaïde est prête à se rendre lorsque Zaïre reparoit avec fierté ; sa présence rappelle sa rivale à toute sa fureur ; celle-ci s’élance avec précipitation sur elle pour lui porter le coup qu’elle se destinoit ; Zaïre l’esquive adroitement ; elle se saisit de ce même poignard, et lève le bras pour en frapper Zaïde. Les femmes du Sérail se partagent alors, elles accourent à l’une et à l’autre ; Zaïde désarmée profite de l’instant où son ennemie a le bras arrêté, elle se jette sur le poignard que Zaïre porte à son côté pour s’en servir contre elle ; mais les Sultanes attentives à leur conservation, parent le coup. Dans l’instant les Eunuques appellés par le bruit entrent dans le Sérail ; ils voyent le combat engagé de façon à leur faire craindre de ne pouvoir rétablir la paix, et ils sortent précipitamment pour avertir le Sultan. Les Sultanes dans ce moment entraînent et séparent les deux rivales qui font des efforts incroyables pour se dégager ; elles y réussissent. A peine sont-elles libres quelles s’élancent l’une sur l’autre avec fureur. Toutes les femmes effrayées volent entre elles pour arrêter leurs coups. Dans le moment le Sultan se présente : le changement que produit son arrivée est un coup de théatre frappant. Le plaisir et la tendresse succèdent sur le champ à la douleur et à la rage. Zaïre, loin de se plaindre, montre par une générosité ordinaire aux belles âmes, un air de sérénité qui rassure le Sultan, et qui calme les craintes qu’il avoit de perdre l’objet de sa tendresse. Ce calme fait renaître la joye dans le Sérail, et le Grand-Seigneur permet alors aux Eunuques de donner une fête à Zaïre ; la danse devient générale.

Dans un pas-de-deux, Zaïre et Zaïde se reconcilient. Le Grand-Seigneur danse avec elles un pas-de-trois, dans le quel il marque toujours une préférence décidée pour Zaïre.

Cette fête est terminée par une contredanse noble. La dernière figure offre un groupe posé sur un trône élevé sur des gradins ; il est composé des femmes du Sérail et du Grand-Seigneur ; Zaïre et Zaïde sont assises à ses cotés. Ce groupe est couronné par un grand baldaquin dont les rideaux sont supportés par des esclaves. Les deux côtés du théatre offrent un autre groupe de Bostangis, d’Eunuques blancs, d’Eunuques noirs, de Muets, de Janissaires et de Nains prosternés au pied du trône du Grand-Seigneur.

Voilà, Monsieur, une description bien foible d’un enchaînement de scènes qui toutes intéressent réellement. L’instant ou le Grand-Seigneur se décide, celui où il emmene la Sultane favorite, le combat des femmes, le groupe qu’elles forment à l’arrivée du Sultan, ce changement subit, cette opposition de sentimens, cet amour que toutes les femmes témoignent pour elles-mêmes, et qu’elles expriment toutes différemment, sont autant de contrastes que je ne peux vous faire saisir. Je suis dans la même impuissance relativement aux scènes simultanées que j’avois placées dans ce ballet. La pantomime est un trait, les tableaux qui en résultent sont rapides comme l’éclair ; ils ne durent qu’un instant et font aussitôt place à d’autres. Or, Monsieur, dans un ballet bien conçu il faut peu de dialogue et peu de momens tranquilles ; le cœur doit y être toujours agité. Ainsi, comment décrire l’expression vive du sentiment et l’action animée de la pantomime ? C’est à l’âme à peindre et c’est à l’âme à saisir le tableau.

L’action des ballets dont je viens de vous parler est bien moins longue à l’exécution qu’à la lecture. Des signes extérieurs qui annoncent un sentiment, deviennent froids et languissans, s’ils ne sont subitement suivis d’autres signes indicatifs de quelques nouvelles passions qui lui succèdent ; encore est-il nécessaire de diviser l’action entre plusieurs personnages ; une même altération, des mêmes efforts des mêmes mouvemens, une agitation toujours continuelle fatigueroient et ennuieroient enfin et l’acteur et le spectateur ; il importe donc d’éviter les longueurs, si l’on veut laisser à l’expression la force qu’elle doit avoir, aux gestes leur énergie, à la physionomie son ton, aux yeux leur éloquence aux attitudes et aux positions leurs graces et leur verité.

Le ballet des Fêtes ou des Jalousies du Serail, diront peut-être les critiques versés dans la lecture des Romans, pèche contre le costume et les usages des Levantins ; ils trouveront qu’il est ridicule d’introduire des Janissaires et des Bostangis dans la partie du Sérail destinée aux femmes du Grand-Seigneur, et ils objecteront encore qu’il n’y a point de nains à Constantinople, et que le Grand Seigneur ne les aime pas.

Je conviendrai de la justesse de leurs observations et de l’étendue de leurs connoissances ; mais je leur répondrai que si mes idées ont choqué la vérité, elles n’ont point blessé la vraisemblance ; et dèslors j’aurai eu raison de recourir à des licences nécessaires que tous les auteurs se sont permis dans des ouvrages bien plus importants que des ballets.

En s’attachant scrupuleusement à peindre le caractère, les mœurs et les usages de certaines nations les tableaux seroient souvent d’une composition pauvre et monotone : aussi y auroit-il de l’injustice à condamner un peintre sur les licences ingénieuses qu’il auroit prises, si ces mêmes licences contribuoient à la perfection, à la variété et à l’élégance de ses tableaux.

Lorsque les caractères sont soutenus, que celui de la nation qu’on représente n’est point altéré, et que la nature ne se perd pas sous des embellissemens qui lui sont étrangers et qui la dégradent ; lorsqu’enfin l’expression du sentiment est fidèle, que le coloris est vrai, que le clair-obscur est ménagé avec art, que les positions sont nobles, que les groupes sont ingénieux, que les masses sont belles et que le dessin est correct, le tableau dèslors est excellent et produit son effet.

Je crois, Monsieur, qu’une fête Turque ou Chinoise ne plairoit point à notre nation, si on n’avoit l’art de l’embellir ; et je suis persuadé que la manière de danser de ces peuples ne seroit point en droit de séduire : Ce costume exact et cette imitation n’offriroient qu’un spectacle très plat, et peu digne d’un public, qui n’applaudit qu’autant que les artistes ont l’art d’associer la délicatesse et le goût aux différentes productions qu’on lui présente.

Si ceux qui m’ont critiqué sur la prétendue licence que j’avois prise d’introduire des Bostangis et des Janissaires au Sérail, avoient été témoins de l’exécution, de la distribution et de la marche de mon ballet, ils auroient vû que ces personnages, qui les ont blessé à cent lieues d’éloignement, n’entroient point dans la partie du Sérail ou se tiennent les femmes ; qu’ils ne paroissoient que dans le jardin, et que je ne les avois associés à cette scène que pour faire cortège, et pour rendre l’arrivée du Grand-Seigneur plus imposante et plus majestueuse.

Au reste, Monsieur, une critique qui ne porte que sur un programme tombe d’elle-même, parce qu’elle n’est appuyée sur rien. On prononce sur le mérite d’un peintre d’après ses tableaux, et non d’après son style ; on doit prononcer de même sur celui du maître de ballets d’après l’effet des groupes, des situations, des coups de théatre, des figures ingénieuses, des formes saillantes et de l’ensemble qui règnent dans son ouvrage. Juger de nos productions sans les voir, c’est croire pouvoir décider d’un objet sans lumières.

Je suis, etc.