(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre VII. Sur le même sujet. » pp. 40-55
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(1804) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome IV [graphies originales] « [Lettres sur la musique] — Réponse à la question proposée. — Lettre VII. Sur le même sujet. » pp. 40-55

Lettre VII.
Sur le même sujet.

Vous savez, Madame, que je suis confiné dans une chaumière éloignée de cinq lieues de la capitale. Je n’y vais que de loin en loin ; je reviens le plus promptement possible et je vous avoue que le temps vole bien plus rapidement dans ma solitude que dans le tourbillon de Paris. J’y cultive des fleurs avec soin : je les admire et retrouve chez elles votre image. Lorsque je quitte mon jardin, c’est pour monter à mon grenier que j’appelle mon cabinet. Là, je lis les folies et les extravagances du jour ; je parcours rapidement les journaux qui sont quelques fois les annales du mensonge ; car les auteurs de ces feuilles détruisent souvent le lendemain ce qu’ils ont fabriqué la veille, et disent de petites choses avec de grandes phrases.

Lorsque tout cela m’ennuie, je prends la règle, le compas, et je bâtis des châteaux en Espagne. Cela me fatigue-t-il ? je trace des jardins Anglais, je construis des ponts Chinois ; et si je veux orner mes plans de ruines, je sors et je trouve par-tout des modèles de destruction. Les heures me paroissent-elles rallentir leur marche ? de bons livres viennent à mon secours. Je ne lis point de romans, parce que tout ce qui nous environne, en offre une collection complette.

Vous voyez, Madame, que je suis dans l’impossibilité de vous présenter l’esquisse du tableau de la capitale. Je n’y fréquente, lorsque j’y vais, que quelques artistes estimables, quelques hommes de lettres ou des amateurs dont j’admire l’esprit et les connoissances. Ils m’instruisent ; et je retrouve dans cette société pensante de quoi satisfaire mon goût pour les beaux-arts. Empressé cependant à vous obéir, je vais vous rendre compte de ce que j’ai recueilli de leurs observations. Je serai mauvais conteur, sans doute, mais je connois votre indulgence. Vous pardonnerez le radotage d’un homme vieux comme Anacréon, et qui ne desire son esprit et ses graces, que pour célébrer vos charmes et vos vertus.

Les hommes qui chérissent les arts, (et vous savez, Madame, qu’il en existe encore), s’intéressent vivement a leurs progrès ; rien ne peut les détourner de l’amour qu’ils leur portent ; rien ne peut affaiblir en eux cette passion raisonnée que la nature donne et que le goût dirige. Paroît-il une production qui ait le cachet du génie, c’est pour eux une augmentation de fortune : ils applaudissent au mérite ; ils apprécient les difficultés vaincues ; ils raisonnent avec impartialité, et leur analyse, ouvrant les yeux de l’ignorance, devient une égide contre la jalousie et la cabale.

La jouissance des vrais amateurs est plus vive et plus pure que celle de l’artiste qui expose son ouvrage ; parceque la modestie, compagne ordinaire du grand talent, l’empêche de jouir complettement de son succès, et que le triomphe du moment lui découvre l’incertitude de l’avenir ; ce n’est pas assez pour lui d’avoir bien fait ; il veut mieux faire encore et vaincre par un effort d’imagination, les difficultés possibles de son art. Les demi-talens au contraire, exempts de ces tourmens, jouissent complettement de leur médiocrité ; toujours contens d’eux-mêmes, toujours amoureux de leurs petites productions, ils méprisent la critique et s’en dédommagent, soit en criant à l’injustice, soit en dénigrant par de sottes observations les chefs-d’œuvre du vrai mérite.

