Lettre XX et dernière.
M on intention, Monsieur, étant finir et de ne plus parler ballets, je vais rassembler les idées éparses qui se trouvent dans mes ouvrages et en ajouter de nouvelles, pour présenter dans un seul cadre ce que les maîtres de ballets doivent savoir et ce qu’ils doivent pratiquer. Sachant qu’ils n’aiment point à lire, j’ai pensé qu’en leur offrant tous les principes de leur art dans une seule lettre, ce seroit satisfaire leur goût. S’ils sentent le prix de ma complaisance et des conseils salutaires que je leur donne, ils seront peut-être reconnoissants.
Les gens perdus dans une route sont fort aises de rencontrer quelqu’un qui leur montre le vrai chemin. Je suis cet homme bienfaisant ; tant pis pour ceux qui aiment mieux s’égarer que de suivre les conseils d’un voyageur éclairé.
Il y aura dans cette lettre (explicative de toutes les autres) quelques répétitions ; mais elles sont nécessaires au développement de mes premières idées. Un ouvrage didactique doit présenter toutes les faces de l’objet qu’il traite ; j’ajouterai encore que les licences sont permises dans le style épistolaire ; qu’on peut effleurer un sujet, le quitter, le reprendre, l’approfondir et le développer ensuite ; enfin j’observerai que quand on écrit sur un art en artiste, on ne peut se dispenser d’employer les mots thecniques qui lui sont propres ; car chaque art à son langage particulier ; si l’on changeoit les mots consacrés par l’habitude et adoptés par l’usage, on deviendroit inintelligible à ceux qui les cultivent et à ceux qui les chérissent.
Avant d’entrer en matière, je dois m’exprimer franchement, et aller au devant d’un reproche qu’on seroit autorisé à me faire, si je ne m’exprimois pas.
J’ai fait l’éloge justement mérité de la pantomime des anciens et j’ai confondu ce mot avec celui danse. En cela j’ai adopté l’erreur de quelques écrivains de l’antiquité et je me suis égaré avec eux ; mais depuis quarante années, (époque où mes premières lettres parurent), j’ai eu le tems de lire, de méditer et de m’instruire ; mes recherches continuelles jointes à l’art difficile que je pratiquois journellement, les obstacles sans cesse renouvellés qu’il me présentoit, répandirent une vive lumière sur mes travaux. Le résultat de mes observations m’éclaira sur mes erreurs et me prouva que la danse proprement dite étoit un art inconnu des Grecs et des Romains, et que je l’avois confondu avec la pantomime qui n’est autre chose que celui des gestes. Je me retracte donc à l’exemple de St. Augustin ; l’aveu sincère d’une faute en attenue la gravité.
Je dois ajouter, pour que ma profession de foi soit complette, que je crois aux choeurs des anciens à l’institution de leurs fêtes et de leurs jeux ; mais que je ne crois nullement à la signification qu’on leur donne gratuitement en les nommant ballets ; parce que le ballet est un composé de danses, de mouvemens combinés, de pas et de temps variés à l’infini, et que je ne vois autre chose dans les fêtes de l’antiquité fabuleuse, que des marches, des contre-marches, et des évolutions propres à former mille figures ou dessins variés, exécutés sur des choeurs de musique vocale et instrumentale. Avec un grand nombre de troupes on tracera toutes les routes de la forêt de St. Germain ; voilà un grand plan, voilà un vaste dessin ; mais ne seroit-il pas absurde de dire que ce corps a dansé tous les détours de cette vaste forêt. Ce mot a donc été employé a contre-sens, et la dénomination qui convient aux fêtes, aux jeux et aux cérémonies de l’antiquité est celle de marches figurées sur des choeurs de musique instrumentale et vocale. Les jeux institués par Thésée, vainqueur du Minotaure, n’étoient que des marches figurées par des evotions militaires ; ce héros exerçoit la jeunesse de Délos à des jeux propres à leur inspirer bon goût de la guerre et l’amour des combats ; il lui faisoit tracer tous les détours du fameux Labirinthe de Crète. Ces marches étoient composées de strophes et d’anti-strophes. La figure qui présentoit un triangle allongé fut nommée très-improprement danse de la grue. Cette figure étoit l’image de celle qu’offre le départ des cigognes. J’ai admiré pendant trois années la régularité et l’ordre que ce volatile observe, lorsqu’il abandonne pour un certain tems un climat, pour en aller chercher un autre, Est-ce le cas de dire que les cigognes partent en dansant, et qu’elles ont une connoissance de la géométrie. Si les troupes sont exercées pendant long tems aux évolutions, j’avancerai que les cigognes s’exercent avant leur départ, pour former régulièrement cette figure angulaire, et que, lorsqu’il s’en trouve quelques-unes qui dérangent par leur foiblesse, l’ordre et la marche du départ, le conseil de guerre s’assemble et prononce l’arrêt de mort qui est promptement exécuté.
Quelques auteurs▶ ont cherché l’étymologie du mot ballet et ils se persuadent l’avoir trouvé en disant : anciennement on dansoit en jouant à la paume ; le mot ballet, dérive donc du mot balle. Ils en ont fait bal, ballet, ballon, ballade, baladin et baladoire.
Je crois fermement que danser en jouant à la paume n’est autre chose que de bien saisir la balle, de la renvoyer avec grace à son adversaire ; que toutes les positions du corps offrent dans ce jeu des contrastes d’attitudes, par conséquent des positions et des oppositions agréables et pittoresques. Ces ◀auteurs▶ auront jugé par les rapports que certaines choses ont entre elles, que celui qui jouoit à la paume avec élégance et facilité, dansoit en coupant la balle, on en la prenant de volée. Masson, paumier de Paris pouvoit servir de modèle à ses confrères par la manière aisée et par la bonne grâce qu’il déployoit dans ce jeu.
