(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre V. Établissement de l’Opéra Français »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre V. Établissement de l’Opéra Français »

Chapitre V. Établissement de l’Opéra Français

L’Opéra Français est une composition dramatique, qui pour la forme ressemble en partie aux Spectacles des Anciens, et qui pour le fond a un caractère particulier, qui la rend une production de l’esprit et du goût tout à fait nouvelle.

Quinault en est l’inventeur ; car Perrin, auteur des premiers Ouvrages Français en Musique représentés à Paris, n’effleura pas même le genre, que Quinault imagina peu de temps après.

Les Italiens eurent pour guides dans l’établissement de leur Opéra la Fête de Bergonce de Botta, et les belles compositions des anciens Poètes tragiques. La forme qu’ils ont adoptée tient beaucoup de la Tragédie Grecque, en a presque tous les défauts, et n’en a que rarement les beautés.

Quinault a bâti un édifice à part. Les Grecs et les Latins l’ont aidé dans les idées primitives de son dessein ; mais l’arrangement, la combinaison, l’ensemble sont à lui seul. Ils forment une composition fort supérieure à celle des Italiens et des Latins, et qui n’est point inférieure à celle-même des Grecs.

Ces propositions sont nouvelles. Pour les établir, il faut de grandes preuves. Je crois pouvoir les fournir à ceux qui voudront les lire sans prévention. Remontons aux sources, et supposons pour un moment que nous n’avons jamais ouï parler des Spectacles de France, d’Italie, de Rome et d’Athènes. Dépouillons toute prédilection pour l’une ou pour l’autre Musique, question tout à fait étrangère à celle dont il s’agit. Laissons à part la vénération, que nous puisons dans la poussière des Collèges, pour les ouvrages de l’Antiquité. Oublions la chaleur avec laquelle les Italiens parlent de leur opéra, et le ton de dédain dont les critiques du dernier siècle ont écrit en France, des Ouvrages Lyriques de Quinault. Examinons, en un mot, philosophiquement ce que les Anciens ont fait, ce que les Italiens exécutent, et ce que le plan qu’a tracé Quinault nous fait voir qu’il a voulu faire. Je pense qu’il résultera de cet examen une démonstration en faveur des propositions que j’ai avancées.

Mon sujet m’entraîne indispensablement dans cette discussion. La Danse se trouve si intimement unie au plan général de Quinault, elle est une portion si essentielle de l’Opéra Français, que je ne puis me flatter de la faire bien connaître, qu’autant que la composition dont elle fait partie sera bien connue.

Les Grecs ont imaginé une représentation vivante des différentes passions des hommes : ce trait de génie est sublime.

Ils ont exposé sur un Théâtre des Héros dont la vie merveilleuse était connue : ils les ont peints en action, dans des situations qui naissaient de leur caractère, ou de leur histoire, et toutes propres à faire éclater les grands mouvements de l’âme. Par cet artifice la Poésie et la Musique119 unies pour former une expression complète ont fait passer mille fois dans les cœurs des Grecs la pitié, l’admiration, la terreur. Une pareille invention est un des plus admirables efforts de l’esprit humain.

Le Chant ajoutait et devait ajouter de la force, un charme nouveau, un pathétique plus touchant à un style simple et noble, à un plan sans embarras, à des situations presque toujours heureusement amenées, jamais forcées, et toutes assez théâtrales, pour que l’œil, à l’aspect des tableaux qui en résultaient, fut un moyen aussi sûr que l’oreille, de faire passer l’émotion dans l’âme des Spectateurs.

Les Grecs vivaient sous un gouvernement populaire. Leurs mœurs, leurs usages, leur éducation avaient dû nécessairement faire naître d’abord à leurs Poètes l’idée de ces actions qui intéressent des peuples entiers. L’établissement des chœurs dans leurs Tragédies, fut une suite indispensable du plan trouvé.