Je n’entends pas parler ici de ces prétendus amateurs opulens et imbécilles, qui dépensent beaucoup d’argent, pour acheter de froides copies, qu’on leur vend pour d’excéllens originaux ; je ne parle pas non plus de ces êtres, qui possèdent à grands frais d’immenses bibliothèques, dont tous les livres, à commencer par la barbe bleue et le petit poucet, sont magnifiquement reliés ; je parle de ces gens aisés et curieux, de ces vrais amateurs qui ont employé leur revenu à voyager pour s’instruire ; qui ont visité toutes les écoles ; qui ont vécu avec les artistes et qui ayant contracté l’habitude de voir et de comparer, ont appris à juger sainement. Cette classe d’hommes estimables est bien petite, je le sais ; mais elle existe encore. Les diamans sont plus rares que les agathes.

Le peu d’êtres estimables que l’on peut compter en Europe, et regarder comme les souverains juges des productions des arts, tremblent sur les suites funestes de la guerre que la mode a déclarée au bon goût. Comment résistera-t-il à ces phalanges de jolies femmes, qui proscrivant, la décence même, tantôt Grecques ou Romaines, tantôt Egyptiennes ou Circassiennes, séduisent souvent l’ennemi par la variété de leurs uniformes. Les artistes, obligés par état de copier, et de céder même à des considérations d’intérêt, (car il faut vivre), s’abandonnent, au torrent impétueux de la mode, et, par une suite nécessaire, se trouvent forcés d’immortaliser les ridicules, au lieu de donner des copies nobles et raisonnées de la belle nature. Prenons Boucher pour exemple. Ce peintre, né avec le génie de son art, revient de Rome ; il annonce un beau talent. Les premiers tableaux qu’il fit à Paris, étoient d’une composition riche, d’une belle ordonnance, d’un dessin pur et d’une couleur aussi fraîche que vigoureuse. Ses goûts particuliers le portoient à la dépense. Bientôt il sentit que, s’il ne changeoit pas de manière, il se trouveroit dans la nécessité de languir à coté de ses fantaisies. Il consulta la mode, étudia les goûts efféminés du jour et donna dans le couleur de rose : on cria au miracle ; l’engouement devint, général ; et Boucher, en dégradant son talent, fut également caressé par l’ignorance et la fortune.

Comme ses tableaux n’offroient à l’œil aucune ombre vigoureusement prononcée, les jolies femmes disoient que c’étoit le seul artiste, qui fut digne de multiplier leurs images ; que non seulement il faisoit ressemblant ; mais qu’il étoit le seul qui sût peindre un nez sans tabac.

L’engouement fut tel, qu’on ne voyoit plus que du Boucher dans les sallons, dans les boudoirs et jusques sur les panneaux des voitures.

Cet artiste trouva dans l’oubli de ses talens et de son goût, tous les moyens propres à satisfaire la variété de ses manies. Les femmes le nommèrent à l’unanimité le peintre des Graces ; mais les tableaux de ce temps attestent assez, que cette dénomination n’est qu’un sobriquet.

D’après cet exemple, d’après les mouvemens effrayans d’une révolution qui brisa les pinceaux et la palette de la peinture ; qui émoussa les ciseaux de la sculpture, et arracha les plumes savantes des mains du poëte et de l’historien ; il n’est pas étonnant, que les vrais amateurs craignent la décadence des arts et appréhendent que l’empire de la mode et le triomphe du mauvais goût ne les entraînent à leur ruine.

Etre entouré sans cesse par les objets les plus bizares ; ne voir agir autour de soi que des caricatures mouvantes et être perpétuellement spectateur d’une foule de manequins ambulans, drapés par la sottise et l’indécence ; tant de tableaux dégoutans ne peuvent-ils pas égarer les artistes et les éloigner de ce goût sage et raisonné qui doit briller dans leurs compositions.

Je demandois un jour à Charles Wanloo, pourquoi il fuioit les petits spectacles ? il me répondit qu’il n’aimoit ni la farce ni les farceurs, et qu’il avoit toujours pensé que la vue des petites choses conduit insensiblement à la médiocrité.

