Chapitre IV. Des Bals
Un Tableau de Philostrate100, nous représente Comus dans un Salon éclairé avec autant de goût que de magnificence. Un chapeau de roses orne sa tête ; ses traits sont animés de vives couleurs, la joie est dans ses yeux, le sourire est sur ses lèvres.
Enivré de plaisirs, chancelant sur ses pieds, il paraît se soutenir à peine de la main droite sur un épieu. Il porte à la gauche un flambeau allumé qu’il laisse pencher nonchalamment, afin qu’il brûle plus vite 101.
Le parquet du Salon est jonché de fleurs : quelques Personnages du tableau sont peints dans des attitudes de Danse : quelques autres sont encore rangés autour d’une Table proprement servie ; mais le plus grand nombre est placé avec ordre sous une Tribune dans laquelle on découvre une foule de Joueurs d’Instruments, qu’on croit entendre. C’est un Bal en forme, auquel Comus préside. Le goût moderne ne produit rien de plus élégant.
Comus, en effet, est regardé comme l’Inventeur de toutes les Danses, dont les Grecs et les Romains embellirent leurs Festins. Elles furent d’abord, comme les Intermèdes de ces repas que la joie et l’amitié ordonnaient dans les familles. Bientôt le plaisir, la bonne chère et le vin donnèrent une plus grande étendue à cet amusement. On quitta la table, pour se livrer entièrement à la Danse. Les familles s’unirent, pour multiplier les Acteurs et le plaisir ; mais l’Assemblée en devenant plus nombreuse, prit un air de Fête, dont les égards, la bienséance et l’orgueil s’établirent bientôt les arbitres suprêmes. Dès lors, les jeux riants de Bacchus, la gaieté des Festins, la liberté qu’inspirent le vin et la bonne chère ; ce désordre aimable qui présidait aux Danses inventées par Comus disparurent, pour faire place au sérieux, au bon ordre, à la dignité des Bals de cérémonie.
Nous trouvons leur usage établi dans l’Antiquité la plus reculée ; et il n’est point étonnant, qu’il se soit conservé jusqu’à nous. La Danse simple, celle qui ne demande que quelques pas, les grâces que donnent la bonne éducation et un sentiment médiocre de la mesure, fait le fond de cette sorte de Spectacle ; et dans les occasions solennelles, il est d’une ressource aisée, qui supplée au défaut d’imagination. Un Bal est sitôt ordonné, si facilement arrangé : il faut si peu de combinaisons dans l’Esprit, pour le rendre magnifique : il naît tant d’hommes communs, et on en voit si peu qui soient capables d’inventer des choses nouvelles, qu’il était dans la nature, que les Bals de cérémonie une fois trouvés fussent les Fêtes de tous les temps.
Ils se multiplièrent en Grèce, à Rome et dans l’Italie. On y dansait froidement des Danses graves. On n’y paraissait qu’avec la parure la plus recherchée : la richesse, le luxe y étalaient avec dignité une magnificence monotone. On n’y trouvait alors, comme de nos jours, que beaucoup de pompe sans art, un grand faste sans invention, l’air de dissipation sans gaieté.
C’est dans ces occasions, que les Personnages les plus respectables se faisaient honneur d’avoir cultivé la Danse dans leur jeunesse. Socrate est loué des Philosophes qui ont vécu après lui, de ce qu’il dansait, comme un autre, dans les Bals de cérémonie d’Athènes. Platon, le divin Platon mérita leur blâme, pour avoir refusé de danser à un Bal que donnait un Roi de Syracuse ; et le sévère Caton, qui avait négligé de s’instruire, dans les premiers ans de sa vie, d’un art qui était devenu chez les Romains un objet sérieux, crut devoir se livrer à cinquante-neuf ans, comme le bon M. Jourdain, aux ridicules instructions d’un maître à danser de Rome102.
Le préjugé de dignité et de bienséance établi en faveur de ces Assemblées, se conserva dans toute l’Antiquité. Il passa ensuite, dans toutes les conquêtes des Romains, et après la destruction de l’Empire, les États qui se formèrent de ses débris, retinrent tous cette institution ancienne. On donna des Bals de cérémonie jusqu’au temps où le génie trouva des moyens plus ingénieux, de signaler la magnificence et le goût des Souverains ; mais ces belles inventions n’anéantirent point un usage si connu ; les Bals subsistèrent et furent même consacrés aux occasions de la plus haute cérémonie.
Lorsque Louis XII voulut montrer toute la dignité de son rang, à la ville de Milan, il ordonna un bal solennel où toute la noblesse fut invitée. Le Roi en fit l’ouverture ; les cardinaux de Saint-Séverin et de Narbonne y dansèrent ; les dames les plus aimables y firent éclater leur goût, leur richesse, leurs grâces.
