Lettre IX [X]
C’est dans cette lettre, Monsieur, que je dois terminer mes réflexions sur les spectacles des anciens ; spectacles gigantesques et disproportionnés ; spectacles incompréhensibles sous le rapport des costumes et de la déclamation.
Nous n’éstimons les arts, qu’autant qu’ils nous offrent l’imitation de la nature. Les peintres de l’antiquité ne se sont pas contenté de la représenter telle qu’elle est, parce qu’ils ne la trouvoient pas assez parfaite ; ils créeront le beau idéal. Qu’elle différence entre les peintres et les acteurs de l’antiquité ! Les uns s’appliquoient à embellir la beauté, et les autres ne s’occupoient qu’à l’enlaidir et. à la faire grimacer.
Quintillien accorde à la musique une puissance sans bornes ; il la regarde comme la boussole des sciences, des arts et des talents : sans elle on n’arrive a rien, on voyage inutilement, et plus on avance, plus le rivage de la perféction s’éloigne. Suivant cet auteur▶ la musique dirige nos sentimens et nos affections ; elle donne de la grace an corps et aux gestes ; elle règle toutes les infléxions de la voix, et les mouvemens de la tête, St. Augustin a adopté la même opinion ; il me semble que ces deux grands hommes (qui probablemeut n’étoient danseurs ni l’un ni l’autre) ont confondu la musique et la mesure ; car danser en mesure n’est pas être musicien ; cela est si vrai que le paysan le plus grossier danse en mesure.
Quintillien dit encore que la musique seul peut former le célèbre orateur, le grand acteur et le bon grammairien. Il assure que pour enseigner la grammaire, il est essentiel de s’appliquer à l’étude de la musique, parce que sans elle le grammairien ne pourroit enseigner l’usage du Métre et du Rithme.
Si je jette un coup d’oeil sur l’art oratoire, si j’examine les trois genres d’éloquence, qui brillérent en France de l’éclat le plus parfait, ceux de la chaire, du barreau et du théatre ; je vois les Bossuet, les Fénélon, les Masillons, les Bourdaloue et les Fléchier, qui de la tribune évangélique prêchoient avec une éloquence divine, la morale la plus saine et la plus persuasive ; je les vois peindre la vertu avec tous ses charmes, et l’embellir de toutes les fleurs de l’éloquence ; combien cette éloquence avoit de pouvoir, lorsqu’elle traçoit les égarremens du coeur, lorsqu’elle tonnoit sur les vices, et qu’elle foudroyoit les passions, qui dégradent l’homme. Eh bien ! Monsieur, tous ces génies rares n’avoient point appris la musique.
Cochin, Gerbier, Séguier, qui illustrèrent le barreau, de Séze et de la Malle, qui en font aujourd’hui le plus bel ornement, ont-ils été puiser leur éloquence au conservatoire où dans les coulisses de l’opéra ?
La scène Française ne m’offre-1-elle point Corneille, Racine, Voltaire et Crébillion ? avoient-ils étudié le Solfège ? avoient-ils appris à être éloquens à l’école de Lully et de Rameau ? est-ce la musique, qu’ils ignoroient parfaitement, qui leur a inspiré de si beaux vers, d’aussi grandes pensées ? non, sans doute ; c’est le génie ; il n’a point d’école.
Je pourrois encore parler de ces acteurs tragiques qui créerent l’art de la tragédie, et dont les successeurs font encore aujourd’hui les délices de la scène Française ; si leur éloquence est secondaire, il faut avouer néanmoins que c’est un mérite de faire ressortir par la déclamation toutes les beautés de la poésie ; car combien ces belles productions ne perdent-elles pas de force et d’energie dans la bouche d’un lecteur ou d’un acteur médiocre ? ils en font disparoitre l’un et l’autre tout le sublime. Cependant ce n’est point à l’aide des chefs d’ut et de Fa, que les illustres tragédiens portent le trouble dans nos âmes, et nous font pleurer sur des maux imaginaires.
Il paroît que le mot musique avoit chez les anciens une accéption très étendue et quelle offroit peut-être une idée aussi générale que notre mot harmonie. Nous disons harmonie d’un discours, harmonie sociale, harmonie des cieux, harmonie des couleurs, harmonie d’un morceau d’architecture, etc. Il s’en suit que l’idée que nous attachons au mot musique, combinaison de sons simples et harmoniques, n’est pas celle qu il faut avoir en lisant les ◀auteurs▶ anciens.
Il n’est pas nécessaire qu’un homme bien proportionné soit musicien pour faire de beaux mouvemens ; la grace est naturelle, et les préceptes ne sont que des observations.
Les infléxions de la voix, dans le discours, me paraissent encore étrangères à la musique ainsi que le geste ; il suffit d’avoir une âme. Je conclus donc que le mot musique chez les anciens, étoit employé métaphoriquement comme notre mot harmonie.