L’œil est en effet celui de nos sens qui se familiarise le plus aisément avec les contrastes ; ces loupes que la nature nous a données, sont souvent fausses et infidelles ; elles nous trompent presque toujours, soit dans les proportions, soit dans les distances.

Les différences variées à l’infini, qui se manifestent dans les traits de la physionomie, existent également dans la conformation de l’œil : de là naît le bon et le mauvais emploi des teintes. Si chaque peintre à son coloris et sa couleur, c’est parce que chaque peintre à sa lunette particulière, et qu’il n’est pas en son pouvoir de changer ce qu’il tient de la nature. De là cette différence sensible qui règne dans les chefs-d’œuvre des plus grands Artistes. Raphaël, Michel-Ange, le Titien, Paul Veronèse, le Tintoret, l’Albane, le Corrège, Rubens etc. ont une couleur absolument différente : cependant tous avoient le même objet, celui d’imiter fidélement la nature. Ils la prenoient pour modèle, la peignoient telle qu’ils la voyoient, mais non telle qu’elle est réellement. On ne peut donc attribuer cette différence qui règne dans le mélange et l’emploi des couleurs qu’à la conformation de l’œil.

Plusieurs personnes dignes de foi, et entre autres le célèbre anatomiste Anter, m’ont assuré qu’il existoit et qu’il avoit existé en Angleterre un Lord qui ne voyoit rien comme les autres hommes. Lorsque les prés et les arbres étaloient l’éclat des plus beaux verds, il ne les voyoit que couleur de rose.

Je reviens aux amateurs. Ils aiment également tous les arts. Ils gémissent à la vue de ces productions bizares qui, à la honte de l’architecture, s’élèvent dans différens quartiers de la capitale, et ils fuient, lorsque jettant leurs regards sur le cy-devant Palais-Bourbon, ils apperçoient les fondemens placés sur les toits.

Considèrent-ils ces temples sans divinité, ces chaumières sans habitans, ces petits clochers sans cloches, ces arcades anguleuses qui sont élevées à force d’argent dans la plaine des Sablons, où personne ne va et où personne n’ira ; ils demandent tristement quel est l’architecte qui a pu construire tant de petites choses ? un mauvais plaisant se trouve là et leur répond : c’est Jérome Pointu.

Ces amateurs pénétrent-ils dans l’intérieur de ces belles maisons habitées par les nouveaux riches , ils y trouvent tout soi-disant à la Grecque. Les plus belles choses imaginées pour décorer l’extérieur des palais, se montrent en miniature dans les boudoirs et les cabinets de bain ; examinent-ils les meubles ? ici, sont des couchettes antiques, ornées de lions, de griffons ou de reptiles ; là des tentures en draperies, ornées de franges de laine, retroussées sans goût et groupées sans intelligence par la main ignorante du tapissier. Le choix des couleurs ainsi que celui des étoffes annonce également la barbarie ; elles sont sympathiques ou antipathiques entre elles ; et on les emploie indifféremment : ou aime le bizare et les nuances fortement prononcées : Au reste, ces draperies nous rappellent les grands magasins de nos riches fripières, où les robes, les jupes et les traînes étoient étalées sans ordre ; mais au moins on avoit le plaisir de voir des étoffes riches et bien dessinées.

Ces amateurs scandalisés apperçoivent un piédestal ou petit autel placé près de la couchette ; ils demandent au domestique quel est l’usage de cet autel, sur le quel ils voient une petite lampe antique. Celui-ci répond bonnement qu’il sert à dérober aux yeux les vases dont on fait usage la nuit. Comment ! c’est une table de nuit ! s’écrie un des amateurs ; je ne m’y serois jamais attendu, j’ai cru, dit-un autre, que ce petit autel étoit consacré à Vesta. Non, Monsieur, dit le laquais Auvergnac ou Picard ; ma maîtresse ne se nomme pas Vesta ; son mari est entrepreneur et fournisseur des armées. C’est un galant homme ; pendant son absence, notre maîtresse s’amuse pour ne pas s’ennuier.

