I
Origines, composition, organisation.
Louis XIV. — Ses lettres-patentes. — Ordonnances du 11 janvier 1713. — Le budget du corps de ballet. — Sa composition. — Les droits d’auteur▶. — Extrait du cahier des charges de 1841. — Inobservation de l’article XXXV. — Le corps de ballet en 1868. — Les Rats. — Un mot de madame de Girardin. — Riposte à un vieux-beau. — Le corps de ballet actuel. — Ses divisions. — Ses appointements. — Libéralités de l’administration. — Les maillots. — Les chaussons. — Le registre aux Ripatons. — Comment on casse son patin.
Louis XIV, par lettres-patentes concernant la non-dérogeance des demoiselles et des gentilshommes disposés à figurer sur la scène de l’Opéra, autorise son « fidèle et bienaimé Jean-Baptiste Lulli à joindre à l’Académie royale de musique et de danse, instituée par les présentes, une école propre à former des élèves, tant pour danser que pour chanter, et aussy à dresser des bandes de violons et autres instruments. »
Ces lettres sont datées de 1672.
Onze ans auparavant, — en mars 1661, — le jeune prince s’était déjà exprimé ainsi dans de premières lettres-patentes :
« Bien que l’art de la danse ait toujours été reconnu l’un des plus honnêtes et des plus nécessaires à former le corps, néanmoins il s’est, pendant les désordres et la confusion des dernières guerres, introduit dans ledit art, comme en tous autres, un grand nombre d’abus capables de les porter à leur ruine irréparable, etc., etc., etc.
» Beaucoup d’ignorants ont tâché de le défigurer et de le corrompre en la personne de la plus grande partie des gens de qualité… Ce qui fait que nous en voyons peu, dans notre cour et suite, capables et en état d’entrer dans nos ballets, quelque dessein que nous eussions de les y appeler.
» A quoi étant nécessaire de pourvoir et désirant rétablir ledit art dans sa perfection et l’augmenter autant que faire se pourra, nous avons jugé à propos d’établir dans notre bonne ville de Paris une Académie royale de danse, composée de treize des plus expérimentés dudit art. »
Remarquons qu’en agissant de la sorte, Louis XIV ne faisait que consacrer une décision du Parlement, lequel avait solennellement déclaré que la danse théâtrale était un amusement noble.
Le Roi-Soleil poussa, du reste, la sollicitude à ce point qu’il régla lui-même et qu’il écrivit de sa main le budget du corps de ballet de l’Opéra.
L’ordonnance est du 11 janvier 1713.
Les danseurs étaient au nombre de douze.
Leurs appointements réunis formaient un total de huit mille quatre cents livres :
Deux avaient mille livres ;
Quatre étaient à huit cents livres ;
Quatre, à six cents ;
Les deux autres, à quatre cents.
Les dix danseuses gagnaient ensemble cinq mille quatre cents livres :
Les deux premières étaient à neuf cents livres ;
Les quatre deuxièmes, à cinq cents ;
Les quatre dernières, à quatre cents.
Il y avait, en outre :
Un maître de salle de danse à cinq cents livres ;
Un compositeur de ballets à quinze cents ;
Un dessinateur à douze cents,
Et un maître tailleur à huit cents.
Ce fut encore le roi qui s’occupa des droits d’◀auteur▶ ; et il faut reconnaître qu’il se montra — proportionnellement — plus généreux envers les ◀auteurs qu’envers les artistes.
D’après le tarif fixé par lui, un ballet était payé cent vingt livres pendant les dix premières représentations et soixante pendant les représentations suivantes.
Aujourd’hui, le « cahier des charges » a remplacé à l’Opéra les lettres-patentes et les ordonnances de Louis XIV.
J’ouvre ce contrat et j’y lis — à la date de 1841 :
« Article XXXV. — Les entrepreneurs devront fournir SIX DANSEUSES DE PREMIER ORDRE ;
Six autres pour doublures et remplacements.Et quarante figurantes, sans compter les enfants. »
Hélas ! on sait que les contrats ne sont faits que pour être éludés.
