Chapitre III.
Objections tirées des Docteurs de l’Eglise.
Après avoir pris dans les saintes Ecritures des autorités pour la condamnation des danses, j’en ai pris ensuite dans les ouvrages et les sermons des saints docteurs de l’Eglise. Mais que ne font pas encore les personnes qui, remplies de l’esprit du monde, prennent la défense des danses, pour affoiblir l’impression de ce qu’ont dit contre elles ces saints docteurs ? Ce qui a, disent-ils, animé leur zèle à ce sujet, c’est que de leur temps les danses étoient jointes à l’idolâtrie, et qu’elles se faisoient en l’honneur des fausses divinités ; au lieu que les danses qui se font parmi nous, sont de simples divertissemens, où il n’entre rien, comme autrefois, d’un culte faux et superstitieux.
Je conviens que l’idolâtrie n’ayant plus lieu parmi nous, les danses
d’aujourd’hui n’en sont pas une suite ; mais outre que l’origine qu’elles
ont eue, puisqu’on reconnoît qu’elles ont été établies d’abord pour honorer
les fausses divinités, devoit seule suffire pour en inspirer de
l’éloignement à des chrétiens, ces danses n’étoient infectées d’idolâtrie,
que parce qu’elles venoient après les sacrifices offerts aux idoles, et non
pas qu’elles fussent elles-mêmes mêlées à un culte idolâtre : aussi, cette
raison n’entroit pour rien dans les motifs par lesquels les saints Pères de
l’Eglise attaquoient la danse. Quoiqu’il n’y eût point d’idolâtrie
extérieure et sensible, comme dans celle que saint Augustin condamnoit de
son temps, il ne laissoit pas de les appeler les jeux du démon, (Jer. 311,
n.° 6.)
ludos dæmoniorum
; parce que, soit
parmi les païens, soit parmi les chrétiens, elles font plaisir aux démons
qui mettent leur joie dans la perte des ames, dont les danses sont une
occasion très-ordinaire. Qu’on fasse attention aux raisons pour lesquelles
les saints pères les ont si fortement condamnées, on verra que la principale
qu’ils ont alléguée est, qu’elles sont une école d’impureté, à cause du
mélange de jeunes personnes de différent sexe, et à cause de tout ce qui s’y
dit, qui s’y fait, et qui s’y voit d’immodeste. Or, cette raison ne
regarde-t-elle pas les danses qui se font maintenant,
comme celles qui se faisoient autrefois et du temps des
saints docteurs ? Les chrétiens d’aujourd’hui ont-ils plus d’éloignement du
vice, et sont-ils plus affermis dans la vertu, que ne l’étoient ceux à qui
les anciens Pères de l’Eglise parloient ? Au contraire, nos mœurs ne
sont-elles pas plus corrompues, et ne se corrompent-elles pas chaque jour de
plus en plus ? Que reste-t-il parmi nous de l’ancien esprit de piété ? La
plupart des chrétiens ne savent ce que c’est que la vigilance chrétienne, et
l’esprit de prière et de mortification nécessaire pour se garantir de la
corruption qui se répand comme un torrent, et gagne comme une gangrène ; à
peine avons-nous conservé quelque extérieur de religion. Après que l’esprit
intérieur nous a presque entièrement abandonnés dans un siècle marqué à tant
de traits qui le déshonorent, et qui nous rapprochent si fort du paganisme,
les danses seroient-elles moins dangereuses qu’elles ne l’étoient du temps
des saints Pères, où un grand nombre de chrétiens vivoient encore dans la
ferveur du christianisme ; au lieu qu’il n’y en a presque plus aujourd’hui
qui en connoissent et en sentent la sainteté et les devoirs ? Ce que les
saints Pères de l’Eglise ont dit autrefois contre les danses, a donc encore
plus de force par rapport à nous, que par rapport aux Fidèles de leur
temps ; par conséquent, les danses doivent être plus sévèrement défendues
aujourd’hui qu’autrefois. L’auteur que M. Bossuet réfute dans ses réflexions
sur la
comédie, n’avoit pas eu honte, quoique
prêtre et religieux, d’écrire en faveur des spectacles ; et pour éluder
l’autorité des anciens docteurs, il prétendoit pareillement que les saints
pères ne blâmoient dans les spectacles de leur temps, que l’idolâtrie et les
scandaleuses et manifestes impudicités. Voici la réponse du savant et
illustre évêque de Meaux, qui vient merveilleusement à mon sujet : (collection des ouvrages de M. Bossuet, tom. 7, p. 623 et
624.)