Les mots ballet et danse sont presque sinonimes. Le mot pantomime même sera employé quelquefois à leur place, parce que le ballet n’est autre chose qu’une grande composition de danse, qu’un ballet sans danse ne peut exister, et que la pantomime qui est l’ame de la danse et qui vivifie le ballet, appartient à ces deux arts. Le ballet présente le sujet et le trace, la danse le colorie, et l’action pantomime lui donne l’expression. Lorsque ces principes immuables seront adoptés, on sera tout-étonné d’avoir pris le change, et d’avoir applaudi comme ballets des pantomimes tièdes, insipides, et dont on auroit absolument ignoré le sens, si des airs de Vaudevilles très connus et très communs, ne leur avoient servis de truchement, et n’avoient suppléé au vague, au décousu d’une foule de gestes insignifians dont ces misérables farces étoient remplies.
J’ai dit dans le courant de mon ouvrage, qu’un ballet étoit un poème ou un drame, et que dans tous les genres, le compositeur devoit s’attacher aux règles de la poétique ; que le ballet dans cette circonstance étoit une représentation d’un sujet quelconque, et qu’il devoit par conséquent avoir un commencement, un milieu et une fin, on une exposition, un noeud et un dénouement. N’étant point assujetti aux unités, il lui est permis de ne point observer l’unité de lieu ni l’unité de teins ; mais il ne peut se dispenser de se conformer à l’unité d’action, qui seroit monstrueuse, si elle cessoit d’étre une.
Lorsqu’il est possible, sans devenir froidement méthodique, de se soumettre aux trois unités, cela ne peut produire qu’un meilleur effet ; et le ballet offre alors un drame régulier. Je dirai cependant qu’il vaut mieux être irrégulier à quelques égards, que d’être méthodiquement ennuieux. Le grand principe des arts est de plaire. J’ai prouvé ailleurs que l’on pouvoit faire une mauvaise tragédie en suivant les règles d’Aristote. C’est à l’esprit, au goût et à l’imagination à embellir ces règles. Lorsque le génie se trouve-là, tout disparoit pour faire place à la nature.
Après avoir suffisament parlé dans le cours de mon ouvrage des principes de la danse, et des règles relatives à la composion des ballets, je vais parcourrir les différens genres que le compositeur peut adopter, si toutefois il veut se varier et plaire. Je n’offrirai ici que des esquisses légères ; mais elles seront suffisantes ou développement de mes idées.
Dans le ballet du jugement de Paris j’ai eu recours à un épisode qui fut d’autant plus applaudi qu’il jettoit plus de clarté dans le sujet et prêtoit à l’action de nerveux ressorts.
Paris donne la pomme à Vénus. Je dois travailler pour le public instruit et pour le public qui ne l’est pas. Paris est indéterminé ; l’Amour le presse, Vénus l’engage, Junon le sollicite, Pallas l’invite par ses dons ; Vénus enfin reçoit la pomme ; mais pourquoi ? est-ce parce qu’elle est Belle ? est-ce parce que le juge en est amoureux, qu’elle lui promet ses faveurs, qu’il va les obtenir ? Non : on peut, supposer ces choses ; on peut les croire ; mais cela n’existe pas.
Junon promet des grandeurs, des richesses, des scéptres ; Pallas des victoires, des hommes, des triomphes, une gloire immortelle ; Vénus offre sa ceinture ; l’Amour ses flèches et son carquois ; cette Déessé promet à Paris des plaisirs et la possession de la beauté la plus rare ; quelle est cette beauté ? C’est Hélène : Voici l’Episode. Le buste de cette Princesse est présenté a Paris par les Graces et par les Amours ; frappé de la beauté noble de cette Spartiate, sur de posséder un objet dont l’image porte à son coeur le sentiment le plus délicieux, il ne balance plus, il rend les lauriers à Pallas, les sceptres à Junon, et donne la pomme à Vénus, en regardent moins cette divinité que la beauté qui a fixé son choix et dont la possession doit faire son bonheur. Cet episode, en rependant de la clarté sur le sujet, prête encore à l’action ; ce buste, en excitant la jalousie de Pallas et de Junon, fournit, pour ainsi dire, des couleurs vives à leur expression ; les attraits touchans des Graces présentent le buste d’Helène ; l’Amour semble dire à Paris, regarde la, comme elle est belle ! C’est l’image de ma mère, c’est le chef d’oeuvre de la beauté ; Vénus enfin, pour triompher des deux Déesses, emploie tous ses charmes, tous ses attraits ; de ce buste, dis-je, qui n’est rien, mais qui devient en pantomime un épisode heureux, résulte une multitude de tableaux et d’expressions différentes qui conduisent de moment en moment à des groupes aussi pittoresques qu’intéressans.
Il ne faut pas croire que le genre comique soit insusceptible du plus grand intérêt, et qu’il ne soit borné qu’à la représentation des fêtes villageoises, des fêtes marines, des camps, des foires et de tous les tableaux variés que le compositeur peut puiser dans les moeurs et danss le costume des nations. Il y auroit beaucoup d’art à rendre ce genre quelquefois intéressant. Les hommes dans toutes les classes ont des passions, des malheurs et un pathétique qui leur est propre ; celui de la nature, dépouillé des apprêts de l’art ne pourroit-il pas plaire ? essayons d’annoblir ce genre, en ne bornant point son expression au sentiment de la joye et de la grosse gaieté.