Qu’il se soit transformé, après 1830, en entreprise particulière, avec M. Véron, avec M. Duponchel, avec M. Léon Pillet, avec M. Roqueplan ; qu’il soit entré dans les attributions du ministère de la maison de l’Empereur, avec M. Crosnier en 1854, avec M. Alphonse Royer en 1856, avec M. Perrin en 1862 ; que le privilège en ait été rendu plus tard à celui-ci, et qu’il soit passé, en ces derniers temps, des mains de M. Halanzier dans celles de M. Vaucorbeil, et, de ce dernier, à MM. Ritt et Gailhard, jamais, — entendez-vous, jamais, — l’Opéra ne nous a exhibé les SIX DANSEUSES DE PREMIER ORDRE exigées par le « cahier des charges. »
Actuellement, où sont-elles ?
Je n’en aperçois guère que trois : la Sangalli, la Mauri, la Subra.
Encore m’assure-t-on que l’engagement de la première n’a pas été renouvelé !
Le personnel féminin de la danse, à l’Opéra, comptait, sur la fin de l’Empire, — 1869, — une soixantaine d’artistes divisés en :
Sujets principaux, — dont deux mimes et trois doublures ;
Petits sujets, dont les appointements variaient de six à trois mille francs ;
Premières coryphées, à douze cents francs ;
Deuxièmes, à mille ;
Enfin, en trois quadrilles d’élèves, dont le premier touchait neuf cents francs, le deuxième huit cents et le troisième sept cent cinquante.
Il y avait, en outre, des marcheuses et des enfants : les enfants étaient réglés au cachet ; les marcheuses recevaient de trente à cinquante francs par mois.
C’était ce menu fretin du corps de ballet que Roqueplan avait baptisé du nom de rats, — ce qui faisait dire à madame de Girardin :
— Des rats, ces demoiselles qui n’ont déjà plus de cheveux !… Allons donc !… Des chauves-souris, je ne dis pas !
Présentement, Roqueplan est mort, et son mot a des cheveux blancs. Appeler une danseuse de cette façon, c’est exhiber séance tenante un extrait de son acte de naissance. Une de ces demoiselles, ainsi dénommée par un ancien beau, lui répondait dernièrement :
— Eh bien, parole ! je ne vous aurais jamais donné cet âge-là !
Le corps de ballet actuel ne compte pas moins de cent quinze pensionnaires en jupon :
Trois étoiles ;
Dix premiers sujets ;
Vingt-deux deuxièmes sujets ;
Deux divisions de coryphées qui comprennent chacune deux sections de six danseuses ;
Une troisième division qui en renferme huit ;
Deux quadrilles divisés chacun en deux sections :
Premier quadrille, première section, — six artistes ;
Deuxième section, — douze artistes ;
Deuxième quadrille, première section, — huit artistes ;
Deuxième section, — onze artistes.
Ajoutez les « petites classes » et les marcheuses.
Les élèves externes reçoivent, chaque fois qu’elles jouent, un cachet de deux francs.
Les demoiselles des quadrilles touchent de cent à deux cents francs par mois.
Les coryphées, deux cent cinquante et trois cents.
Les sujets, de trois cents à six cents.
Les premiers sujets, de six cents à quinze cents.
Les étoiles, de vingt-cinq mille à trente mille francs par an.
Notons, en passant, qu’il y a pour celles-ci une diminution sensible.
Taglioni gagnait trente-six mille francs par an ; Fanny Elssler, quarante-six mille ; Carlotta Gris, quarante-deux mille ; la Cerrito, quarante-cinq mille ; la Rosati, soixante mille ; etc., etc., etc.
Il est vrai que les étoiles d’aujourd’hui ne sont guère que des nébuleuses auprès de ces astres d’antan.
Autrefois, sur ses maigres appointements, le rat était obligé de se fournir de jupons, — qu’il lavait et qu’il repassait lui-même le plus souvent, — ainsi que de tout ce qui concerne l’art de faire sa tête : du blanc, du rouge, du bleu, du noir, etc., etc., etc.
Aujourd’hui, l’administration fournit tout au personnel de la danse, — le cold-cream et la poudre de riz exceptés.
Elle lui fournit, selon les besoins du service, les jupons et les maillots. Ceux-ci valent environ vingt-cinq francs la paire. Ce qui n’empêche pas ces demoiselles des quadrilles d’apporter si peu de soin à les endosser, qu’il est urgent de les remplacer fréquemment. Chaque jour, on entend les habilleuses et les régisseurs crier :
— Mademoiselle, prenez donc garde ! Vous allez déchirer votre maillot !
— Si je le déchire, on le verra bien !
Histoire d’en avoir un neuf !
La chaussure représente pareillement une forte dépense pour l’administration.
