Chapitre V
marie taglioni
Quatre femmes, toutes quatre danseuses, portèrent, avec un éclat inégal, le nom de
Taglioni, célèbre dans les annales de la chorégraphie. La première, Louise, fit une
carrière honorable à l’Opéra sous l’Empire. Elle avait une sœur, réputée pour sa beauté,
qui, devenue la femme d’un gentilhomme italien, faisait dire : « Voir Venise et la
belle Contarini. »
La troisième du nom, Marie, nièce des deux précédentes, est
l’héroïne dont nous allons résumer l’histoire. La quatrième, également appelée Marie,
était la fille de Paul Taglioni, maître de ballet du roi de Prusse, la nièce de l’autre
Marie ; elle fit les délices de Berlin vers 1860.
Marie Taglioni, la rénovatrice du ballet sous Louis-Philippe, était la fille d’un
Milanais, le maître de ballet Philippe Taglioni, et d’une Suédoise, Anna Karsten. Son
grand-père maternel était un chanteur de talent au service du roi de Suède. Lorsque
Gustave III, frappé d’un coup de poignard, se sentit mourir, il tendit sa main à
l’acteur en lui disant : « Karsten, je ne vous entendrai
plus chanter. »
C’est à Stockholm, où Philippe Taglioni était attaché au théâtre
de la cour, que naquit Marie, le 23 avril 1804.
Son physique ne semblait pas la prédestiner à de grands succès. Sa mère était
contrefaite. Elle-même manquait de proportion. La longueur démesurée de ses bras et de ses
jambes était une curiosité anatomique ; elle avait en revanche la taille courte ; sa
poitrine était étroite, son dos légèrement voûté. Lorsque son père l’eut conduite à Paris
pour lui faire prendre les leçons de Coulon, ses camarades se moquaient d’elle et
disaient : « Est-ce que cette petite bossue saura jamais danser ? »
Sa
figure non plus n’était pas très régulière ; le nez la déparait, long et pointu. C’est
cette personne, à tel point déshéritée de la nature, qui devint la danseuse la plus adulée
de son époque. Et cette fortune extraordinaire, elle l’obtint, non pas en flattant les
habitudes du public, mais au contraire en les heurtant de front, en rompant avec les
traditions quasi-séculaires de la chorégraphie officielle. « Qu’une danseuse, il y
a trente ans, écrit Ch. de Boigne, ait pu faire dans la danse une révolution qui dure
encore aujourd’hui, c’est déjà quelque chose d’étonnant ; mais que cette danseuse, cette
grande révolutionnaire ait été une femme mal faite, bossue même, sans beauté, sans aucun
de ces avantages extérieurs et éclatants qui commandent le succès ! voilà ce qui tient
du prodige,
et voilà ce que nous avons vu, de
nos propres yeux vu ! C’est que Marie Taglioni était plus qu’une danseuse, la plus
parfaite qui ait jamais paru sur les planches de l’Opéra, c’est qu’elle était la danse
elle-même64. »
Ce résultat merveilleux fut dû en grande partie à l’éducation artistique que Marie Taglioni reçut de son père. Celui-ci n’était pas, bien s’en faut, un chorégraphe de génie. Les fables des ballets imaginés par lui étaient d’une niaiserie désolante. Mais ce Milanais transplanté dans le Nord fut entraîné là-haut à se faire de la danse une conception bien différente de celle qui prévalait en France et en Italie. Dans la patrie d’Isaïe Tegner, il se pénétra de romantisme. Il connut les contes et les légendes qui peuplent de gnomes, de lutins, de farfadets les bords des grands lacs, qui font courir à la surface des eaux et disparaître dans les brumes ces essaims légers. Sous l’influence de ces fictions, sous ce climat où une lumière adoucie enveloppe les choses et en estompe le relief, il conçut la danse comme un glissement de formes vaporeuses, comme un vol d’êtres aériens qu’un souffle suffirait à dissiper. Il se représenta la danseuse comme une sorte d’apparition étrangère à la terre, toujours prête à remonter dans les airs d’où elle n’est descendue que pour un moment : il voulait qu’elle fût portée par des ailes invisibles, que toute sa personne parût affranchie des lois de la pesanteur, que ses mouvements eussent l’aisance de ceux de l’oiseau, que dans toutes ses poses, dans toutes ses attitudes, elle fût comme baignée de clartés indécises qui atténueraient ce qu’elle pouvait avoir de matériel et de terrestre. Combien il s’éloignait ainsi de la danse classique où tout était précis et palpable, où la danseuse, au lieu de fuir la terre, semblait y revenir sans cesse avec le désir d’en goûter les charmes pour elle-même et de les augmenter pour les autres !