Je crois que Gresset voioit bien, lorsqu’il disoit : L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a. Nous avons du goût, de l’invention, de l’imagination, qu’elle est donc cette fureur de vouloir copier, lorsque nous pouvons créer et corriger même ce que les Grecs et les Romains ont fait d’irrégulier ? quelle est cette manie qui nous porte à nous cacher derrière l’antiquité, tandis que nous pouvons nous placer à coté d’elle ? quelle est cette pusillanimité d’emprunter le masque hideux d’Echyle, lorsque notre physionomie est faite pour se montrer avec confiance ? serions-nous honteux d’être Français ? Comment cette nation qui depuis tant de siècles a été admirée de toute l’Europe par les chefs-d’œuvre qu’elle a produits dans tous les genres, peut-elle renoncer à son nom, à son antique origine, et se vouer au triste et méprisable emploi de copiste ? les artistes n’ont-ils plus le goût et la nature pour guides ? Il faut convenir que l’on a si fort défiguré, déplacé, raccourci et mutilé tout ce que les anciens ont crée de beau et de sage, qu’on ne les reconnoît plus. La mode change et varie ; mais les beaux-arts sont fixes et immuables dans leurs principes. Ce qu’ils enfantent, brave les années, triomphe des siècles et marche à l’immortalité. On reviendra au bon goût, mais quand ?

Les peintres qui se vouent au décore intérieur, donnent dans un travers et une extravagance d’autant plus dangeureuse qu’elle annonce le radotage de l’artiste. Que veulent dire en effet huit ou dix figures placées isolément sur chaque panneau d’un sallon, figures bizares qui ne reposent sur rien, qui n’ont aucune base solide, ou qui sont en l’air, sans avoir des ailes ? on répond : ce sont des figures antiques trouvées dans les fouilles d’Herculanum. Fort bien ! mais ces figures étoient placées sur des bas reliefs et pouvoient être supportables. Dailleurs, ce qui convient à un art ne convient pas toujours à un autre.

Il faut, donc conclure que les jeunes artistes doivent être continuellement en garde contre les attaques dangereuses et sans cesse renaissantes de la mode, avoir le courage de résister aux assauts de la frivolité et de détourner les yeux à l’aspect des jolies poupées costumées par l’indécence, et de cet essaim de petits pantins à cheveux d’ebène qui les environnent.

Que ces jeunes artistes fixent leurs regards sur la nature ; qu’ils n’oublient point qu’elle est mère des arts ; qu’elle ne les égara jamais ; qu’elle rejette tout ce qui ne lui ressemble point ; enfin, qu’elle pose le sceau de la célébrité sur les chefs-d’œuvre qui portent son image.

J’ajouterai que les sarcasmes, les critiques amères dégoûtent les artistes. Mais pourquoi montrent-ils ce qu’ils devroient cacher ? la facilité de faire des choses médiocres n’est pas un talent. Ce n’est point en galopant qu’on arrive à la célébrité. La réputation marche lentement ; elle ne vise point à la multiplicité des productions. Quelques beaux tableaux assurent l’immortalité à celui qui leur a donné le jour. La postérité calcule tout-autrement que l’amour propre. Elle place le médiocre en tout genre dans la ligne des Zéros ; elle ne juge point l’homme sur la fécondité, mais sur la perfection de ses ouvrages.

Que les jeunes artistes s’empressent donc de suivre les conseils précieux de tous ceux qui embéllissent les arts ; qu’ils les sollicitent avec autant d’ardeur que de modestie. Alors l’exposition des ouvrages de peinture, de dessin, de sculpture et d’architecture, sera moins nombreuse, mais elle sera plus épurée, et cessera de ressembler, dans tous les genres, aux expositions qui se font annuellement à Londres, et qui n’annoncent, en général, que le radotage et l’enfance des arts imitateurs.