Philippe II alla à Trente en 1562 pendant la tenue du Concile. Le Cardinal Hercule de Mantoue qui y présidait en assembla les Pères, pour déterminer la manière dont le fils de l’Empereur Charles Quint y serait reçu. Un Bal de cérémonie fut délibéré à la pluralité des voix. Le jour fut pris ; les dames les plus qualifiées furent invitées, et après un grand Festin, le Cardinal de Mantoue ouvrit le bal, où le Roi Philippe et tous les Pères du Concile, dit le Cardinal Pallavicino, dont j’emprunte ce trait historique, dansèrent avec autant de modestie que de dignité.
La décence, l’honnêteté, la convenance de ces sortes de Fêtes étaient au reste, dans ce temps, si solennellement établies dans l’opinion des hommes, que l’amer Fra Paolo dans ses déclamations cruelles contre ce Concile, ne crut pas même ce trait susceptible de critique.
La Reine Catherine de Médicis qui avait des desseins et qui n’eut jamais de scrupules, égaya ces Fêtes, et leur donna même une tournure d’esprit qui y rappela le plaisir. Pendant sa Régence, elle mena le Roi à Bayonne, où sa Fille Reine d’Espagne, vint la joindre avec le Duc d’Albe que la Régente voulait entretenir. C’est-là, qu’elle déploya tous les petits ressorts de sa politique vis-à-vis d’un Ministre qui en connaissait de plus grands, et les ressources de la galanterie vis-à-vis d’une foule de Courtisans divisés, qu’elle avait intérêt de distraire de l’objet principal qui l’avoir amenée. [Voir Fête (Beaux-Arts)]
Les Ducs de Savoie et de Lorraine, plusieurs autres Princes étrangers étaient accourus à la Cour de France, qui était aussi magnifique que nombreuse. La Reine qui voulait donner une haute idée de son administration donna le Bal deux fois le jour, Festins sur Festins, Fête sur Fête. Voici celle où je trouve le plus de variété, de goût et d’invention103.
Dans une petite île située dans la rivière de Bayonne et qui était couverte d’un bois de Haute Futaie, la Reine fit faire douze grands Berceaux qui aboutissaient à un Salon de forme ronde qu’on avait pratiqué dans le milieu. Une quantité immense de Lustres de fleurs furent suspendus aux arbres, et on plaça une Table de douze couverts dans chacun des Berceaux.
La Table du Roi, des Reines, des Princes et des Princesses du Sang était dressée dans le milieu du Salon, en sorte que rien ne leur cachait la vue des douze Berceaux, où étaient les Tables destinées au reste de la Cour.
Plusieurs Symphonistes distribués derrière les Berceaux et cachés par les Arbres se firent entendre, dès que le Roi parut. Les Filles d’honneur des deux Reines, vêtues élégamment partie en Nymphes, partie en Naïades, servirent la Table du roi. Des Satyres qui sortaient du bois, leur apportaient tout ce qui était nécessaire pour le service.
On avait à peine joui quelques moments de cet agréable coup d’œil, qu’on vit successivement paraître pendant la durée de ce Festin, différentes troupes de Danseurs et de Danseuses représentant les habitants des Provinces voisines, qui dansèrent, les uns après les autres, les Danses qui leur étaient propres, avec les instruments et les habits de leur pays.
Le Festin fini, les Tables disparurent ; des Amphithéâtres de verdure, et un Parquet de gazon furent mis en place, comme par magie : le Bal de cérémonie commença ; et la Cour s’y distingua par la noble gravité des Danses sérieuses, qui étaient alors le fond unique de ces pompeuses Assemblées. [Voir Fête (Beaux-Arts)]
Ces sortes d’embellissements aux Bals de cérémonie, leur ont donné quelquefois un ton de galanterie et d’esprit, qui a pu leur ôter l’uniformité languissante qui leur est propre.
Ceux de Louis XIV furent magnifiques. Ils se ressentaient de cet air de grandeur qu’il imprimait à tout ce qu’il ordonnait ; mais il ne fut pas en son pouvoir de les sauver de la monotonie. Il semble que la dignité soit incompatible avec cette douce liberté, qui seule fait naître, entretient et sait varier le plaisir. En lisant la Description, que je vais copier ici104, du Bal que donna Louis XIV pour le Mariage de M. le duc de Bourgogne, on peut croire avoir vu la Description de tous les autres.
« On partagea, (dit l’Historien que je ne fais que transcrire) en trois parties égales, la Galerie de Versailles, par deux Balustrades dorées de quatre pieds de hauteur. La partie du milieu faisait le centre du Bal. On y avait placé une Estrade de deux marches, couverte des plus beaux tapis des Gobelins, sur laquelle on rangea dans le fond des Fauteuils de velours cramoisi, garnis de grandes crépines d’or. C’est là que furent placés le Roi, le Roi et la Reine d’Angleterre, Madame la Duchesse de Bourgogne, les Princes et les Princesses du Sang.
Les trois autres côtés étaient bordés au premier rang, de Fauteuils fort riches pour les Ambassadeurs, les Princes et les Princesses étrangères, les Ducs, les Duchesses et les grands Officiers de la couronne. D’autres rangs de Chaises derrière ces Fauteuils étaient remplis par des personnes de considération de la cour et de la Ville.
