(1769) Traité contre les danses [graphies originales] « Traité contre les danses. [Seconde partie.] — Chapitre III. Objections tirées des Docteurs de l’Eglise. » pp. 167-174
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(1769) Traité contre les danses [graphies originales] « Traité contre les danses. [Seconde partie.] — Chapitre III. Objections tirées des Docteurs de l’Eglise. » pp. 167-174

Chapitre III.

Objections tirées des Docteurs de l’Eglise.

Après avoir pris dans les saintes Ecritures des autorités pour la condamnation des danses, j’en ai pris ensuite dans les ouvrages et les sermons des saints docteurs de l’Eglise. Mais que ne font pas encore les personnes qui, remplies de l’esprit du monde, prennent la défense des danses, pour affoiblir l’impression de ce qu’ont dit contre elles ces saints docteurs ? Ce qui a, disent-ils, animé leur zèle à ce sujet, c’est que de leur temps les danses étoient jointes à l’idolâtrie, et qu’elles se faisoient en l’honneur des fausses divinités ; au lieu que les danses qui se font parmi nous, sont de simples divertissemens, où il n’entre rien, comme autrefois, d’un culte faux et superstitieux.

Je conviens que l’idolâtrie n’ayant plus lieu parmi nous, les danses d’aujourd’hui n’en sont pas une suite ; mais outre que l’origine qu’elles ont eue, puisqu’on reconnoît qu’elles ont été établies d’abord pour honorer les fausses divinités, devoit seule suffire pour en inspirer de l’éloignement à des chrétiens, ces danses n’étoient infectées d’idolâtrie, que parce qu’elles venoient après les sacrifices offerts aux idoles, et non pas qu’elles fussent elles-mêmes mêlées à un culte idolâtre : aussi, cette raison n’entroit pour rien dans les motifs par lesquels les saints Pères de l’Eglise attaquoient la danse. Quoiqu’il n’y eût point d’idolâtrie extérieure et sensible, comme dans celle que saint Augustin condamnoit de son temps, il ne laissoit pas de les appeler les jeux du démon, (Jer. 311, n.° 6.) ludos dæmoniorum  ; parce que, soit parmi les païens, soit parmi les chrétiens, elles font plaisir aux démons qui mettent leur joie dans la perte des ames, dont les danses sont une occasion très-ordinaire. Qu’on fasse attention aux raisons pour lesquelles les saints pères les ont si fortement condamnées, on verra que la principale qu’ils ont alléguée est, qu’elles sont une école d’impureté, à cause du mélange de jeunes personnes de différent sexe, et à cause de tout ce qui s’y dit, qui s’y fait, et qui s’y voit d’immodeste. Or, cette raison ne regarde-t-elle pas les danses qui se font maintenant, comme celles qui se faisoient autrefois et du temps des saints docteurs ? Les chrétiens d’aujourd’hui ont-ils plus d’éloignement du vice, et sont-ils plus affermis dans la vertu, que ne l’étoient ceux à qui les anciens Pères de l’Eglise parloient ? Au contraire, nos mœurs ne sont-elles pas plus corrompues, et ne se corrompent-elles pas chaque jour de plus en plus ? Que reste-t-il parmi nous de l’ancien esprit de piété ? La plupart des chrétiens ne savent ce que c’est que la vigilance chrétienne, et l’esprit de prière et de mortification nécessaire pour se garantir de la corruption qui se répand comme un torrent, et gagne comme une gangrène ; à peine avons-nous conservé quelque extérieur de religion. Après que l’esprit intérieur nous a presque entièrement abandonnés dans un siècle marqué à tant de traits qui le déshonorent, et qui nous rapprochent si fort du paganisme, les danses seroient-elles moins dangereuses qu’elles ne l’étoient du temps des saints Pères, où un grand nombre de chrétiens vivoient encore dans la ferveur du christianisme ; au lieu qu’il n’y en a presque plus aujourd’hui qui en connoissent et en sentent la sainteté et les devoirs ? Ce que les saints Pères de l’Eglise ont dit autrefois contre les danses, a donc encore plus de force par rapport à nous, que par rapport aux Fidèles de leur temps ; par conséquent, les danses doivent être plus sévèrement défendues aujourd’hui qu’autrefois. L’auteur que M. Bossuet réfute dans ses réflexions sur la comédie, n’avoit pas eu honte, quoique prêtre et religieux, d’écrire en faveur des spectacles ; et pour éluder l’autorité des anciens docteurs, il prétendoit pareillement que les saints pères ne blâmoient dans les spectacles de leur temps, que l’idolâtrie et les scandaleuses et manifestes impudicités. Voici la réponse du savant et illustre évêque de Meaux, qui vient merveilleusement à mon sujet : (collection des ouvrages de M. Bossuet, tom. 7, p. 623 et 624.)