Cette façon de comprendre la danse eut pour corollaire une réforme radicale du costume. Philippe Taglioni supprima résolument les robes à paniers, les satins pompeux, les ailes de pigeon, les mouches et tout l’arsenal des coquetteries qu’avait léguées le dix-huitième siècle. Il prescrivit à la place les tuniques en mousseline blanche, sans ornements, qui tombaient en plis pudiques au-dessous des genoux ; tout au plus permettait-il une couronne ou une guirlande de fleurs pour animer par un peu de couleur voyante la candeur, qui aurait pu devenir fade, de ce vêtement. La danseuse s’habillait en première communiante.
Ces nouveautés surprirent et inquiétèrent l’école traditionaliste, lorsque Philippe Taglioni vint les propager à Paris. Véron trace le parallèle suivant entre l’enseignement donné par le réformateur et celui des chorégraphes classiques :
« Comme les artistes des grandes époques de peinture, M. Taglioni père fonda pour la danse une école nouvelle, bien différente par le style et par la pensée philosophique de l’école des Gardel et des Vestris. Ces deux écoles offraient même un piquant contraste : Vestris enseignait la grâce, la séduction ; c’était un sensualiste ; il exigeait des sourires provocants, des poses, des attitudes presque sans décence et sans pudeur… L’école, le style, le langage de M. Taglioni père disaient tout le contraire : il exigeait une gracieuse facilité de mouvements, de la légèreté, de l’élévation surtout, du ballon ; mais il ne permettait pas à sa fille un geste, une attitude qui manquât de décence et de pudeur. Il lui disait : « Il faut que les femmes et les jeunes filles puissent te voir danser sans rougir ; que ta danse soit pleine d’austérité, de délicatesse et de goût. »
« Vestris voulait qu’on dansât comme à Athènes, en bacchantes et en courtisanes ; M. Taglioni exigeait dans la danse une naïveté presque mystique et religieuse. L’un enseignait la danse païenne ; on pourrait dire que l’autre professait la danse en catholique65. »
Théophile Gautier a fait un portrait poétique de la danseuse formée selon les préceptes
de Philippe Taglioni. Parlant d’Emma Livry, la malheureuse artiste qui, enveloppée de
flammes sur la scène, mourut de ses brûlures, il dit : « Elle
appartenait à cette chaste école de Taglioni qui fait de la danse
un art presque immatériel à force de grâce pudique, de réserve décente et de virginale
diaphanéité. A l’entrevoir à travers les transparences de ses voiles dont son pied ne
faisait que soulever le bord, on eût dit une ombre heureuse, une apparition élyséenne
jouant dans un rayon bleuâtre ; elle en avait la légèreté impondérable, et son vol
silencieux traversait l’espace sans qu’on entendît le frisson de l’air66. »
Cette espèce de volatilisation de la danse ne s’obtenait qu’au prix d’efforts
persévérants. L’enseignement de Philippe Taglioni comportait des exercices plus pénibles
et plus prolongés que celui des autres maîtres. Marie fut soumise au régime le plus rude.
« Des sueurs abondantes, dit Véron, d’accablantes fatigues, des larmes, rien
n’attendrissait le cœur de ce père, rêvant la gloire pour un talent qui portait son
nom67. »
Un mot que l’on cite de ce dresseur farouche montre quels
étaient à la fois son amour-propre et sa rigueur. Sa fille, déjà célèbre, était allée
donner quelques représentations à Londres. Dans l’appartement qu’elle avait loué, elle fit
installer un plancher incliné où, sur une légère couche de plâtre, elle se livrait, la
nuit, à ses exercices. Un Anglais, qui demeurait à l’étage au-dessous, lui fit dire de ne
pas se laisser arrêter dans son travail par la crainte
que le
bruit ne le réveillât. Cette galanterie fut accueillie comme une insulte par le père.