Tout le monde sait qu’il y avoit jadis des bandits en Espagne et en Portugal. Sous le règne de la féodalité les seigneurs avoient des troupes ; sans cesse en guerre avec leurs voisins, ils portoient partout la désolation, l’effroi et la mort. Ce brigandage se répandit presqu’universellement, souvent des personnes d’un très grand nom se mettoient à la tête de ces scélérats ; ils fuisoient des incursions dans diverses provinces du royaume, et les villages étoient le théatrede leurs vols, de leurs pillages, et bien souvent de leur cruauté.
Je suppose donc la scène dans un village quelconque d’une province de l’Espagne. C’est la fête de ce village ; le Bailli et sa femme, son fils, sa brû et leur enfant dans un Age très tendre sont les personnages nobles de ce ballet.
Le maître d’école du village, sa femme, la servante du Bailli et son vieux domestique en sont les caractères plaisans. Que l’on suppose tout ce que peut offrir de riant cette fête, jeux de toutes les espèces, escrime, prix distribués, joûtes, danses nobles des jeunes époux, danse comique et pantomime, ballet général, répos employé à faire renaître la joie par les tours et les niches, que l’on fait sans cesse au vieux domestique et à la Duègne ; gravité du maître d’école et de sa femme ; musique caractérisée ; danse bien adaptée à cette musique et au caractère national ; tableau sans cesse mouvant et sans cesse agréable, varié par des contrastes naturels ; intérêt préparé par l’amitié affectueuse du grand-père et de la grand’mère pour leurs enfans ; marque d’amour et de tendresse pour leur petit-fils qui étale dans cette fête les graces naîves et touchantes de son âge : Telle est l’esquisse légère de ce tableau riant et champêtre, que tous les maîtres de ballets finiroient ici par une grande-contre-danse. Mais poursuivons ; dans l’instant où tout le inonde se livre à l’expression d’une joye vive et pure, que les tables sont servies, que l’on boit, mange, que l’on chante, il paroit sur une colline qui termine le fond de la décoration une troupe de bandits ou de miquelets, qui, suivant leur coutume, se eouvroient le visage d’un masque de velours noir, non pas pour danser comme jadis à l’opéra, mais pour commettre leurs vols sans courrir les risques d’être reconnus. Cet aspect imprévu répand aussitôt l’allarme ; la joye disparoît ; l’effroi, la crainte, la frayeur la remplacent ; on fuit en confusion ; le bailli prend son petit-fils dans ses bras, entre précipitament dans sa maison qui est un vieux château du seigneur, et qui est située sur la place où se donnoit la fête ; on le suit en foule, on s’y rassemble pour se défendre ; on barricade les portes : telle est l’image de ce second tableau.
Les bandits qui, en descendant le coteau, ont vu toute cette manoeuvre, assiègent, le château, les uns en enfonçant les portes, les autres avec des échelles en escaladant les fenêtres. Pendant cet assaut, les femmes des bandits qui sont restées sur la montagne, forment différens tableaux dans le lointain par une pantomime analoque et adaptée à la circonstance.
Les bandits ayant pénétré dans le château, y mettent tout à feu et à sang ; on entend des cris, des coups de pistolets, le bruit des épées : tout cela offre un grand tableau à l’orchestre, et fait d’autant plus d’effet, que le compositeur dérobe au public, par cette adroite fourberie, l’action qui se passe, pique sa curiosité, augmente son inquiétude, accroit son intérêt ; son imagination travaille ; elle enfante et lui trace dans ce moment, des tableaux bien plus effrayans que ceux qui lui seroient offerts par la représentation réelle des objets qui lui sont ravis.
Le fils du Bailly tenant son enfant dans ses bras, s’élance hors d’une fenêtre dans le moment qu’on tire un coup de fusil ; appercevant ensuite des échelles il monte avec précipitation, va chercher sa femme, lui confie son entant, les embrasse l’un et l’autre et remonte en furieux pour porter du secours a son père et à sa mère. La jeune femme pâle, échevelée et mourante ne sait de quel coté porter ses pas ; elle veut fuir ; la crainte l’arrête ; elle chancelle, ses jambes fléchissent, elle tombe évanouie ; son enfant qui se jette sur elle en l’embrassant semble lui crier en versant des larmes, ma mère, ma mère ! dans cet instant les bandits victorieux sortent du château ; ils ont enchaîné le jeune homme ; ils trainent avec brutalité le vieillard et sa femme ; le jeune enfant vole à son père ; il lui montre sa mère qu’il croit morte, à ce spectacle le jeune homme comme un Lion furieux se débarrasse de ses chaînes, il vole à sa femme ; le grand père et la grand mère y courent et se groupent autour d’elle en fondant en larmes ; le petit garçon pleure, mais voyant que sa mère ouvre les yeux et que ses premiers regards le cherchent, il se jette en pleurant et en criant tout à la fois sur son sein.
Ici, le grand-père veut se rendre captif pour ses enfans. Le fils se jette aux genoux des bandits, les engage à ne point prêter l’oreille aux prières de ce vieillard ; il veut les suivre, il veut tout faire, pour conserver la liberté à sa famille. Ce combat de générosité d’amour paternel et d’amour filial est suspendu par l’arrivée du chef des Miquelets. Ce seigneur accompagné de son épouse, touché d’une tendresse si rare et d’un spectacle si touchant refuse d’accepter l’argent et les joyaux qui lui sont offerts ; il ordonne à sa troupe de restituer tout. Cet acte de générosité pénétre tous les villageois de reconnoissance ; ils embrassent les genoux de leur libérateur qui lui-même attendri ainsi que son épouse, ne peut s’empêcher de donner quelques larmes à un tableau si touchant. Le vieillard, après avoir exprimé sa joye par les embrassemens qu’il prodigue à ses enfans, donne ses ordres ; on apporte des brocs, des provisions, on en couvre les tables ; on présente des fleurs et des fruits au seigneur et à son épouse. Les femmes des Miquelets arrivent, et la fête courte et variée qui suit, essuye les larmes, rétablit la joye et ramène le ballet à son genre primitif.