Chaque paire de chaussons lui revient à cinq francs.
Or, les étoiles reçoivent une paire de chaussons par acte.
Les premiers sujets, une paire par soirée.
Les deuxièmes sujets, une paire par trois soirées.
Les coryphées, une paire par six soirées.
Les quadrilles, une paire par douze soirées.
Chaque élève externe a droit à une paire de chaussons par mois.
Il y a trois séries de chaussons : les puce, les blancs et les chair.
On étudie et l’on répète en chaussons puce ou blancs, ayant déjà servi.
Les puce ne sont renouvelés qu’après huit classes ou huit répétitions ; les blancs après six.
La prodigalité n’est pas extravagante.
Cependant les rats, — ingénieux comme les zéphirs de notre armée d’Afrique, — trouvaient moyen de mettre de côté quelques paires de chaussons qu’ils revendaient pour un peu d’argent de poche, ou bien encore qu’ils échangeaient contre des bottines de ville…
L’administration s’alarma de ces économies. On tint conseil, et il fut décidé que chacune de ces demoiselles aurait son compte de chaussons ouvert au magasin ; que chaque paire de chaussures, quelle que fût sa couleur, porterait un numéro d’ordre à l’intérieur, et qu’il n’en serait délivré de neuves que contre la remise des vieilles ; que cet échange, enfin, serait soigneusement consigné dans un registre spécial, sur lequel toute danseuse apposerait son nom — ou sa croix — en regard du numéro des chaussons rapportés et emportés…
Je me rappelle avoir rencontré un jour mademoiselle Malo toute éplorée…
On venait de lui infliger une forte amende :
— Pourquoi cela ? lui demandai-je.
— Pour avoir, au lieu de ma signature, dessiné un… œil sur le registre aux ripatons.
On comprendra que ce n’est pas avec des émoluments qui s’échelonnent de cent sous à deux francs cinquante par jour, que ces petites filles peuvent grignoter à leur ordinaire des truffes sous la serviette ou des ortolans à la provençale.
Que de fois, la regrettable mère Crosnier et l’excellente madame Monge, — qui avait succédé à celle-ci dans le poste de « concierge des artistes » à l’Opéra, — ont fait asseoir quelqu’une de ces affamées à leur table, dans leur loge, devant leur miroton hospitalier !
— J’en ai vu, disait la mère Crosnier, qui, quand j’avais le dos tourné, emportaient, pour la dévorer, la pâtée de mon chat !
Brave et digne mère Crosnier !
Grincheuse, susceptible et fière avec les « matadors » de l’administration, elle se montrait avec les petits douce, charitable et maternelle.
Providence, en tablier d’indienne et en cornette de travers, de toutes ces étoiles surnuméraires qui déjeunent de privations, dînent d’espérances et soupent le plus souvent d’une taloche de famille, lorsqu’elle en voyait une pénétrer dans son antre, — embarrassée, souffreteuse, parfois même pâle et chancelante, — elle l’interpellait brusquement :
— Ma fille, de quoi as-tu besoin ? Est-ce d’un conseil ou d’un bouillon ?
Et l’un et l’autre étaient tout prêts….
Excellents, du reste, tous deux !
Les fillettes suivaient rarement le conseil…
Mais elles avalaient toujours le bouillon — sans lequel plus d’une d’elles n’eût pas eu la force de danser le soir !…
Les choses ne se passent pas autrement de nos jours. Écoutez plutôt les bonnes petites camarades parler — par derrière elle — de certaine étoile contemporaine qui les tient maintenant à distance :
— Elle ne faisait pas tant la fière quand elle venait manger chez nous !
Et étonnez-vous que ces jeunes personnes aient hâte de casser leur patin !
Il y a dans le Prophète un ballet, un vrai chef-d’œuvre ! et dans ce ballet de la neige, le fameux pas des patins. Comme une gratification exceptionnelle — cinq francs, je crois — étaient alloués à celles de ces demoiselles du corps de ballet chargées de ce pas difficile et dangereux, les demandes étaient nombreuses et nombreux aussi les remplacements, car, à la moindre infraction, à la moindre faute, la coupable était, selon l’expression du régisseur de la danse, cassée aux patins.
De là, l’intelligence proverbiale de l’endroit a bien vite modifié cette expression et l’on dit tout simplement, quand une ballerine de l’Opéra a fait une faute :
« Mademoiselle une telle a cassé son patin ! »