On appelloit musique hypocritique, l’art du comédien ; d’où est venu le mot hypocrite, pour exprimer un mime qui contrefait l’homme de bien. On nominoit musique rithmique, ce que nous appelions mesure ; mais la mesure n’est point la musique ; ce n’est qu’une division de temps, et il est certain qu’une musique très agréable peut exister sans mesure ; témoin les points d’orgue, les Caprices ad Libitum qui s’écrivent sans mesure. Tous les musiciens qui ont du goût, savent que l’expression leur impose souvent la nécessité de s’écarter de la valeur des notes, par conséquent du rithme.
Quintillieu nous dit que le rithme est ce que l’on nomme modulation, et que le chant, seul est assujetti au noté ou ton. Ou Quintillien s’est mal expliqué, ou les mots dont il se sert ont cessé d’avoir pour nous le même sens ; car la modulation est ce qui constitue le chant, et le ritlnne, le mouvement de ce chant.
Les ◀auteurs▶ anciens prétendent que la déclamation sécrivoit comme le chant musical, et que les signes de cette espèce de chant étoient des accens, qui tous avoient leurs tons et leur repos. Les Romains avoient dix accens dont le plus grand nombre est employé dans notre orthographe.
Je crois que ce que les Romains appelloient noter un discours, n’étoit que ce que nous nommons ponctuation.
Quel est le lecteur qui prononceroit avec la même expression ; ah Dieu ! quel malheur ! et ah Dieu ! quelle surprise ! nous n’avons qu’un signe exclamatif, mais probablement les anciens ajoutoient des signes subordonnés, pour le nuancer. Ainsi, ce que nous appelions lire correctement, étoit chanter juste.
Il falloit chez les Romains le concours de deux personnes, pour composer une pièce de théatre : l’un inventoit la fable, dessinoit les caractères, faisoit des vers bien mesurés ; l’autre composoit la déclamation, c’est à dire, marquait les mouvemens de la prononciation, les infléxions, les repos etc. et comme il y avoit un homme chargé d’accompagner, probablement les accents de chaque scène étoient notés en piano en forté, et en semi-tons, pour que l’instrument fut toujours d’accord avec la voix et la fortifiât.
Il paroit que l’usage des orateurs Romains étoit d’avoir derrière eux, un joueur d’instrument pour leur donner le ton, ce qui les empêchoit de se livrer à leur vivacité, de s’emporter, d’épuiser leurs forces, et de s’enrouer.
Cicéron ne vouloit point qu’on l’accompagnât. C’étoit un homme grave, qui savoit se posséder ; mais Quintillien rapporte que C. Gracchus ne haranguoit jamais sans instrument. Je crois pouvoir comparer cette musique a celle du plein-chant, dans la quelle le serpent fait un assez bon effet.
De deux choses l’une ; ou le musicien jouoit le discours accentué selon le mouvement donné, ou il avoit sous les yeux une suite écrite de tous les accents du discours, des longues, des brèves, et des repos ; trois ou quatre demi-tons pouvoient donc guider, et trois ou quatre nuances, (telles que voix basse, voix naturelle, voix élevée, voix très-forte, suffisoient pour donner les inflexions convenables, ce que nous exprimons en musique par piano, crescendo, forté.
L’usage étoit chez les anciens que celui qui avoit composé la déclamation d’une pièce de théâtre, mit son nom à côté de celui du poëte, et il se nommoit artiste de déclamation. Il paroit cependant, que cet art n’étoit point assujetti à des règles certaines, car il arrivoit quelque fois que les deux ◀auteurs n’étoient point d’accord.
Cicéron dit avoir vu des pièces sérieuses de Mévius et d’Andronicus, ou la musique étoit si pétulent, que les acteur (forcés de la suivre sous peine d’être traités sevérement par le public) étoient obligés de rouler les yeux, de faire des contorsions, enfin de se démener comme des forcenés. Horace fait à cette innovation le même reproche que Cicéron.
Je vous ai déjà prouvé que les anciens avoient confondu les mots propres à désigner les choses. En voici un nouvel exemple.
Dire que les soldats Lacédémoniens alloient au combat en dansant est une erreur de mot ; il seroit plus juste de dire qu’ils y alloient en marchant au bruit d’une musique guerrière ; qu’ils régloient leurs pas au mouvement de la mesure et des airs ; qu il y en avoit la lents, de vifs et d’accélérés : chaque mesure de ces airs variés, fixoit le mouvement du pas des soldats ; car l’air qui indiquoit l’attaque n’étoit pas le même que celui qui commandoit la retraite : marcher en mesure n’est donc pas danser.
C’est encore une erreur de croire que les généraux haranguoient les troupes en chantant ; car parler à haute et intelligible voix, n’est pas chanter.