Ils les employèrent quelquefois contre la vraisemblance, jamais avec assez d’art et toujours comme une espèce d’ornement postiche ; et c’est-là un des grands défauts de leur exécution. Ils les faisaient chanter et danser ; mais il n’y avait aucun rapport entre leur chant et leur danse. Ce vice fut d’autant plus inexcusable, que leur danse était par elle-même fort énergique, et qu’elle aurait pu ajouter par conséquent une force nouvelle à l’action principale, si elle y avait été mieux liée. [Voir Ballet, Entracte]

Telle fut la Tragédie des Grecs. Voilà le premier modèle : voici la manière dont les Italiens l’ont suivi.

Dans les premiers temps, ils ont pris les sujets des Grecs, ont changé la division, et l’ont faite en trois Actes. Ils ont retenu leurs chœurs, et ne s’en font point servis. En conservant la musique, ils ont proscrit la Danse. Il est assez vraisemblable que leur récitatif, relativement à leur déclamation ordinaire, à l’accent de leur langue et à leur manière de la rendre dans les occasions éclatantes, est à peu près tel qu’était la Mélopée des Grecs ; mais moins serrés dans leur Dialogue, surchargeant l’action principale d’événements inutiles et romanesques, forçant presque toutes les situations, changeant de lieu à chaque Scène, accumulant épisodes sur épisodes pour éloigner un dénouement toujours le même, ils ont fardé le genre, sans l’embellir ; ils l’ont énervé, sans lui donner même un air de galanterie. Rien aussi ne ressemble moins à une Tragédie de Sophocle ou d’Euripide qu’un ancien Opéra italien : Arlequin n’est pas plus différent d’un personnage raisonnable. [Voir Ballet]

Les Opéras modernes, dont les détails sont si ornés de fleurs, sont peut-être encore plus dissemblables des Tragédies Grecques. L’Abbé Métastase, ce Poète honoré à Vienne, dont les ouvrages dramatiques ont été mis en Musique tant de fois par les meilleurs Compositeurs d’Italie, qui sont presque les seuls qu’on ait encore connus dans les Cours les plus ingénieuses de l’Europe, et qui ne doivent peut-être leur grande réputation120 qu’à la France, où on ne les représente jamais, ce Poète, dis-je, a abandonné la Fable, et n’a puisé ses fonds que dans l’Histoire. Ce sont donc les personnages les plus graves, les plus sérieux, et si on l’ose dire, les moins chantants de l’Antiquité, les Titus, les Alexandre, les Didon, les Cyrus, etc. qui exécutent sur les Théâtres d’Italie non seulement ce chant simple des Grecs, mais encore ces morceaux forts de composition, que les Italiens appellent Aria 121, presque toujours agréables, quelquefois même ravissants et sublimes.

Le charme d’un pareil chant fait oublier apparemment ce défaut énorme de bienséance. Il est cependant d’autant plus inexcusable, que l’Aria n’est presque jamais qu’un morceau isolé et cousu sans art, à la fin de chaque Scène, qu’on peut l’ôter sans que l’action en souffre ; et que, si on le supprimait, elle y gagnerait presque toujours122.

En retenant les chœurs des Grecs, les Italiens les ont laissés avec encore moins de mouvement que ne leur en avaient donné leurs modèles. Ils n’ont aucun intérêt à l’action ; ils ne servent par conséquent, qu’à la refroidir ou à l’embarrasser. On leur donne pour l’ordinaire un morceau syllabique à la fin de l’Opéra ; on leur fait faire des marches, on les place dans le fond de quelques-uns des tableaux, pour parer le Théâtre. Voilà tout leur emploi.