« C’est lire trop négligemment les ouvrages des saints pères, que d’assurer, comme fait l’auteur, qu’ils ne blâment, dans les spectacles de leur temps, que l’idolâtrie et les scandaleuses et manifestes impudicités. C’est être trop sourd à la vérité, de ne pas sentir que leur raison porte plus loin. Ils blâment, dans les jeux et les théâtres, l’inutilité, la prodigieuse dissipation, le trouble, la commotion de l’esprit, peu convenables aux chrétiens, dont le cœur doit être le sanctuaire de la paix. Ils y blâment les passions excitées, la vanité, la parure, les grands ornemens qu’ils mettent au rang des pompes que nous avons abjurées par le baptême ; le désir de voir et d’être vu ; la malheureuse rencontre des yeux qui se cherchent les uns les autres ; la trop grande occupation à des choses vaines ; les éclats de rire qui font oublier la présence de Dieu, et le compte qu’il faut rendre de ses moindres actions et de ses moindres paroles ; et enfin tout le sérieux de la vie chrétienne. Dites que les saints pères ne blâment pas toutes ces choses et tous ces amas de périls que les théâtres réunissent : dites qu’ils n’y blâment pas les choses honnêtes qui enveloppent le mal, et lui servent d’introducteur… Parmi ces commotions dont je parle, qui peut élever son cœur à Dieu ? Qui ose lui dire qu’il est là pour l’amour de lui et pour lui plaire ? Qui ne craint pas dans ces folles joies d’étouffer en soi l’esprit de prière, et d’interrompre cet exercice, qui, selon la parole de Jésus-Christ, (Luc. 18, 1.) doit être perpétuel dans un chrétien, du moins en désir et dans la préparation du cœur ? On trouvera dans les saints pères toutes ces raisons et beaucoup d’autres. Que si on veut pénétrer les principes de leur morale, quelle sévère condamnation n’y trouvera-t-on pas de l’esprit qui mène aux spectacles, où, pour ne pas reconnoître tous les autres maux qui les accompagnent, on ne cherche qu’à s’étourdir soi-même, pour calmer la persécution de cet inexorable ennui qui fait le fonds de la vie humaine, depuis que l’homme a perdu le goût de Dieu ?

« Quelle que soit la sévérité qu’on verra dans les saints docteurs, dit encore (ibid. p. 745.) cet illustre évêque, elle sera toujours au-dessous de celle de Jésus-Christ, qui soumet à un jugement si rigoureux, non pas les paroles mauvaises, mais les paroles inutiles, lorsqu’il dit : (Marc. c. 12, v. 36.) Je vous déclare qu’au jour du jugement, les hommes rendront compte de toutes les paroles inutiles qu’ils auront dites.  »

J’ai démontré que les dangers et les maux que M. Bossuet fait remarquer ici dans les spectacles, se trouvent également dans les danses. Sa réponse frappe donc autant les danses que les spectacles ; et elle trouve par conséquent très-bien sa place dans ce petit traité.

En vain s’efforceroit-on de mettre ici les saints en contradiction avec les saints, en opposant à ce qu’ont dit contre elles les saints pères, ce qu’on lit dans l’introduction à la vie dévote de saint François de Sales : (c. 23 et 24.) « Que les danses et les bals sont des choses indifférentes de leur nature ; et qu’ainsi on peut y aller, pourvu que ce soit rarement, avec beaucoup de circonspection, et par une sorte de nécessité. » Mais qu’on lise attentivement les ouvrages ; de S. François de Sales, et l’on verra que cet aimable saint envisageoit la danse comme un simple mouvement du corps, abstraction faite de toutes les circonstances qui les accompagnent, comme la réunion des deux sexes. Car aussitôt, considérant les danses de la manière dont elles se font aujourd’hui, il ajoute « que ces divertissemens penchent fort du côté du mal, et sont très-dangereux ». (Ce sont ses termes.) Et un des grands dangers qu’il y trouve, « c’est que l’amour profane et impur s’y engendre fort aisément » : c’est pourquoi il croit pouvoir dire des danses ce que tous les médecins disent des champignons. « Ils assurent, dit-il, que les meilleurs ne valent rien. Je vous en dis autant des bals et des danses. Ces sortes de divertissemens ridicules sont ordinairement dangereux ; ils dissipent l’esprit de dévotion, diminuent les forces de l’ame, refroidissent la charité, réveillent dans l’ame mille sortes d’affections. » N’est-ce pas là en dire assez pour en éloigner ? Si après cela saint François de Sales donne les danses comme une chose indifférente de leur nature, ce ne peut être qu’en les considérant en général comme un simple exercice corporel, et séparément de tout ce qui les rend si dangereuses, eu égard à la manière dont elles se font.