Tout ceci est une pensée jettée sur le papier sans ordre, sans réflexion ; ce n’est point un exemple, mais c’est peut-être une idée neuve ; c’est une route raboteuse qui peut conduire à un beau chemin ; c’est une esquisse du drame Villageois. Pourquoi ces sentimens à qui il ne manque qu’un ornement extérieur, ne plairoient-ils pas ? pourquoi la peinture naïve d’un incident malheureux ne nous intéresseroit-elle pas ? Elle est prise dans la dernière classe des hommes, me dira-t-on ; mais les hommes de cette classe, répondrai-je, sont des hommes, et dèslors ils ont des droits incontestables sur le coeur de tous les hommes, toujours leurs semblables, dans quelque classe qu’il ait plu au sort ou à la fortune de les placer.
Les contrastes de ce petit ba[let naissent d’eux-niêmes et sans effort ; tout m’y paroit-simple et naturel, et je me persuade que cette idée pouvant odnner naissance à une idée plus ingénieuse et mieux développée, l’on pourroit jetter beaucoup d’intérêt dans un genre que l’on a borné jusqu’à présent a imiter des Bambochades, ou des actions aussi triviales et aussi difformes.
Les ballets moraux présentent encore une carrière à la danse. Les contes de Marmontel sont des modèles de ce genre. Il en est beaucoup qui peuvent fournir des plans de ballets aussi ingénieux qu’agréables, en en retrachant toutefois ce que la pantomime ne peut exprimer que confusément. J’ai donné avec succès la Bergère des Alpes.
Ces ballets naissent, ordinairement de l’imagination. Ils peuvent être encore allégoriques. Les allusions ingénieuses renferment souvent un sens moral qui flatte d’autant plus qu’il est inattendu et qu’il est offert sans apprêts et sans prétention par le goût et par le génie.
Je vais tracer l’idée que je me forme des ballets de ce genre : c’est un essai ; ce peut être un exemple.
Je suppose avec Prodicus, qu’Hercule dans sa jeunesse, après la défaite du sanglier d’Erimanthe fut acceuilli dans un lieu solitaire par la Déesse de la Gloire et par la Déesse des Plaisirs. La première accompagnée d’une suite nombreuse de guerriers et d’héroïnes descend d’un char brillant attelé de superbes coursiers ; les guerriers et les guerrières au son des instrumens consacrés à la guerre, exécutent des danses caractéristiques ; ils forment en dansant plusieurs figures militaires, et mêlent à leurs jeux tantôt l’image des combats avec les sabres et les boucliers, tantôt celle de la lutte ; ils accompagnent ces exercices de voltes, d’évolutions ; les vainqueurs sont couronnés des mains de la gloire ; on les porte en triomphe ; on danse autour d’eux ; on célèbre leur victoire ; les arbres de la forêt sont chargés de trophées ; tout est martial, tout peint la valeur, tout exprime le courage ; tout parle enfin en faveur de la gloire, qui embellit elle-même cette fête.
Du côté opposé, la Déesse des Plaisirs entourée d’Amours et de Zéphirs, est accompagnée par les Jeux, les Ris et les Plaisirs. Des Nymphes charmantes embellissent cette fête ; l’Amour et la Volupté en règlent les danses, en fixent les jeux ; les Graces y répandent leur enjouement, les arbres de la forêt sont ornés de festons qui supportent les trophées de l’Amour et de Cypris ; le son des haubois, des flûtes et des chalumeaux anime cette fête, danses vives et voluptueuses, courses légères, jeux de guirlandes, défis de tambourin, bergères enchainées avec des guirlandes, bergers couronnés de roses et conduits en triomphe sous des baldaquins de fleurs portés par une foule de petits Amours ; groupes voluptueux formés par les Plaisirs à l’entour du Héros ; tableaux variés par les Graces ; situations embéllies par l’Amour ; tout enfin trace ce que les Plaisirs ont de plus doux, ce que la Volupté conduite par les Graces a d’attraits, et ce que l’Amour d’accord avec le Plaisir peut avoir de plus touchant.
Ce spectacle varié enchante le jeune Héros, son coeur est troublé ; son âme est vivement émue ; perpétuellement entouré par la Gloire et par la Déesse des Plaisirs ; frappé des brillans tableaux de l’une, séduit par les peintures touchantes de l’autre, il ne peut faire un choix. Il se jette dans les bras des deux Déesses ; mais jalouses l’une de l’autre et ennemies irréconciliables, elles ne veulent point de partage : nouvel embarras, nouveaux tableaux présentés par la Gloire ; nouvelles images tracées par la Déesse des Plaisirs ; elles animent leur suite et elles emploient leurs charmes et leurs atraits pour triompher : toutes ces peintures affectent vivement le jeune Héros ; son coeur indécis flotte entre la Gloire et le Plaisir. Tantôt l’une l’appèle et parle à son coeur ; tantôt l’autre l’irrite et triomphe de ses sens. L’intérêt majestueux de l’honneur, les charmes ravissans du plaisir paroissent dans un parfait équilibre ; il voudroit les concilier, mais l’image d’un nouveau combat, la vue d’une action aussi magnanime qu’héroïque, l’éclat du triomphe, le bruit des timbales et des trompettes étouffent le son des flûtes et des chalumeaux : la Gloire va triompher ; un silence prépare sa victoire. Les deux Déesses et leurs troupes attendent avec inquiétude la décision d’Hercule. Que de situations différentes à peindre ! Le jeune Héros irrésolu sur son choix, flottant sans cesse entre la Gloire qui commande, et le plaisir qui séduit : balance, hésite ; son coeur est incertain ; son âme est indéterminée ; quel combat, quelle agitation, quelle expression variée de sentiniens ! Ce n’est qu’avec le plus violent effort qu’il abandonne le plaisir et qu’il s’échappe de ses bras, pour se précipiter dans ceux de la Gloire. La Déesse des Plaisirs fuit, avec sa troupe. L’Amour piqué promet qu’il s’en vengera un jour. Hercule qui les voit fuir et s’éloigner, sent que son coeur vole après eux et qu’il est prêt à les rappeler. Dans cet instant d’agitation, il semble engager la Gloire, en la serrant plus étroitement dans ses bras, à ajouter encore à ses attraits pour triompher sans partage du sacrifice qu’il vient de lui faire.