Telle est la constitution de l’Opéra d’Italie123, dont l’ensemble dénué de vraisemblance, irrégulier, long124, embrouillé, sans rapport, n’est qu’un mélange du Théâtre des Grecs, de la Tragédie Française, et des rhapsodies des temps gothiques ; comme il est cependant le seul grand Spectacle d’une Nation vive, délicate et sensible, il n’est pas étonnant qu’il en fasse les délices, et qu’il y soit suivi avec le plus extrême empressement. Une partie de la Musique en est saillante, les Chanteurs du plus rare talent l’exécutent, et ce Spectacle n’a qu’un temps125. Dans les plus grandes Villes d’Italie, on ne voit l’Opéra tout au plus que pendant trois mois de l’année, et on y songe à la musique tous les jours de la Musique tous les jours de la vie.

Nous avions un Théâtre tragique repris sous œuvre par Corneille, et fondé pour jamais sur le sublime de ses compositions, lorsque l’Opéra Français fut imaginé. L’Histoire était le champ fertile que ce grand Poète avait préféré ; et c’est-là qu’il allait choisir ses sujets. La Musique, la Danse, les Chœurs étaient bannis de ce Théâtre ; la représentation mâle d’une action unique exposée, conduite, dénouée dans le court espace de vingt-quatre heures et dans un même lieu, est la tâche difficile que Corneille s’était imposée. Il devait tirer l’illusion, l’émotion, l’intérêt de sa propre force. Rien d’étranger ne pouvait l’aider à frapper, à séduire, à captiver le Spectateur. Oserait-on le dire ? une des bonnes tragédies de cet homme extraordinaire suppose plus d’étendue de génie que tout le Théâtre des Grecs ensemble.

Quinault connaissait la marche de l’Opéra Italien, la simplicité noble, énergique, touchante de la Tragédie ancienne, la vérité, la vigueur, le sublime de la moderne. D’un coup d’œil il vit, il embrassa, il décomposa ces trois genres, pour en former un nouveau qui, sans leur ressembler, pût en réunir toutes les beautés. C’est sous ce premier aspect que s’offrit à son esprit un Spectacle Français de Chant et de Danse.

D’abord le merveilleux fut la pierre fondamentale de l’édifice, et la Fable, ou l’imagination lui fournirent les seuls matériaux qu’il crut devoir employer pour le bâtir. Il en écarta l’Histoire qui avait déjà son Théâtre, et qui comporte une vérité, trop connue, des personnages trop graves, des actions trop ressemblantes à la vie commune, pour que, dans nos mœurs reçues, le Chant, la Musique et la Danse ne forment pas une disparate ridicule avec elles.

De là qu’il bâtissait sur le merveilleux, il ouvrait sur son Théâtre à tous les Arts la carrière la plus étendue. Les Dieux, les premiers Héros dont la Fable nous donne des idées si poétiques et si élevées, l’Olympe, les Enfers, l’Empire des Mers, les Métamorphoses miraculeuses, l’Amour, la Vengeance, la Haine, toutes les passions personnifiées, les Éléments en mouvement, la Nature entière animée fournissaient dès lors au génie du Poète et du Musicien mille tableaux variés, et la matière inépuisable du plus brillant Spectacle. [Voir Féerie]

Le langage musical si analogue à la Langue Grecque, et de nos jours si éloigné de la vraisemblance, devenait alors non seulement supportable ; mais encore tout à fait conforme aux opinions reçues. La danse la plus composée, les miracles de la peinture, les prodiges de la mécanique, l’harmonie, la perspective, l’optique, tout ce qui, en un mot, pouvait concourir à rendre sensibles aux yeux et l’oreille les prestiges des Arts, et les charmes de la nature entrait raisonnablement dans un pareil plan, et en devenait un accessoire nécessaire.

Les chœurs dont les Grecs n’avaient fait qu’un trop faible usage, et dont les Italiens, ainsi que je l’ai déjà dit, n’ont pas su se servir, placés par Quinault dans les lieux où ils devaient être, lui procuraient des occasions fréquentes de grand spectacle126, des mouvements généraux127, des concerts ravissants128, des coups de Théâtre frappants129, et quelquefois le pathétique le plus sublime130.