Aussi, ce saint a-t-il cru devoir prescrire différentes considérations bonnes et fort saintes, auxquelles il dit « qu’il faut avoir recours après les danses, pour empêcher les impressions dangereuses que le vain plaisir qu’on a reçu seroit capable de faire. » Et quelles sont ces considérations ? C’est, par exemple, dit-il, de penser, lorsqu’on étoit à prendre ce plaisir de la danse, que plusieurs réprouvés brûloient dans l’enfer pour les péchés commis à la danse et à cause des danses ; que plusieurs religieux et personnes de piété étoient à la même heure devant Dieu, chantant ses louanges, et contemplant ses divines perfections ; et que leur temps a été par là bien mieux employé que celui qu’on a mis à danser ; qu’on a fait pitié à la sainte Vierge, aux anges et aux saints, lorsqu’ils ont vu que le cœur s’arrêtoit à ce plaisir si ridicule ; qu’enfin à mesure qu’on y a donné plus de temps, on s’est aussi plus approché de la mort qui mettra fin à tous ces plaisirs. »

Je demande maintenant s’il est bien facile et bien ordinaire de s’appliquer, au retour de la danse, à toutes ces considérations, que saint François de Sales croit néanmoins nécessaires pour empêcher les funestes impressions du plaisir qu’on y a cherché et goûté ? Et si l’on convient que le conseil de ce saint n’est ni pratiqué, ni même praticable, ce qu’il paroît dire de favorable aux danses ne tombe-t-il pas de lui-même ? Et n’est-il pas évident que c’est bien réellement défendre les danses, que de ne les permettre qu’à des conditions qu’on sent bien ne pouvoir guère être remplies ? Voilà pourtant tout ce qu’on peut alléguer d’un saint en faveur de la danse : n’en doit-on pas conclure qu’il faut que ce divertissement soit bien dangereux, pour qu’en semblant le permettre, on se croie obligé de prendre tant de précautions pour empêcher les suites funestes qui en peuvent naître ?

Vossius, théologien protestant, que j’ai déjà cité, établit à ce sujet un principe fondé sur le bon sens, comme sur la bonne morale. (Voss. suprà, p. 338.) Il dit « qu’il faut juger des choses moins par ce qu’elles sont selon quelques idées spéculatives, que parce qu’elles sont dans l’usage ordinaire ». Quand donc, en considérant les danses spéculativement et dans une généralité métaphysique, on trouveroit par le raisonnement, qu’il peut y avoir quelques danses innocentes, il n’en est pas moins vrai que par une suite de la corruption naturelle à tous les hommes, elles sont presque toujours une occasion de tentation et de chute pour plusieurs, et surtout pour les jeunes personnes de l’un et de l’autre sexe qui s’y trouvent. Cette raison n’est-elle pas suffisante pour engager à retrancher absolument une source si abondante de péchés ? Qu’importe qu’on puisse absolument danser sans péché, si presque toujours on y pèche pendant la danse ou après, ou si, n’y péchant pas, on s’expose visiblement au danger de pécher ? Le péché est un si grand mal que nous ne saurions mettre une trop grande distance entre nous et le danger de le commettre. Vouloir aller précisément jusqu’à la dernière ligne, pour ainsi dire, et jusqu’au dernier point qui sépare le bien du mal, c’est risquer trop visiblement de tomber dans le mal qu’on semble vouloir éviter. Aussi, saint Paul écrit-il aux Thessaloniciens : (1. c. 5, v. 22.) Abstenez-vous de tout ce qui a l’apparence du mal. Et Tertullien nous avertit « qu’on ne sauroit trop prendre de sûretés lorsqu’il s’agit de l’éternité. » Nulla satis magna securitas, ubì periclitatur æternitas.