Je crois que ce sujet est une fable morale et qu’elle suffit pour donner l’idée des ballets de ce genre. Mon objet n’étant point ici d’insérer des programes que l’on trouvera ailleurs, je me borne à ne donner que des croquis qui, tout imparfaits qu’ils sont, prouvent néanmoins que je ne propose pas l’impossible, et que ce qui est fait médiocrement peut se perfectionner dans des mains plus habiles.
Le ballet Anachréontique demande des scènes variées, des situations et des tableaux agréables ; le sentiment et l’Amour doivent les dessiner ; les graces ingénues doivent les peindre : tout doit être léger dans ces sortes de ballets et porterie caractère du plaisir délicat et de l’Amour sans art.
Je vais essayer de crayonner ici une scène de ce genre, telle que je la sens.
L’Amour, avant de quitter l’heureux séjour de l’Arcadie et le berceau des Graces, voulut couronner la constance de Daphnis, en disposant le coeur de Philis à la tendresse et en ouvrant son âme aux charmes du plaisir, toujours délicieux quand il est l’image du sentiment.
Philis triste et rêveuse fixe un rameau sur le quel sont perchées deux tendres tourterelles, image la plus belle de l’amour et de la fidélité ; puis détournant les yeux, elle considère deux cignes qui folâtrent sur les eaux d’un bassin rustique ; elle appercoit sur un autre bassin un autre cigue qui, seul et sans compagne paroit livré à la tristesse. Sa vue se portant de la vers le sommet d’une colline, elle y découvre un berger occupé du tendre soin de couronner sa bergère, et de l’orner des fleurs que le plaisir fait éclore autour d’elle. Un peu plus bas, elle voit un berger qui brise son chalumeau et qui exprime ce que la douleur et la langueur ont de plus touchant. Tous ces tableaux variés qui lui sont offerts par la nature excitent, ses réflexions ; elle se méconnoit dans les uns ; elle se retrouve dans les autres. Le jeune Daphnis caché derrière un buisson de fleurs observe son amante.
Le moment est favorable. Philis plongée dans une douce rêverie, et le coeur ému du spectacle touchant que la nature vient de lui offrir, est sans doute moins fière, moins farouche ; l’amour presse le berger ; il l’entraîne vers sa bergère ; mais sa timidité ralentit ses pas. La crainte de déplaire à Philis le fait fuir ; il court et va se cacher dans un bosquet.
L’Amour s’appercevant qu’il lui faudroit trop de tems pour vaincre la timidité du berger, s’approche doucement de la bergère et se place à ses côtés. Philis, la tête appuyée sur un de ses beaux bras et livrée aux sentimens divers qui remplissent son âme, ne voit et n’entend rien ; vainement l’Amour frappe du pied, tousse et soupire : plongée dans ses réflexions elle n’écoule que son coeur.
Le Dieu s’approche de plus près, il agite ses ailes ; l’air frais et délicieux qu’elles répandent autour de la bergère semble lui donner un nouvel être.Elle se retourne en soupirant et elle apperçoit l’Amour ; dans sa surprise, elle hésite, et ne sait si elle doit rester ou fuir ; un charme enchanteur la retient ; elle considère avec l’admiration du plaisir l’enfant dangereux ; il est le plus beau et le plus touchant qu’elle ait vu de sa vie ; ses cheveux bouclés d’où l’ambroisie s’exhale, ses ailes dorées qui couvrent ses épaules d’albâtre, son petit arc, ses flèches, son carquois, tout attache ses regards, tout fixe son attention, et la sensibilité succède bientôt à l’admiration : elle serre tendrement dans ses bras l’aimable enfant, et elle se sent animée par un sentiment qui lui est inconnu ; elle ne vent plus enfin quitter l’Amour, et la crainte qu’elle a qu’il ne lui échappe, lui fait naître l’idée de lui couper les ailes. A l’aspect du fer dangereux l’Amour frémit ; il tombe en pleurant aux genoux de Philis, et il la conjure au nom de la beauté dont elle est l’image de ne point le priver d’un ornement qui lui est cher.
Philis touchée par les larmes de l’Amour ne peut résister à ses prières ; ses ailes sont conservées ; mais par un caprice nouveau elle en arrache une plume. l’Amour jette un cri, et Philis, après s’être orné le sein de cette plume fatale, passe autour du cou du petit Dieu un ruban, et le mène en laisse en jouant avec lui et en lui prodiguant d’innocentes caresses.