En liant à l’action principale la Danse qu’il connaissait bien mieux qu’elle n’a été encore connue, il se ménageait un nouveau genre d’action théâtrale, qui pouvait donner un feu plus vif à l’ensemble de sa composition, des Fêtes aussi aimables que galantes, et des tableaux variés à l’infini, des usages, des mœurs, des Fêtes des Anciens. [Voir Fête]

Ce grand dessein fut balancé sans doute dans l’esprit de Quinault par quelques difficultés. Le moyen qu’il ne prévit pas qu’il se trouverait tôt ou tard des hommes rigides qui refuseraient de se prêter aux suppositions de la Fable, des Philosophes sévères dont la raison serait rebutée des prestiges de la Magie, des esprits forts pour qui la plus belle machine ne serait qu’un jeu d’enfants.

Mais Homère et Virgile, Sophocle et Euripide parurent à Quinault des autorités suffisantes en faveur du genre qu’il projetait de mettre sur la Scène. Il espéra que le système ancien qui fut la base de leurs ouvrages, et qui sera toujours l’âme de la belle Poésie, serait souffert encore par des Spectateurs instruits, et sur un Théâtre qu’il voulait consacrer à la plus délicieuse illusion. Il vit dans Arioste et le Tasse les effets agréables, les grands mouvements, les changements imprévus, que pouvait produire la Magie ; et les grands Ballets qui étaient depuis si longtemps le spectacle à la mode, lui fournissaient trop de preuves journalières du charme des belles machines, pour qu’il négligeât les avantages que la Mécanique pouvait procurer à son établissement.

Les beaux traits d’Histoire ne sont pas les seuls qui doivent exercer le génie des grands Peintres. La Fable ne leur en fournit-elle pas qui ne sont ni moins nobles ni moins touchants ? Écouterait-on la critique d’un homme de mauvais goût qui déclamerait contre une composition de cette espèce, parce que nous savons tous que la Fable n’est qu’une des folies de l’esprit des premiers temps ?

Le Théâtre n’est qu’un tableau vivant des passions. Quinault en voyait un131 digne de l’admiration de tous les siècles, où elles pouvaient être peintes avec le pinceau le plus vigoureux, et qui s’était emparé avec raison de l’Histoire. Il fallait ne point empiéter sur un établissement aussi imposant, et donner cependant à celui qu’il se proposait, le caractère d’imitation que doit avoir toute composition dramatique. Le merveilleux qui résulte du système poétique remplissait son objet, parce qu’il réunit avec la vraisemblance suffisante au Théâtre, la Poésie, la Peinture, la Musique, la Danse, la Mécanique, et que de tous ces arts combinés il pouvait résulter un ensemble ravissant, qui arrachât l’homme à lui-même, pour le transporter pendant le cours d’une représentation animée, dans des régions enchantées.

Ce beau dessein, n’est point une vaine conjecture imaginée après coup, pour séduire le lecteur. Qu’on suive pas à pas la marche de Thésée, d’Atys, d’Armide, etc. on verra l’intention de Quinault, telle qu’on vient de l’expliquer, marquée partout avec les traits distinctifs de l’esprit, du sentiment, et du génie.

Ici on s’arrêtera sans doute pour chercher la cause secrète du peu d’effet qui résulte cependant de nos jours d’un plan si magnifique. Le vice est-il dans le plan lui-même ? Serait-il dans l’exécution primitive ? N’est-il que dans l’exécution actuelle ?

Il est certain que le dessein de Quinault est un effort de génie, qu’on peut mettre à côté de tout ce qui a été imaginé de plus ingénieux pendant le cours successif des progrès des beaux Arts, mais il n’est pas moins certain que le plaisir, l’émotion, l’amusement qui en résultent sont très inférieurs aux charmes qu’on devrait et qu’on peut en attendre.