Je sais qu’il y a bien des peines à se donner, bien des difficultés à vaincre et beaucoup d’obstacles à surmonter ; mais l’application et la modestie réunies à l’amour de son art et à la passion de la gloire, brisent et renversent bientôt tout ce qui s’oppose aux élans de l’imagination.

Je sais encore que chaque artiste a son bazile et sa chenille ; le premier le fatigue, le tourmente et l’ennuie ; l’autre s’attache à ses productions ; elle les ronge, les flétrit et leur enlève leur forme et leur éclat : il faut donc que le mérite écarte l’un et écrase l’autre ; que les artistes soignent attentivement leurs ouvrages. Ils sont l’image des fleurs : Néglige-t-on leur culture ? les prive-t-on des soins ? elles deviennent bientôt la pâture des insectes ; elles perdent tout à la fois leurs contours et leurs couleurs : elles se fanent et disparoissent. Tel est, je le repète le sort des talens négligés ; ils meurent à l’instant où ils voyent le jour.

Ce que je viens de dire d’après les amateurs, s’étend à tous les arts imitateurs : je n’en excepte ni la musique ni la danse. Les danseurs de corde, les tourneuses et les équilibristes qui font les délices des Boulevards, ne pourroient-ils pas revendiquer les tours de force, les gambades, les passes-campagne, les pirouettes en tourbillons, et les attitudes indécemment outrées qu’on leur a dérobées. On nomme ce nouveau genre Arabesque. On voit bien que les danseurs ignorent que le genre Arabesque est trop fantastique et trop bizare pour servir de modèle à leur art. Les peintres prétendent que l’Arabesque doit sa naissance au délire ; et ils le regardent comme un enfant-trouvé de l’art.

Dans un autre moment je m’étendrai plus au long sur la danse. Cet art intéressant mérite bien son chapitre.

Au reste, Madame, je ne suis pas tout-à-fait de l’avis de ces amateurs ; leur jugement me paroît trop sévère. Bon s’ils n’avoient en vue que l’état actuel de la poésie, et la décadence de l’art dramatique ; mais les autres arts soutiennent leur ancien éclat.

La musique et les ballets n’ont-ils point franchi leur étroite et ancienne limite ? ces deux arts ne se sont-ils pas élevés rapidement à la perfection ? Nos théâtres ne nous offrent-ils plus de grands acteurs et d’excellens chanteurs ?

La danse, malgré ses écarts, ne nous entraîne-t-elle pas à l’étonnement et à l’admiration ? Les Demoiselles Georges et Duchenois ne nous rassurent-elles pas sur le sort de la Tragédie ? leurs débuts dans ce genre difficile ne sont-ils pas des triomphes ?

Dans l’exposition des tableaux et des dessins en tout genre, des morceaux de sculpture et d’architecture, n’avons-nous pas trouvé les plus heureuses dispositions dans les uns, et une foule de beautés et de perfections dans les autres ? Deux tableaux d’histoire peints par le même maître, ont excité un ’enthousiasme général ; et les connoisseurs les ont placés au rang des chefs-d’œuvre les plus distingués de l’école Romaine. Deux célèbres peintres en miniature ont dépassé les limités de cet art, et en ont fixé le point de perfection au quel il pouvoit atteindre1.

 

Ce seroit donc une injustice de croire que le flambeau du génie ne brille plus pour les arts, et de s’imaginer que la sculpture et l’architecture ne peuvent rien produire de beau. Nous avons dans ce premier art des hommes justement célèbres ; il ne seroit pas difficile de rencontrer parmi eux des Coustou, de Coysevox, et des le Moine. Nous trouverons également dans l’architecture des Perrault, des Mansard et des Soufflot. Lorsque le gouvernement fera élever de vastes édifices et de grands monumens, il trouvera des artistes capables de les exécuter ; et en immortalisant leurs noms par des chefs-d’œuvre, ils contribueront encore à la gloire de la nation.