L’Amour, pour se venger du mal que Philis vient de lui faire et pour servir en même tems Daphnis, tire malicieusement une flèche de son carquois ; Philis qui commence à devenir curieuse, qui veut tout apprendre et tout savoir, se saisit de la fléche ; elle en examine attentivement la forme, et en essayant indiscrètement si lele est aiguë, l’enfant malin qui la guette lui pousse le bras et la fait entrer dans le bout du doigt. Philis jette un cri, pousse un soupir, se plaint de la noirceur de l’amour, elle enveloppe son doigt du coin de son tablier, en gémissant et en laissant couler quelques larmes.
L’Amour appéle Daphnis qui d’un coup d’aile est transporté aux pieds de Philis ; elle l’apperçoit et rougit ; le berger lui prend la main ; elle le repousse d’un bras mal assuré avec la fierté de l’innocence ; Daphnis enhardi par l’Amour, ne se rebute point ; Philis cède, sa fierté se change en pitié, et bientôt cette pitié devient tendresse. Ses beaux yeux qui n’étoient ouverts que pour se fixer avec indifférence sur les objets tranquilles de la nature, s’arrêtent avec complaisance sur le berger dont les charmes lui paroissent nouveaux.
L’Amour qui est allé chercher les Graces pour les rendre témoins de cette union paroit dans le lointain avec ses aimables soeurs. Leur présence embéllit tout ; leur influence répand sur les objets de nouveaux attraits. Rien aux yeux de Daphnis n’est aussi beau que Philis ; rien aux yeux de Philis n’est aussi beau que son berger. Enivrés de leur bonheur mutuel ils se jurent une tendresse éternelle, et ils éprouvent l’un et l’autre ce sentiment délicieux qui n’est vivement senti que lorsque l’amour règne sur le coeur de concert avec les graces etc.
L’Allégorie, Monsieur, est employée quelquefois dans la peinture et dans la poésie, le ballet étant une peinture vivante et une poésie muette, peut s’en servir à son tour. Les allégories sont rarement heureuses : Lorsqu’elles sont compliquées, qu’il faut les chercher, les étudier ou les deviner, on peut dire alors qu’elles n’offrent que l’image obscure de l’énigme ou du logogryphe. L’allégorie doit être simple, précise et ingénieuse. C’est un trait lancé par l’imagination ; il frappe le but avec rapidité.
Ce seroit mal m’entendre que de croire qu’un ballet de ce genre doit offrir une allégorie continue. Toutes les scènes de cette composition doivent conduire sans embarras et sans confusion à un dénouement, et ce dénouement est celui où l’allégorie doit se montrer avec le cortège brillant des allusions.
Il seroit absurde de se servir du buste ou du portrait du Prince ou du Héros à qui la louange s’adresse ; ce foible moyen l’offenseroit sans doute ; il afficheroit l’ineptie du compositeur. Je ne dois point oublier de dire que la louange révolte lorsqu’elle est directe et que l’allégorie est l’enveloppe ingénieuse qui doit la couvrir.
On fait des ballets allégoriques pour les mariages des Princes, pour leurs fêtes, pour leur naissance, pour leur convalescence ; on en fait enfin pour des victoires remportées et pour la paix.
On doit dans ces diverses circonstances avoir recours à des allégories ingénieuses ; si c’est, par exemple, un guerrier que l’on veut peindre, on y substituera un Alexandre ; si c’est un Prince ami des arts, il sera désigné par un Auguste. Le sujet du ballet tient-il plus à la fable qu’à l’histoire ; Apollon, les arts, les muses, la gloire et l’immortalité sont des personnages qu’on emploiera avec succès ; si c’est un Prince qui s’est signalé par des victoires, et que le compositeur puise son sujet dans la fable, Mars tiendra la place du Héros ; il sera couronné par la victoire ; la renommée annoncera son triomphe, la paix rassemblera les arts effrayés par les horreurs de la guerre ; les peuples seront conduits par l’Abondance ; Vénus et les graces orneront les trophées du vainqueur de guirlandes de laurier et de branches d’olivier, l’amour, les jeux et les plaisirs formeront des couronnes et porteront les armes du héros ; la paix ouvrira son temple, la guerre, la discorde et la terreur seront enchainées par la valeur ; tels sont les tableaux que l’allégorie doit présenter ; ils ne pourront plaire s’ils sont outrés.
La louange étant l’objet de l’allégorie doit être dépouillée de flatterie et de mensonge ; il faut qu’elle soit vraie et qu’elle porte sur les qualités essentielles et les vertus connues de celui à qui elle s’adresse ; car elle seroit, par exemple, fausse et choquante, si, pour caractériser la bienveillance d’un Prince, son amour pour les arts, ses soins à faire fleurir le commerce et à entretenir une paix durable, on avoit recours, pour le désigner, à Mars ou à Alexandre, et que l’on se servit, pour faire allusion à ses vertus pacifiques, de tous les êtres qui peuvent caractériser les tableaux effrayons de la victoire, et les peintures ensanglantées de la guerre. D’après cet exemple, il est essentiel que le maître de ballets étudie en peintre habile les goûts, le caractère et les vertus de celui qu’il veut peindre ; sans cela plus de ressemblance, plus de vérité.
Lorsque je dis que l’on fait des ballets allégoriques, je ne prétends pas avouer que toutes les scènes de ces ballets doivent être chargées d’allusions ; une allégorie trop continuée paroitroit d’autant moins naturelle, qu’elle seroit un effort de l’art ; dailleurs les vapeurs d’un encens prodigué sans ménagement révolteroient ; un seul grain suffit lorsqu’il est offert par le coeur et qu’il est allumé au feu du sentiment. Toutes les scènes d’un ballet de ce genre doivent mener successivement à l’allégorie, sans embarras, sans effort, mais par une suite heureuse d’évenemens naturels qui conduisent insensiblement au dénouement ; et c’est le dénouement de ces sortes de ballets qui doit présenter dans un seul tableau les allusions et les allégories. Lorsqu’il est possible de trouver un sujet connu qui ait quelque rapport à la circonstance, la représentation deviendra d’autant plus intéressante qu’elle ne sera point fabuleuse.