« Dites à ce monsieur, s’écria-t-il, que moi, son père, je n’ai jamais entendu le pas de
ma fille ; le jour où cela arriverait, je la maudirais68. »
Marie Taglioni recueillit pour la première fois les fruits de l’éducation paternelle à Vienne, où elle débuta le 10 juin 1822 dans la Réception d’une jeune nymphe à la cour de Terpsichore. Le titre était rococo ; mais le ballet, composé tout exprès par Philippe Taglioni pour sa fille, était une suite d’exercices destinés à faire valoir un style original. Dans le vieux cadre classique la jeune artiste plaçait des figures d’une libre fantaisie. Son costume était aussi nouveau que sa danse ; il consistait en une jupe longue qui descendait presque à la cheville. Du premier coup le succès fut décisif. La « petite bossue », qu’avaient raillée les élèves de Coulon, disputait sur la scène du théâtre impérial de Vienne la première place à la superbe et triomphante Heberle.
Enhardie par ce succès et par ceux qu’elle remporta sur diverses scènes d’Allemagne, Marie Taglioni vint tenter la fortune à Paris. En 1824, elle débutait au théâtre de la Porte Saint-Martin. Elle y reçut un accueil très peu encourageant, si bien qu’elle ne tarda pas à quitter la France. L’Italie et l’Allemagne la consolèrent de la sévérité des Parisiens. A Stuttgart elle conquérait, avec la sympathie du public, l’affection de la reine. A Munich, où elle fut engagée au théâtre royal, elle plut à la cour autant qu’à la foule. Le roi Max la citait à ses filles comme un modèle de grâce et de bonne tenue.
Cependant Paris continuait, malgré son premier échec, d’exercer sur elle la même fascination que sur tous les autres artistes de l’époque. Elle entreprit, une seconde fois, d’y faire ratifier sa réputation si brillamment inaugurée en Allemagne. Elle vint donner à l’Opéra, ce « centre de l’univers », une série de représentations dont la première, celle du Sicilien, eut lieu le 23 juillet 1827. Le 1er août, elle parut dans la Vestale, le 3, dans Mars et Vénus, le 6, dans Fernand Cortez, le 8, dans les Bayadères, le 10, dans le Carnaval de Venise. Cette fois elle réussit. Elle donna l’impression d’un art qui abandonnait la routine pour remonter aux vraies sources de la beauté. Les Parisiens furent séduits par cette danse qui n’avait point l’air d’avoir été apprise, mais qui glissait, flottait, planait, sans effort visible, comme si elle avait été l’accomplissement spontané d’une fonction naturelle. Ils firent bon accueil à la technique nouvelle, qui était toute une esthétique, substituant à la précision un peu sèche de la chorégraphie classique une grâce souple, ondoyante, vaporeuse, et, aux figures nettement délimitées, des gestes qui semblaient se perdre dans l’infini. Une attitude favorite de Mlle Taglioni donnait cette sensation d’une fuite dans l’espace immense. C’était celle qui consistait à porter le haut du corps en avant, avec les bras obliquement levés vers le ciel, tandis qu’une jambe était tendue en arrière. La longueur démesurée de ses membres faisait paraître interminable la ligne qui allait de l’extrémité des doigts à la pointe de l’orteil. Ainsi, du manque même de proportion, Marie Taglioni tirait un effet saisissant. Enfin, elle démontrait que la danse se suffisait à elle-même et pouvait captiver les spectateurs sans recourir à des manèges de courtisane. De la nécessité, elle se faisait une vertu ; pourvue d’appas médiocres par la nature, la femme disparaissait chez elle derrière la danseuse qui répudiait tout appel aux sens, tout assaisonnement de grâces piquantes et minaudières.
Un hommage inusité salua cette manifestation d’un art nouveau. Un bouquet vint rouler devant ces pieds qui délaissaient les sentiers battus. L’usage, qui devint vite un abus, de jeter des fleurs sur la scène, ne s’était pas encore établi alors. La main qui prit cette initiative était celle de Duponchel, l’architecte qui allait bientôt, à l’Opéra, généraliser la réforme des décors et des costumes. Son geste, galamment révolutionnaire, soulignait l’avènement de quelque chose d’inédit.