 

Mais il faut, Madame, que ces deux arts majestueux et imposants soient favorisés par d’heureuses circonstances ; car ce sont elles qui dans tous les genres, déploient et mettent en évidence le génie des grands hommes ; sans ces circonstances, il reste concentré et il est perdu pour l’illustration des arts et pour l’honneur de la patrie. La flamme du génie, étouffée sous la cendre d’un volcan intérieur, s’éteint, sans avoir pu briller un seul instant.

 

Les grands hommes dans tous les genres ne doivent être employés qu’aux grandes choses. Tout ce qui est petit et minutieux, les dégoûte, les révolte ; et ce n’est que dans un cercle étendu qu’ils peuvent déployer les richesses de leur esprit, de leur goût et de leur imagination.

 

Je finirai cette lettre par quelques réfléxions de mes amateurs. Ils prétendent que la décadence des arts ne peut être attribuée, en général, qu’aux caprices des femmes, parce que se sont elles, qui régnant despotiquement, sont, pour ainsi dire, le diapason du ton des sociétés. Lorsque les femmes, fatiguées de la folie du jour, proscriront des modes extravagantes, et un costume trop leste pour n’être pas scandaleux ; lorsqu’elles rappelleront les Graces à leur toilette, qu’elles les consulteront sur leur mise et leurs ajustemens : alors on reverra briller le goût et la décence, attributs ordinaires du beau sexe. En dérobant tout ce qu’on aime à voir, et tout ce qu’il ne faut pas montrer ; elles rallumeront des désirs éteints par l’habitude de posséder sans peine ; elles alimenteront l’espérance, et donneront tout à faire à l’imagination.

 

Cette heureuse métamorphose, ce retour à la pudeur qui embellit la beauté même, inspirera aux hommes cette politesse, ces égards et ce respect qui regnoient autrefois, et qui avoient acquis aux Français la réputation d’être le peuple le plus aimable, le plus galant et le plus intéressant de l’Europe. Les hommes peuvent se comparer à ces insectes, qui prennent la couleur de la plante à la quelle ils s’attachent.

 

Cette heureuse révolution chassera l’immoralité, rappellera le bon goût et l’honnêteté ; elle ouvrira la porte aux mœurs exilées ; elle ramènera les arts à leurs anciens principes. Ceux qui les cultivent ne seront plus corrompus par le spectacle scandaleux de modèles extravagans : Combien n’en trouveront-ils pas de précieux dans toutes les jolies femmes, lorsqu’elles se délivreront des attirails monstrueux, fabriqués par la main de la sottise ! c’est alors, dis-je, que les artistes auront des modèles propres à éterniser leurs pinceaux. Ils immortaliseront la beauté simple et touchante d’un essaim de femmes charmantes, elles embelliront la capitale par leurs grâces, et donneront le ton à toutes les femmes de l’Europe.

 

Voilà, Madame, ce que les amateurs des arts m’ont dit ; voilà ce que les hommes les plus distingués par leur mérite et leurs mœurs m’ont raconté ; voilà la façon de voir et de penser de tous les Français amis de leur patrie.

 

Ce changement seroit bientôt opéré, Madame, si toutes les femmes vous ressembloient. Ce sont elles qui créent les hommes, qui les élévent, qui épurent leurs mœurs, qui corrigent leurs penchans, qui calment leur impétuosité et qui les, mènent insensiblement à toutes les vertus, en les y conduisant par la route des Graces.

 

Au reste, chaque jour à sa folie ; chaque mois offre ses ridicules ; chaque année étale son délire, et chaque siècle enfin ne présente au sage et à l’écrivain qu’un amas monstrueux de vices et de vertus.

J’ai l’honneur d’être etc.