Chapitre XI. Des Actions Épisodiques en Danse
L’enchantement de la fausse Oriane dans l’Opéra d’Amadis est une action de Danse épisodique. [Voir Enchantement] Elle forme par elle-même une action complète ; mais le sujet principal auquel elle est liée, et dont elle devient une partie par l’Art du Poète, pouvait absolument subsister sans elle. C’est un moyen ingénieux que Quinault a trouvé pour nouer son intrigue. Il aurait pu lui en substituer un autre, sans nuire à la marche théâtrale ; et on nomme épisodiques toutes les actions de cette espèce.
Il n’y a point d’Opéra de Quinault qui ne puisse fournir à la Danse, un grand nombre de ces actions, toutes nobles, théâtrales, susceptibles de la plus aimable expression, et toutes capables par conséquent de réchauffer l’exécution générale, dont l’expérience a démontré la faiblesse primitive. [Voir Divertissement]
La Mothe n’a connu que la Danse simple. Il l’a variée dans ses Opéras, en lui donnant quelques caractères nationaux ; mais elle y est amenée, sans aucune action nécessaire. Ce ne sont partout que des divertissements dans lesquels on ne danse que pour danser. Les habits sont différents. L’intention est toujours la même.
Mademoiselle Sallé cependant qui raisonnait tout ce qu’elle avait à faire, avait eu l’adresse de placer une action épisodique fort ingénieuse dans la passacaille de l’Europe Galante.
Cette Danseuse paraissait au milieu de ses Rivales, avec les grâces et les désirs d’une jeune Odalisque qui a des desseins sur le cœur de son Maître. Sa Danse était formée de toutes les jolies attitudes qui peuvent peindre une pareille passion. Elle l’animait par degrés : on lisait, dans ses expressions, une suite de sentiments : on la voyait flottante tour à tour entre la crainte et l’espérance ; mais, au moment où le Sultan donne le mouchoir à la Sultane Favorite, son visage, ses regards, tout son maintien prenaient rapidement une forme nouvelle. Elle s’arrachait du Théâtre avec cette espèce de désespoir des âmes vives et tendres, qui ne s’exprime que par un excès d’accablement.
Ce tableau plein d’art et de passion était d’autant plus estimable, qu’il était entièrement de l’invention de la Danseuse. Elle avait embelli le dessein du Poète, et dès lors, elle avait franchi le rang où sont placés les simples Artistes, pour s’élever jusqu’à la classe rare des talents créateurs.
Je sais que nos Danseurs ont sur ce point une excuse qui paraît plausible. Les occasions semblent leur manquer dans la plupart de nos Opéras ; mais, lorsqu’on a de l’imagination, et une noble envie de sortir des routes communes, les difficultés s’aplanissent, et les moyens se multiplient. On supplée, avec du talent, du goût, et de l’esprit, aux lacunes d’un ouvrage. Un Danseur, un Maître des Ballets qui ont des idées, savent toujours faire naître les occasions de les bien placer : aussi est-ce moins à eux qu’aux jeunes Poètes qui voudront tenter à l’avenir la carrière du Théâtre Lyrique, que j’ose adresser le peu de mots que je vais écrire.
Dans un Opéra, genre faiblement estimé, fort peu connu, et de tous les genres de Poésie Dramatique, le plus difficile, les plus petites parties, ainsi que les plus grandes, doivent être dans un mouvement continu. [Voir Coupe, Couper]
On est dans l’habitude de ne regarder la Danse au Théâtre Lyrique, que comme un agrément isolé. Il est cependant indispensable, qu’elle y soit toujours intimement liée à l’action principale, qu’elle n’y fasse qu’un seul tout avec elle, qu’elle s’y enchaîne avec l’exposition, le nœud et le dénouement.
Si, jusqu’au dernier divertissement, qui seul peut n’être qu’une Fête générale, il y a une entrée de Danse, qu’on puisse en ôter sans nuire à l’économie totale, elle pèche dès lors contre les premières lois du dessein.
Si quelqu’un des divertissements n’est pas formé de tableaux d’action relatifs à l’action principale et vraiment nécessaires à sa marche, il n’est plus qu’un agrément déplacé contraire aux principes fondamentaux de l’Art du Théâtre. [Voir Divertissement, Fête]
Si quelque Danseur entre ou sort sans nécessité, si les Chœurs de Danse occupent la scène ou la quittent, sans que l’action qu’on représente l’exige, tous leurs mouvements, quelque bien ordonnés qu’ils soient d’ailleurs, ne sont que des contresens que la raison réprouve, et qui décèlent le mauvais goût.
Ainsi dans un Opéra, quelque brillante en soi que puisse être une Danse inutile, elle doit toujours être regardée comme ces froids récits des Tragédies, où l’acteur semble disparaître pour ne laisser voir que l’Auteur.
Tel est toutefois l’attrait de la Danse en action, que nous l’avons vue, il n’y a pas longtemps, charmer la Cour et la Ville, quoiqu’elle fût évidemment déplacée.
Dans l’Acte des Jeux Olympiques des Fêtes Grecques et Romaines 147, lorsque l’action commence, les Jeux sont finis. Alcibiade ne paraît, qu’après avoir remporté le prix qu’Aspasie est chargée de lui donner148. Un combat de Lutteurs faisant partie des Jeux Olympiques déjà terminés, est cependant alors l’action de Danse qu’on représente par un déplacement inconcevable.
Qu’il soit permis de le dire, le charme du moment a prévalu cette fois sur la justesse ordinaire des Spectateurs ; et tout Paris n’a applaudi dans cette occasion qu’un contresens que la réflexion démontre parfaitement absurde149. Tant il est vrai que la Danse en action cause une émotion si vive, lorsqu’elle est habilement exécutée, que le Spectateur le plus éclairé est plus en état d’examiner, et ne peut s’occuper que du plaisir de sentir.