À droite et à gauche du centre du bal étaient des Amphithéâtres occupés par la foule des Spectateurs ; mais pour éviter la confusion, on n’entrait que par un Moulinet, l’un après l’autre.
Il y avait encore un petit Amphithéâtre séparé, où étaient placés les vingt-quatre Violons du Roi avec six Hautbois et six Flûtes douces.
Toute la Galerie était illuminée par de grands Lustres de cristal et quantité de Girandoles garnies de grosses Bougies. Le Roi avait fait prier par Billets tout ce qu’il y a de personnes les plus distinguées de l’un et de l’autre sexe de la cour et de la Ville, avec ordre de ne paraître au Bal qu’en habits des plus propres et des plus riches ; de sorte que les moindres habits d’hommes coûtaient jusqu’à trois à quatre cents pistoles. Les uns étaient de velours brodé d’or et d’argent, et doublés d’un brocard qui coûtait jusqu’à cinquante écus l’aune : d’autres étaient vêtus de drap d’or ou d’argent. Les Dames n’étaient pas moins parées : l’éclat de leurs pierreries faisait aux lumières un effet admirable.
Comme j’étais appuyé (continue l’auteur que je copie) sur une balustrade vis-à-vis l’Estrade où était placé le Roi. Je comptai que cette magnifique Assemblée pouvait être composée de sept à huit cents personnes, dont les différentes parures formaient un spectacle digne d’admiration.
M. et Madame de Bourgogne ouvrirent le bal par une courante, ensuite Madame de Bourgogne prit le Roi d’Angleterre, lui la Reine d’Angleterre, elle le Roi, qui prit Madame de Bourgogne ; elle prit Monseigneur, il prit Madame qui prit M. le Duc de Berri. Ainsi successivement tous les Princes et les Princesses du Sang dansèrent chacun selon son rang.
M. le Duc de Chartres aujourd’hui Régent y dansa un Menuet et une Sarabande de si bonne grâce105 avec Madame la Princesse de Conti, qu’ils s’attirèrent l’admiration de toute la cour.
Comme les Princes et les Princesses du Sang étaient en grand nombre, cette première cérémonie fut assez longue, pour que le Bal fît une pause, pendant laquelle des Suisses précédés des premiers Officiers de la bouche apportèrent six Tables ambulatoires superbement servies en ambigus, avec des Buffets chargés de toutes sortes de rafraîchissements, qui furent, placés dans le milieu du bal, où chacun eut la liberté d’aller manger et boire à discrétion pendant une demi-heure.
Outre ces Tables ambulantes, il y avait une grande Chambre à côté de la Galerie qui était garnie sur des gradins d’une infinité de Bassins remplis de tout ce qu’on peut s’imaginer, pour composer une superbe collation dressée d’une propreté enchantée. Monsieur, et plusieurs Dames et Seigneurs de la cour vinrent voir ces appareils et s’y rafraîchir pendant la pause du Bal. Je les suivis aussi. Ils prirent seulement quelques Grenades, Citrons, Oranges et quelques confitures sèches ; mais sitôt qu’ils furent sortis tout fut abandonné à la discrétion du public, et tout cet appareil fut pillé en moins d’un demi-quart d’heure, pour ne pas dire dans un moment.
Il y avait dans une autre Chambre deux grands Buffets garnis, l’un de toutes sortes de Vins, et l’autre de toutes sortes de Liqueurs et d’Eau rafraîchissantes. Les Buffets étaient séparés par des balustrades, et en dedans une infinité d’Officiers du Gobelet avaient le soin de donner, à qui en voulait, tout ce qu’on leur demandait pour rafraîchissements, pendant tout le temps du bal qui dura toute la nuit. Le Roi en sortit à onze heures avec le Roi d’Angleterre, la Reine et les Princes du Sang pour aller souper. Pendant tout le temps qu’il y fut on ne dansa que des Danses graves et sérieuses, où la bonne grâce et la noblesse de la danse parurent dans tout son lustre. »
À cette gravité si l’on ajoute les embarras du cérémonial, la froide répétition des mêmes Danses, les règles rigides établies pour le maintien de l’ordre de ces sortes d’Assemblées, le silence, la contrainte, l’inaction de tout ce qui ne danse pas ; on trouvera que le Bal de cérémonie, est de tous les moyens de se réjouir, celui qui est le plus propre à ennuyer.
Il est cependant arrivé souvent que la bizarrerie des circonstances l’a rendu le plaisir à la mode, au point qu’un Menuet dansé avec grâce était seul capable de faire une grande réputation. Dom Juan d’Autriche Vice-Roi des Pays-Bas, partit exprès en poste de Bruxelles et vint à Paris incognito, pour voir danser à un Bal de cérémonie Marguerite de Valois, qui passait pour la meilleure danseuse de l’Europe.