« C’est lire trop négligemment les ouvrages des saints pères, que d’assurer, comme fait l’auteur, qu’ils ne blâment, dans les spectacles de leur temps, que l’idolâtrie et les scandaleuses et manifestes impudicités. C’est être trop sourd à la vérité, de ne pas sentir que leur raison porte plus loin. Ils blâment, dans les jeux et les théâtres, l’inutilité, la prodigieuse dissipation, le trouble, la commotion de l’esprit, peu convenables aux chrétiens, dont le cœur doit être le sanctuaire de la paix. Ils y blâment les passions excitées, la vanité, la parure, les grands ornemens qu’ils mettent au rang des pompes que nous avons abjurées par le baptême ; le désir de voir et d’être vu ; la malheureuse rencontre des yeux qui se cherchent les uns les autres ; la trop grande occupation à des choses vaines ; les éclats de rire qui font oublier la présence de Dieu, et le compte qu’il faut rendre de ses moindres actions et de ses moindres paroles ; et enfin tout le sérieux de la vie chrétienne. Dites que les saints pères ne blâment pas toutes ces choses et tous ces amas de périls que les théâtres réunissent : dites qu’ils n’y blâment pas les choses honnêtes qui enveloppent le mal, et lui servent d’introducteur… Parmi ces commotions dont je parle, qui peut élever son cœur à Dieu ? Qui ose lui dire qu’il est là pour l’amour de lui et pour lui plaire ? Qui ne craint pas dans ces folles joies d’étouffer en soi l’esprit de prière, et d’interrompre cet exercice, qui, selon la parole de Jésus-Christ, (Luc. 18, 1.) doit être perpétuel dans un chrétien, du moins en désir et dans la préparation du cœur ? On trouvera dans les saints pères toutes ces raisons et beaucoup d’autres. Que si on veut pénétrer les principes de leur morale, quelle sévère condamnation n’y trouvera-t-on pas de l’esprit qui mène aux spectacles, où, pour ne pas reconnoître tous les autres maux qui les accompagnent, on ne cherche qu’à s’étourdir soi-même, pour calmer la persécution de cet inexorable ennui qui fait le fonds de la vie humaine, depuis que l’homme a perdu le goût de Dieu ?
« Quelle que soit la sévérité qu’on verra dans les saints docteurs, dit encore (ibid. p. 745.) cet illustre évêque, elle sera toujours au-dessous de celle de Jésus-Christ, qui soumet à un jugement si rigoureux, non pas les paroles mauvaises, mais les paroles inutiles, lorsqu’il dit : (Marc. c. 12, v. 36.)
Je vous déclare qu’au jour du jugement, les hommes rendront compte de toutes les paroles inutiles qu’ils auront dites.»
J’ai démontré que les dangers et les maux que M. Bossuet fait remarquer ici dans les spectacles, se trouvent également dans les danses. Sa réponse frappe donc autant les danses que les spectacles ; et elle trouve par conséquent très-bien sa place dans ce petit traité.
En vain s’efforceroit-on de mettre ici les saints en contradiction avec les
saints, en opposant à ce qu’ont dit contre elles les saints pères, ce qu’on
lit dans l’introduction à la vie dévote de saint François de Sales : (c. 23
et 24.) « Que les danses et les bals sont des choses indifférentes de
leur nature ; et qu’ainsi on peut y aller, pourvu que ce soit rarement,
avec beaucoup de circonspection, et par une sorte de
nécessité. »
Mais qu’on lise attentivement les ouvrages ; de
S. François de Sales, et l’on verra que cet aimable saint envisageoit la
danse comme un simple mouvement du corps, abstraction faite de toutes les
circonstances qui les accompagnent, comme la réunion des deux sexes. Car
aussitôt, considérant les danses de la manière dont elles se font
aujourd’hui, il ajoute « que ces divertissemens penchent fort du côté
du mal, et sont très-dangereux »
. (Ce sont ses termes.) Et un
des grands dangers qu’il y trouve, « c’est que l’amour profane et
impur s’y engendre fort aisément »
: c’est pourquoi
il croit pouvoir dire des danses ce que tous les médecins
disent des champignons. « Ils assurent,
dit-il, que les meilleurs ne valent rien. Je vous en dis
autant des bals et des danses. Ces sortes de divertissemens ridicules
sont ordinairement dangereux ; ils dissipent l’esprit de dévotion,
diminuent les forces de l’ame, refroidissent la charité, réveillent dans
l’ame mille sortes d’affections. »
N’est-ce pas là en dire assez
pour en éloigner ? Si après cela saint François de Sales donne les danses
comme une chose indifférente de leur nature, ce ne peut être qu’en les
considérant en général comme un simple exercice corporel, et séparément de
tout ce qui les rend si dangereuses, eu égard à la manière dont elles se
font.