Parmi les artistes qui l’entouraient, Marie Taglioni fit école. On forgea un mot pour désigner le style qu’elle introduisait à l’Académie de Musique et qu’une partie du corps de ballet essaya de s’approprier, en dépit des doctrines de Vestris. « Sa manière élégante, facile, moelleuse, dit Castil-Blaze, fut adoptée notamment par Mlle Julia, Mlle Albert, par Perrot ; ils taglionisaient 69. »
Après être retournée à Munich, où la rappelait son engagement, Mlle Taglioni fit une troisième apparition à Paris au commencement de 1828. Elle confirma, en se montrant dans les Bayadères, le Siège de Corinthe, Lydie, la Belle au bois dormant, la haute opinion qu’elle avait donnée d’elle l’année précédente. Dans Psyché, le fameux ballet de Gardel, elle éclipsa facilement ses partenaires qui comptaient cependant parmi les plus brillants sujets de l’Opéra, Mmes Legallois, Anatole, Montessu. Le public put mesurer l’énorme distance qui sépare le talent original de la docile écolière, lorsqu’il vit Mlle Taglioni et Mme Montessu ensemble dans la tyrolienne de Guillaume Tell. Après cette nouvelle série de représentations, l’administration ne put se décider à laisser repartir pour l’Allemagne une artiste aussi remarquable. Mlle Taglioni fut engagée à l’Opéra.
A défaut de ballets appropriés au talent de sa nouvelle pensionnaire, l’Opéra reprit pour elle, pour la réformatrice, le vieux ballet mythologique de Flore et Zéphire. Elle y eut pour partenaire le fougueux Perrot qui, entraîné par son exemple, achevait de s’affranchir des archaïques doctrines de Vestris et devenait le champion masculin de la danse romantique. Il y avait flagrant désaccord entre la donnée vieillote, ultra-classique, et l’audacieuse indépendance du couple fameux. En vain rajeunissait-il, par des pas originaux et des dons très personnels, une œuvre marquée de rides profondes par les années. L’admiration qu’il excitait s’accompagnait du regret que tant de vie, de grâce et d’énergie fussent dépensées à vouloir ranimer des fictions mortes.
La nécessité apparut de créer des ballets nouveaux pour la créatrice d’une danse nouvelle. Scribe et Auber se chargèrent de ce soin en composant le Dieu et la Bayadère, qui fut représenté pour la première fois le 13 octobre 1830. On voulait donner un pendant au rôle mimé de Fenella de la Muette de Portici. Scribe imagina le personnage de la muette Zoloé, qu’il introduisit dans une action inspirée de la ballade de Gœthe. Ce rôle, confié à Marie Taglioni, était toute la pièce ; le reste ne comptait guère.
C’est pour Marie Taglioni que Meyerbeer écrivit le fameux ballet des nonnes de Robert le Diable. Le soir de la première, le 21 novembre 1831, elle fut sauvée d’un péril grave par sa légèreté. Chargée du rôle de l’abbesse, elle attendait, dans son tombeau, l’ordre de se lever, lorsqu’elle aperçut un rideau de nuages qui, se détachant du cintre, allait infailliblement l’écraser. Elle bondit, prompte comme l’éclair, et aussitôt le décor meurtrier s’abîmait avec fracas à la place qu’elle venait de quitter.
Enfin, Marie Taglioni trouva le sujet idéal, le meilleur qu’elle pût rêver, lorsqu’elle créa la Sylphide, le 12 mars 1832. Le livret de ce ballet en deux actes était de Nourrit, le ténor, la musique de Schneitzhœffer, le compositeur au nom barbare. Malgré la médiocrité de la partition, ce fut une soirée triomphale qui fait date dans l’histoire de la danse. Ce que le public applaudit frénétiquement ce jour-là, ce ne fut plus seulement le talent personnel de Marie Taglioni, ce furent les principes qu’elle représentait ; ce fut son art qu’elle pouvait déployer pleinement ; ce fut la poésie romantique qu’elle établissait définitivement dans le ballet.
L’action se passe en Ecosse, dans ce pays que les romans de Walter Scott avaient mis à la mode. Un jeune villageois, James Reuben, doit épouser la belle Effie. Mais il est aimé d’une sylphide, un esprit des airs, qui vient le baiser sur le front, puis s’envole par la cheminée. Au moment où James, distrait, troublé, passe l’anneau nuptial au doigt d’Effie, la sylphide reparaît, enlève brusquement l’anneau et s’enfuit, entraînant le fiancé avec elle.
Le second acte nous transporte au fond d’une forêt, dans la caverne de la sorcière Magde. Des êtres fantastiques accourent de toutes parts. Chacun jette un ingrédient dans une marmite pour former un breuvage qui, après avoir bouilli, est bu à la ronde. Des talismans sont distribués. Magde prend pour elle une écharpe enchantée. Après avoir dansé à la lueur de torches sinistres, les esprits se dispersent, en enfourchant les montures les plus bizarres.