Afin de donner un corps à mes idées, je vais présenter quelques esquisses de ce genre difficile, laissant aux maîtres de ballets qui ont ou qui auront du génie, le soin de terminer l’ébauche que je leur offre.
Roger et Bradamante tiré de Rolland furieux, poème de l’Arioste m’ont fourni le sujet du ballel donné à l’occasion du mariage de l’Archiduc Ferdinand avec la Princesse Béatrix de Modène.
Ce ballet offroit des instans qui peuvent donner un apperçu de l’allégorie. Bradamante arrivée dans la grotte de l’anchanteur Merlin y étoit reçue par Mélisse, Fée bienfaisante, elle avoit appris par le pouvoir de son art magique que le coeur de Roger et celui de Bradamante avoient été percés du même trait. Le dessein de celle-ci étoit donc de consulter la Fée sur son union avec Roger, et d’apprendre d’elle si elle seroit heureuse. Cette Fée traça avec sa baguette plusieurs cercles magiques et fit paroitre par le pouvoir de son art tous les héros et toutes les femmes illustres qui dévoient naître de l’union de cette guerrière avec Roger et former la tige de l’Auguste maison d’Est. Beatrix de Modéne paroissoit la dernière dans ce ballet d’ombres ; elle étoit unie à un jeune Prince portant en tête la couronne Archiducale ; ce couple heureux étoit devancé par la renommée ; l’amour et l’hymen les enchainoient avec des fleurs, et la gloire les couronnoient. Ce ballet d’ombres étoit vaporeux ; le costume y étoit observé, et en marquant l’époque des teins et du costume, il répandoit beaucoup de variété dans cette fête magique qui, à mon sens, est historique et allégorique. Le dernier moment du ballet traçoit un autre tableau de ce genre.
J’avoue, Monsieur, que je me trouvai fort embarrassé à le peindre. Roger et Bradamante professoient un culte tout opposé ; cette héroïne exigeoit que le Sarrazin embrassât sa religion ; c’étoit à ce prix qu’elle lui promettoit son cœur et samain ; le héros hésitoit, mais on amour triompha de ses scrupules, et il promit à Bradamante d’abjurer ses erreurs.
Bradamante et Roger accompagnés d’une foule de chevaliers chrétiens et d’héroïnes entroient dans un vaste peristile qui conduisoit au temple de l’immortalité ; les chevaliers et les dames exprimoient par des danses héroïques la joye que cette union leur inspiroit ; Roger et Bradamante s’associoient à cette fête noble et peignoient dans un pas de deux en action, leur amour et leur félicité. Cette fête préparatoire de l’union qui alloit se former étoit suspendue par l’arrivée des vertus. La vérité présentoit son miroir à Roger. Il n’avoit pas plutôt jetté ses regards sur cette glace fidèle, qu’il étoit honteux de ses erreurs ; il n’hésitoit plus ; il jettoit loin de lui son turban, son armure, son bouclier et ses armes, et se précipitoit ensuite dans les bras de la vérité ; toutes les vertus qui font la gloire des Princes l’environnoient ; Bradamante an comble de la joye voloit vers lui ; les chevaliers et les dames se réunissoient à l’entour des deux époux et des vertus ; ceci lormoit progressivement un groupe général varié de positions ; il offroit le tableau intéressant du bonheur ; les deux amans ensuite étoient unis par les vertus ; les daines présentoient à Roger un casque riche ombragé d’un panache blanc ; les chevaliers lui attachoient une magnifique cuirasse. Bradamante lui donnoit une superbe épée et un bouclier ; il étoit admis au nombre des chevaliers, et il en recevoit l’accolade. A la fin do cette cérémonie, les nuages qui déroboient le temple do l’immortalité so dissipoient. Le destin traçoit dans son livre les actions éclatantes de l’Auguste maison d’Est. L’immortalité recevoit des mains de la vérité un médaillon sur le quel la gloire avoit tracé le double chiffre de Ferdinand d’Autriche et de Beatrix de Modène. Ce tableau allégorique étoit terminé par un ballet très-court dont la fin offroit un groupe général. Roger et Bradamante en occupoient le centre, et ils étoient couronnés par les vertus.
La description de ce ballet paroitra longue ; cependant son exécution étoit vive et rapide. Je pourrois ajouter ici d’autres exemples de ce genre de composition ; mais mon dessein n’étant pas de faire un étalage de mes productions, je n’en dirai pas davantage sur les ballets allégoriques.
Les ◀auteurs dramatiques ont écrit des comédies épisodiques que l’on nomme pièces à tiroir. Elles offrent une foule de variérés et des opposition, de caractères très-pittoresques. Le Mercure Galant, et le Procureur arbitre sont des modèles de ce genre, et on les voit toujours avec un nouveau plaisir.