Ne seroit-ce pas encore une méprise de dire que le Roi David dansoit devant l’arche d’aillance ? il est probable que ce prince marchoit gravement, escorté par une foule de musiciens ; qu’il mêloit les accords de sa harpe à ceux de la musique instrumentale, et qu’au moment où les choeurs entonnoient les cantiques et les hymnes sacrés, il éxprimoit par ses gestes, les sentimens de réspect, d’amour et de reconnoissance dont son coeur étoil pénétré ; s’il levoit sa tête, ses regards, et ses bras vers le ciel, c’étoit pour y contempler le grandeur et la majesté du Roi des Rois, et pour rendre graces au maître de l’univers des bienfaits qu’il daignoit répandre sur lui et sur son peuple.
Mais on ne peut raisonnablement appeller danse une marche grave ou vive, on des gestes qui n’avoient d’autre expréssion que celle de la gratitude, et d’une admiration respectueuse.
Il est donc indécent de transformer un Roi pieux en Baladin ; surtout dans une cérémonie aussi Auguste et aussi religieuse que celle de l’Aillance.
Je reprends mon sujet. La représentation théatrale partagée entre l’acteur récitant, et l’acteur faisant les gestes passe ma conception ; si j’ajoute à cette méthode peu naturelle, un troisième personnage chaussé d’une sandale de fer, frappant rudement le plancher pour marquer la mesure de chaque geste ; si je parle ensuite d’une flûte gauche nommée Tibia, faite avec la partie la plus grosse du roseau, dont le son devoit approcher de celui du Basson, et qui servoit à accompagner l’acteur ; si je compare le son de ce frêle instrument avec celui de la voix qui sortoit avec fracas du cornet adapté à l’enorme bouche du masque de l’acteur ; mes conjectures se perdent, ma raison se tait, et c’est vainement que je cherche ce sage, ce vrai, ce naturel qui embellit les arts ; je n’apperçois sur cette scène antique qu’un amas de ridicules et d’invraisemblances.
Le récitatif de l’opéra Italien a sans doute quelque analogie avec la déclamation des anciens ; comme elle, il est sans harmonie ; il n’est ni musique, ni chant, ni langage et provoque le public à l’ennui, et au sommeil.
Le récitatif des premiers opéra Français mis en musique par Cambert et par Lully étoit egalement dénué d’harmonie ; il étoit langoureux, sans expression, et en voulant l’orner par de longues cadences, on ajoutoit à son ridicule ; la basse continue en fermoit l’unique accompagnement, et par cette monotonie, on peut aussi comparer ce récitatif à la déclamation des anciens accompagnée d’une seule flûte.
En examinant la variété et la perfection des instrumens que les nations de l’Europe possèdent ; en admirant les chefs d’oeuvre de nos compositeurs ; les rares talens de ceux qui exécutent leur musique savante, le mérite rare des artistes convoitants ; je dirai, dussé-je offenser, quelque Don Quichotte de l’Antiquité, que nous sommes plus licites en instrumens que les Grecs et les Romains, et que notre musique est aussi savante et sans doute plus agréable que la leur ; nous ne la connoissons que par des mots, et pour en juger avec connoissance de cause, et établir une juste comparaison, il faudroit avoir sous les yeux leur noté et leurs partitions.
Quant a la déclamation, on me permettra de dire que la nôtre est plus sage, plus vraie et bien plus naturelle que celle des Grecs et des Romains et que le costume adopté par notre scène Française, s’avoisine de la vérité, autant que celui des anciens s’en éloignoit ; tout étoit contre nature dans l’accoutrement de leurs acteurs ; 1’homme disparoissoit : un art bizarre lui enlevoit sa forme et ses proportions ; sa tête enveloppée dans une seconde tête monstrueuse ; sa voix métamorphosée en voix de Stentor ; ses bras paralisés pas l’établissement d’un gésticulateur ; tout cet attirail, dis-je, le privoit des moyens propres à fortifier ]‘éxpréssion du discours, et à y ajouter de l’énergie. La réunion de ces monstruosités ne nous donne-telle pas la liberté de croire que les le Kain et les Garick dégagés de toutes ces entraves, étoient supérieurs aux AEsopus et aux Roscius.
Ces deux acteurs modernes nous montroient la nature embellie par les charmes de l’art ; on voyoit leurs formes et leur physionomie ; on voyoit naitre et éclore sur leurs traits tous les signes des passions, et toutes les nuances des affections de l’âme ; on entendoit le langage de leurs yeux, et les feux qui s’en échappoient, répandoient une lumière vive sur toutes les parties de leur physionomie ; leurs gestes libres, mûs par l’ame, étoient naturels ; imprimoient de la force aux mots, et ajoutoient une nouvelle puissance à leur déclamation.
Quant à notre danse, à sa brillante éxecution, à la perfection des mouvemens, et aux graces du corps ; elle ne peut-être comparée qu’à elle-même, malgré les licences nouvellement introduites par le caprice et la fantaisie. — Nonobstant ces taches que le temps et la réfléxion éffaceront sans doute ; je crois que cet art enchanteur qui fait les délices de nos spéctacles, n’éxistoit ni à Athènes, ni à Rome, et je lui accorde une préférence obsoluë sur ces mimes, qui n’avoient que des gestes de convention, et qui ignoroient parfaitement la danse.
Je suis, etc.