Le brouillard se dissipe. Dans un riant paysage, la sylphide arrive avec le jeune paysan. Des nymphes voltigent autour de lui. James n’a d’yeux que pour la sylphide, qu’il s’efforce de saisir et qui toujours se dérobe. Magde survient et lui donne l’écharpe qui enchaînera pour toujours, dit-elle, la fugitive créature. Le jeune homme essaie de ce moyen de retenir celle qu’il aime. Mais à peine l’écharpe a-t-elle touché la sylphide que ses ailes se détachent : elle meurt. Dans le lointain passe, au son de la cornemuse, la noce d’Effie, qui épouse un rival de James. Celui-ci tombe sur le sol, accablé de désespoir.
Cette donnée s’adaptait entièrement à la nature du talent de Marie Taglioni. Cette fois, il n’y avait plus, comme dans Flore et Zéphire, incompatibilité entre le classicisme du sujet et le romantisme de l’exécution. Non seulement l’artiste avait un rôle conçu tout spécialement pour elle, mais toute l’œuvre la plaçait dans une atmosphère qui favorisait l’éclosion complète de ses dons. L’action, le décor, les personnages, tout était romantique ; tout formait avec elle un ensemble homogène. Dans un monde qui était tantôt celui d’Ossian, tantôt celui de Macbeth, tantôt celui des héros de Walter Scott, elle passait, blanche comme un rayon de lune, avec la légèreté silencieuse d’un fantôme.
Le personnage de la sylphide trouvait en Marie Taglioni son interprète parfaite, son interprète nécessaire. Elle justifiait les ailes de libellule fixées derrière ses épaules, tant elle semblait planer naturellement. Ces ailes n’étaient plus un accessoire de théâtre, un complément du costume, mais un organe essentiel, la raison d’être du personnage. Elles n’étaient point portées par l’artiste ; elles la portaient. Elles maintenaient dans l’air, comme dans son véritable élément, cette matière impondérable qui avait les apparences d’un corps de femme.
Un admirateur anonyme analyse de la façon suivante le style que Mlle Taglioni porta, dans la Sylphide, à son point culminant :
« …Les lignes télégraphiques, les figures géométriques disparaissent ; plus de ces poses laborieusement voluptueuses, plus de ces scènes soi-disant lascives, qui se jouent avec le sourire et les yeux ; plus de coudes pointus, de poignets cassés, de petits doigts détachés ; en un mot, rien qui sente le travail d’une profession, les artifices d’un métier, les caractères d’une école. Toutes ses proportions sont pleines d’harmonie ; elle dessine, dans son ensemble, des contours délicieusement arrondis ou des lignes d’une pureté admirable. Il y a dans toute sa personne une souplesse remarquable, dans tous ses mouvements une légèreté qui l’éloigne de la terre ; si l’on peut s’exprimer ainsi, elle danse de partout comme si chacun de ses membres était porté par des ailes70. »
Ce fut surtout Théophile Gautier qui, en sa qualité de protagoniste du romantisme, célébra dans le succès de la Sylphide la victoire, au sanctuaire de la danse française, de la forme d’art qui lui était chère :
« Ce ballet, dit-il, commença pour la chorégraphie une ère toute nouvelle et ce fut par lui que le romantisme s’introduisit dans le domaine de Terpsichore. A dater de la Sylphide, les Filets de Vulcain, Flore et Zéphire ne furent plus possibles : l’Opéra fut livré aux gnomes, aux ondins, aux salamandres, aux elfes, aux nixes, aux willis, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prête si merveilleusement aux fantaisies du maître de ballet. Les douze maisons de marbre et d’or des Olympies furent reléguées dans la poussière des magasins, et l’on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques, que des vallées éclairées par le joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine. Les maillots roses restèrent toujours roses, car, sans maillot, point de chorégraphie ; seulement on changea le cothurne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane ; les ombres se vaporisèrent au moyen de jupes transparentes. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée71. »
A la nombreuse lignée des œuvres que suscita la Sylphide, appartient un ballet de Théophile Gautier lui-même. C’est Giselle ou les Willis, délicieuse production romantique, dont Henri Heine fournit les principaux motifs.