J ai fait quelques ballets épisodiques qui ont eu du succès ; ce genre ouvre, pour ainsi dire, la porte a la gaité ; le compositeur délivré des règles sevères, peut suivre toutes les fantaisies de son imagination ; chaque entrée, chaque pas de deux ou de trois, présentent des tableaux de chevalet faits pour plaire, si toutes fois ils sont peints avec vérité ; la danse peut y déployer tous les caractères et tous les genres qu’elle embrasse. Ces ballets doivent encore offrir des contrastes agréables ; ils sont l’ouvrage du goût et de l’esprit ; ceux qui en sont doués n’ont besoin ni de préceptes ni d’exemples, et ceux qui en sont dépourvus ne pourroient en profiter ; car le goût, l’esprit et les graces ne se donnent ni ne s’achètent : La nature seule s’est réservé le droit de les dispenser.
Enfin, Monsieur, on fait danser les chevaux, ce sont des écuyers instruits qui les dressent aux différens airs, ils leur enseignent le pas terre à terre, en avant, en arrière, à droite et à gauche ; les courbettes en avant, par volte et demi-volte ; les cabrioles de différentes espèces. L’action d’un pas est composé d’un saut, d’une cabriole et d’une courbette ; tous ces temps, tous ces pas s’exécutent ponctuellement et en cadence, lorsque le cheval obéit aux mouvemens de la main, aux aides ou appuis, plus ou moins prononcés des genoux, des molets et du talon. Cette danse s’exécute dans les carrousels au bruit des instrumens militaires, et ce sont les Ecuyers qui lui ont donné le nom de ballet. Au reste, cette espèce de danse est très-ancienne ; Pline en accorde l’invention aux Sybarites peuple voluptueux.
On cite pour modèle de ces sortes de fêtes, le fameux Carrousel de Louis treize en 1662, mais on a donné la préférence à ceux qui furent exécutés à Florence en 1608 et en 1615.
Personne n’ignore que Louis XIV. aimoit passionnément tout ce qui portoit un caractère de grandeur et de magnificence. Les carrousels qu’il donna étalèrent tout ce que le goût, la richesse et l’elégance peuvent déployer dans ces spectacles pompeux.
Voila, Monsieur, ma tache à peu près remplie ; j’ai présenté des apperçûs de tous les genres de ballets ; et je finirai cette lettre peut-être trop longue, par donner aux compositeurs (novices dans cet art) quelques conseils dont ils pourront profiter.
Je leur avance qu’ils n’arriveront à rien sans avoir approfondi tous les beaux traits que la fable et l’histoire leur présentent.
Je leur conseille de voyager non seulement en France, mais encore chez les autres nations ; ils apprendront que le Menuet nous est arrivé d’Angoulême ; que la Bourrée a pris sa naissance en Auvergne : Les montagnards de cette province leur fourniront un caractère de danse très original. Ils saisiront a Lyon l’idée primitive de la Gavotte ; en provence le modèle des Tambourins ; en Béarn, les Basques leur offriront un modèle charmant. Se transporteront-ils en Espagne ? ils apprendront que la Chaconne est originaire de ce pays ; ils y étudieront le Fandango, danse aimable et voluptueuse dont ils ignorent la marche et les mouvemens agréables qui en font le charme. En Allemagne ils verront une immense variété de costumes et de danses différentes ; en Autriche, en Bohême, en Moravie des constrastes encore plus variés. Qu’ils dirigent leur course vers la Hongrie, ils y pourront étudier les danses et le costume de ce peuple ; ils y rencontreront une foule de mouvemens, d’attitudes et de posilions dessinées par une joie pure et franche. La Saxe, la Prusse et la Pologne leur fourniront de nouveaux genres à imiter et ils apprendront que notre antique Sarabande et notre Courrante nous sont arrivées en ligue directe de Cracowie. Leurs talons les appelleront-ils en Russie ? ce vaste empire leur présentera de nouveaux tableaux à peindre.
J’entends les maîtres de ballets se récrier, me traiter d’innovateur et d’homme systématique qui ne s’attache qu’à, introduire dans la danse noble des caractères bas et roturiers. Leurs cris ne m’étonneront pas ; je leur répondrai froidement ; je leur demanderai ce qu’ils ont fait de leur noblesse dansante qui ne date que depuis soixante-dix ans et dont Vestris le père et Mlle. Heinel ont emporté ces titres qui leur appartenoient par droit de succession. Je leur dirai que cette noblesse n’existe plus, même à l’opéra Berceau de son origine, depuis que se spectacle pompeux a emprunté les petits chevaux d’osier de Dom Japhet d’Arménie, depuis qu’on y a introduit des niais dégoûtants dont les plates maiseries révoltent le public et qui ne feroient pas sourire les spectateurs des petits théâtres des Boulvards ; depuis enfin que l’on a mis sur cette magnifique scène où les arts imitateurs s’empressent à déployer leurs trésors, des ballets dont les sujets sont indécents. Je dirai encore que la danse agréable et intéressante de ce spectacle, ravissante par ses pirouettes, étonnante par les dessins de ses groupes, éblouissante par le brillant de son exécution, a renoncé à sa noblesse. J’ajouterai, pour finir, qu’il y a encore une foule de caractères à poindre, ils ne sont pas nobles, me dira-t-on. Eh bien ! Messieurs, ayez l’art de les embellir.
Une jeune paysanne bien faite bien jolie, ayant de beaux yeux et étant soigneusement endimanchée n’est-elle pas charmante ? un pâtre jeune, beau, frais, vigoureux, gai, bien découplé, bien vêtu dans son costume est-il dégoûtant ? non, Messieurs.
Sachez faire un bon choix dans vos modèles, ayez l’art de les embéllir ; apprenez à les placer dans des jours avantageux, à les peindre avec vérité ; ils plairont, n’en doutez point, en admettant mon opinion sur cet objet, vous vous varierez à l’infini, vous ferez disparoitre votre assommante monotonie ; vous serez neufs, et vos essais seront couronnés par les plus brillants succès.
Je suis, etc.