Aussi, ce saint a-t-il cru devoir prescrire différentes considérations bonnes
et fort saintes, auxquelles il dit « qu’il faut avoir recours après
les danses, pour empêcher les impressions dangereuses que le vain
plaisir qu’on a reçu seroit capable de faire. »
Et quelles sont
ces considérations ? C’est, par exemple, dit-il, de penser, lorsqu’on étoit
à prendre ce plaisir de la danse, que plusieurs réprouvés brûloient dans
l’enfer pour les péchés commis à la danse et à cause des danses ; que
plusieurs religieux et personnes de piété étoient à la même heure devant
Dieu, chantant ses louanges, et contemplant ses divines perfections ; et que
leur temps a été par là
bien mieux employé que
celui qu’on a mis à danser ; qu’on a fait pitié à la sainte Vierge, aux
anges et aux saints, lorsqu’ils ont vu que le cœur s’arrêtoit à ce plaisir
si ridicule ; qu’enfin à mesure qu’on y a donné plus de temps, on s’est
aussi plus approché de la mort qui mettra fin à tous ces plaisirs. »
Je demande maintenant s’il est bien facile et bien ordinaire de s’appliquer, au retour de la danse, à toutes ces considérations, que saint François de Sales croit néanmoins nécessaires pour empêcher les funestes impressions du plaisir qu’on y a cherché et goûté ? Et si l’on convient que le conseil de ce saint n’est ni pratiqué, ni même praticable, ce qu’il paroît dire de favorable aux danses ne tombe-t-il pas de lui-même ? Et n’est-il pas évident que c’est bien réellement défendre les danses, que de ne les permettre qu’à des conditions qu’on sent bien ne pouvoir guère être remplies ? Voilà pourtant tout ce qu’on peut alléguer d’un saint en faveur de la danse : n’en doit-on pas conclure qu’il faut que ce divertissement soit bien dangereux, pour qu’en semblant le permettre, on se croie obligé de prendre tant de précautions pour empêcher les suites funestes qui en peuvent naître ?
Vossius, théologien protestant, que j’ai déjà cité, établit à ce sujet un
principe fondé sur le bon sens, comme sur la bonne morale. (Voss. suprà, p. 338.) Il dit « qu’il faut juger des choses
moins par ce qu’elles
sont selon quelques
idées spéculatives, que parce qu’elles sont dans l’usage
ordinaire »
. Quand donc, en considérant les danses
spéculativement et dans une généralité métaphysique, on trouveroit par le
raisonnement, qu’il peut y avoir quelques danses innocentes, il n’en est pas
moins vrai que par une suite de la corruption naturelle à tous les hommes,
elles sont presque toujours une occasion de tentation et de chute pour
plusieurs, et surtout pour les jeunes personnes de l’un et de l’autre sexe
qui s’y trouvent. Cette raison n’est-elle pas suffisante pour engager à
retrancher absolument une source si abondante de péchés ? Qu’importe qu’on
puisse absolument danser sans péché, si presque toujours on y pèche pendant
la danse ou après, ou si, n’y péchant pas, on s’expose visiblement au danger
de pécher ? Le péché est un si grand mal que nous ne saurions mettre une
trop grande distance entre nous et le danger de le commettre. Vouloir aller
précisément jusqu’à la dernière ligne, pour ainsi dire, et jusqu’au dernier
point qui sépare le bien du mal, c’est risquer trop visiblement de tomber
dans le mal qu’on semble vouloir éviter. Aussi, saint Paul écrit-il aux
Thessaloniciens : (1. c. 5, v. 22.)
Abstenez-vous de
tout ce qui a l’apparence du mal.
Et Tertullien nous
avertit « qu’on ne sauroit trop prendre de sûretés lorsqu’il s’agit
de l’éternité. »
Nulla satis magna securitas, ubì periclitatur
æternitas.