Marie Taglioni se maintint longtemps encore au pinacle où la Sylphide l’avait élevée. L’enthousiasme du public ne diminua point lorsque, l’année suivante, le 4 décembre 1833, elle créa le principal rôle de la Révolte au Sérail. La Fille du Danube, composée pour elle par son père et mise en musique par Ad. Adam, la fit reparaître, le 21 septembre 1836, dans son monde familier de nixes et d’ondines. Elle y souleva les applaudissements accoutumés. Elle poursuivit pendant de longues années, en France et à l’étranger, la carrière la plus glorieuse qui se soit jamais ouverte à une artiste. Mais aucune création ultérieure ne réussit à effacer le souvenir qu’avait laissé la Sylphide. Jamais plus aucun rôle ne répondit d’une manière aussi complète à ses aptitudes et à son éducation. Marie Taglioni fut et resta toujours la « Sylphide », et la danse romantique, dont elle était la personnification idéale, nous apparaît symbolisée par cette figure de conte, femme et libellule, qui plane dans le nuage diaphane de ses écharpes blanches et frôle du bout du pied, sans les incliner, les fleurs et les brins d’herbe.
Marie Taglioni devint pour Paris et pour toute l’Europe une déesse vers qui montaient des hommages idolâtres.
Cette adoration fanatique ne doit pas s’expliquer seulement par la valeur de l’artiste ; elle avait aussi pour cause le besoin qu’éprouvait l’époque de Louis-Philippe de réagir contre son propre positivisme. Le mouvement romantique était une de ces réparations que l’idéalisme exige des sociétés les plus asservies à la matière. La haine du bourgeois, si féroce vers 1830, fut une poussée de l’instinct poétique et spiritualiste qui s’insurgeait contre l’omnipotence du négoce. Le culte pour Marie Taglioni fut un autre symptôme de la même révolte.
Les panégyristes de sa danse en célébraient la beauté morale autant que la perfection technique. Précurseurs du préraphaélitisme, ils faisaient de Marie une vierge à la Boticelli, touchante de candeur éthérée et portant dans les yeux cet air de mélancolie qui exprime la nostalgie du ciel. La Gazette des Théâtres la nomme « la reine des airs qui fait honte à notre grossière nature72 ». L’Artiste la définit « un sentiment, une pensée qui n’a rien de matériel » et la proclame « belle et chaste comme une vierge du Corrège73 ». Jules Janin lui-même, le bon vivant, devient sentimental, quand il la voit « si pâle, si chaste, si triste74 ». Il admire combien elle est « légère et naïve, blanche et chaste75 ».
Une des glorifications les plus délirantes de Marie Taglioni est la brochure intitulée : A Mesdemoiselles Ta(N)g(O)l(B)i(L)o(E)n(T)i — lisez : Taglioni-Noblet — Excuse pour une prétendue offense ou plutôt à cause d’un moment de déplaisir à elles involontairement causé, hommage 76. L’auteur▶, qui signe E. R., explique, dans une introduction, qu’à la sixième ou septième représentation de la Révolte au Sérail des sifflets se firent entendre. Le Journal des Débats avait vu dans cette manifestation une cabale dirigée contre Mlles Taglioni et Noblet. C’était tout simplement, d’après notre ◀auteur▶, la protestation d’une partie du public contre l’abus que Véron faisait de la claque.
« Non, non, Taglioni ! s’écrie-t-il avec feu, non, Noblet ! femmes aimables, voluptueuses, enivrantes ! On ne vous a point fait une insulte, un outrage. Nul ne l’a voulu, nul ne l’a fait… » La manifestation ne visait que les claqueurs, « ces gens que l’on a appelés au secours de l’art et qui le déshonorent par une aide vile… la plus maudite engeance que l’abus des arts ait enfantée… »
Bientôt ce fougueux contempteur d’Auguste et de sa bande oublie Mlle Noblet pour consacrer toute la chaleur de son éloquence à la danseuse souveraine. Il lance cette apostrophe :
« O Taglioni ! femme charmante ! Psyché de la danse ! toi si heureuse de danser, et qui nous rends si heureux de tes pas ! c’est un crime de troubler la sérénité de ton âme, la satisfaction de ton cœur !…
« Toi, ange, déesse de la danse ! conserve toujours ton divin caractère : ta pudeur si suave, ta pudeur voluptueuse et chaste ! C’est bien ainsi que Dieu t’a émise de son sein. — Laisse à tes compagnes, qui ont leur grâce, mais qui n’est pas la tienne, laisse-leur ces pas hardis qu’accueillent un sourire, un oh ! libertins. Sans cela, tu ne serais plus toi. Ce n’est point de ces applaudissements-là qu’il te faut. — Qu’au moins devant moi tu ne sois jamais profanée, toi que vierge je veux voir, toi que chaste j’admire ! — Public ! pudeur, sinon respect pour elle ! Pudeur pour sa décence ! Pudeur, ou pitié, pour moi qui l’aime ! »
Un chœur nombreux de poètes entonna des hymnes à la louange de cette prêtresse pudique d’un art sacré. Méry ne se contenta pas de dire en prose : « Avec Mlle Taglioni la danse s’est élevée à la sainteté d’un art » ; il prit son luth et chanta :
Près des lacs aux blondes bergèresRossini, dessinant tes pas,T’inonda de notes légères,Toi que l’oiseau ne suivrait pas !77Meyerbeer, sévère génie,Pour toi fit jaillir l’harmonieDu marbre glacé des tombeaux78.Adam t’ouvrit un nouveau monde,Un palais de cristal sous l’onde79,Sylphide de l’air et des eaux.
Auber, l’harmonieux poète,Te guide, l’orchestre à la main.Pour te voir, l’Asie est en fête,Ses fleurs embaument ton chemin80.Le ciel de l’Inde t’illumine ;Déjà le bonze et le bramineSuivent ton gracieux élan ;Secoue au regard qui t’admireLes écharpes de CachemireEt les perles de Ceylan.
On plaçait aux siècles antiquesSur les autels du corridorLes dieux pénates domestiquesFaits de marbre, d’argile ou d’or.En les chassant de son enceinte,Rome prit la madone sainteQue toute famille adora :Aujourd’hui l’artiste nous donneLe dieu pénate ou la madoneNés dans le ciel de l’Opéra81.
Les trois derniers vers font allusion à une statuette que le sculpteur Barre fils avait exposée au Salon de 1837 et qui représentait Mlle Taglioni dans le rôle de la sylphide.
C’est encore à la sylphide que songeait Méry quand il disait :
Regardez-la courir ! rien de mortel en elle :On craint de la blesser lorsqu’on touche à son aile.Quand elle prend son vol, les regards soucieuxSemblent la retenir au sol qu’elle abandonne,Comme si le lutin que l’Ecosse nous donneQuittait la terre pour les cieux82.
Mlle Elise Talbot commence un dithyrambe par ces mots :
O toi dont le pied se poseSans réveiller un lutin,Feuille légère de rose,Songe habillé de satin…83
Jules Canonge, de Nîmes, s’inquiète d’un voyage qui mènera la danseuse chez des peuples incapables de goûter la perfection de son art sublime :
Et voilà que tu pars !… la lascive ItalieD’un ciel plus enflammé t’offrira la splendeurEt des cris plus bruyants, mais aux sens avilieElle comprendra peu de ta danse ennoblieL’angélique pudeur.
La Germanie rêvera et chantera tristement à la vue des malheurs de la sylphide, mais elle ne saura pas apprécier la « fugitive harmonie » de ses charmes. L’Angleterre est le pays où vient de mourir la Malibran. Que Taglioni évite les barbares épais et sensuels !
Car sur toi l’œil impur ne trouve point de place ;Mais toujours le regard se repose enchanté,Et de ta chaste majestéTout mouvement est une grâceToute pose est une beauté84.
L’exaltation de M. Léon Lenoir va jusqu’à prendre les formes de l’adoration religieuse. Son chant a les allures d’une hymne d’église. Les invocations s’y succèdent comme dans des litanies. Le poète, dans un langage liturgique qui semble emprunté aux cérémoines du mois de Marie, conjure la danseuse de rester fidèle à sa mission, qui est de réconforter et de purifier les âmes :
Ah ! sois notre salut, vierge blanche, pieuse,Colonne de cristal, étoile radieuse ;Relève en souriant notre front abattu,Et que tous, te voyant, adorent la vertu !85
Théophile Gautier, qui avait conservé son sang-froid, résuma d’un mot plaisant les formules dévotes employées pour encenser Marie, quand il la définit ainsi : « C’est une prêtresse de l’art chaste, elle prie des jambes86. »
L’enthousiasme de Paris fut partagé par toute l’Europe. Une fièvre s’emparait des villes où Mlle Taglioni arrêtait sa berline vagabonde.
Le caractère de chaque nation se reflétait dans sa façon d’honorer l’héroïne. L’Angleterre, pays de sport, créait une voiture qui s’appelait la Taglioni et dont les portières étaient ornées de sylphides. Ce véhicule faisait le service de Londres à Windsor où l’artiste donnait des représentations ; l’honneur d’y prendre place était ardemment recherché par les membres de l’aristocratie. Dans les cours allemandes on rendait à cette reine de théâtre les honneurs militaires. A Vienne, comme elle jetait du haut d’un balcon des fleurs à la foule, ses admirateurs fanatisés se les arrachèrent entre eux avec force horions et bousculades. Dans la même ville on dételait sa voiture, et comme un jour un lieutenant de la garde s’était signalé par son ardeur à remplacer le cheval, l’autorité prit un arrêté interdisant à tout fonctionnaire civil ou militaire de se laisser entraîner désormais à de tels débordements d’enthousiasme, solchen Ausgelassenheiten. La patrie des muses, l’Italie, glorifiait par la voix de ses poètes la Terpsichore terrestre ; Solera lui dédiait un de ses meilleurs chants lyriques. Cincinnato Baruzzi sculptait sa statue ; Pompeo Marchesi la peignit à l’huile. D’Italie Marie Taglioni rapporta le diadème, conservé aujourd’hui au musée de l’Opéra, dont elle aimait à se parer sur la scène. La Russie fut également démonstrative à sa façon ; en l’honneur de l’illustre hôtesse, elle se grisait de champagne. Les paysans de Pologne, qui la connaissaient pour avoir vu passer et repasser sa berline, la saluaient dévotement. Des moujiks, revenus de Saint-Pétersbourg, racontaient qu’ils avaient vu dans un théâtre une fée blanche montée dans la loge de l’empereur et que celui-ci avait souri en la voyant87.
L’étranger n’était pas aussi insensible que le prétendait Jules Canonge à l’idéalisme de
la danse de Marie Taglioni. Celle-ci conquérait son public, à Berlin, à Milan, comme à
Paris, par sa légèreté éthérée. La décence de sa tenue faisait naître le respect autour
d’elle. Sa distinction lui ouvrait les milieux les plus aristocratiques et lui servait de
titre de noblesse pour être introduite auprès des souverains et des souveraines. Ce génie
des airs sautait d’un bond, semblait-il, par-dessus les barrières qui séparent les castes
sociales. La danseuse que la reine de Wurtemberg choisissait pour amie et que le roi de
Bavière proposait à ses filles comme
un modèle de grâce et de
bonne tenue était honorée des mêmes attentions dans les palais de Saint-Pétersbourg et de
Potsdam. Le roi de Prusse n’avait jamais conduit ses filles au ballet des Bayadères, qui avait la réputation de ne pas être un spectacle pour de jeunes
princesses. Il leur permit d’y assister le jour où Mlle Taglioni le dansa, car elle
purifiait par sa réserve une donnée quelque peu scabreuse. « Après la
représentation, dit la biographie anonyme déjà citée, le roi, ravi, transporté, se
confondait en remerciements, en éloges. Il reprochait à Mlle Taglioni de n’être pas
venue plus tôt à Berlin. — Si j’avais pu, disait-il, je serais allé vous voir à
Paris. — Sire, les temps sont changés, répond Mlle Taglioni ; n’y vient pas qui
veut. — Guillaume rit beaucoup de cette réponse pleine de malice et d’à-propos88. »
La princesse Charles de Prusse présenta son album à l’artiste pour qu’elle y laissât
quelques lignes. Celle-ci écrivit un quatrain dont le premier vers était en allemand, le
deuxième en suédois, le troisième en anglais, le quatrième en italien. « Ainsi,
s’exclame le biographe, contre l’habitude, voilà une danseuse qui ne met pas tout son
esprit dans ses jambes et en réserve une partie pour sa tête et son cœur. Voilà une
danseuse qui, par l’élégance, la grâce et la décence de ses manières et de sa danse, a
acquis cela qu’un roi dit à ses enfants de la saluer, qu’une
reine l’admet à sa cour dans ses causeries intimes ! »
En Allemagne, un écrivain à qui les persécutions des gouvernements réactionnaires
donnèrent de la célébrité en 1835, Théodore Mundt, un des lutteurs de la jeune Allemagne,
loua la danse moralisatrice de Marie Taglioni dans une phrase dont beaucoup de gens, de
sens plus rassis, s’amusèrent : « Les pieds de Mlle Taglioni, disait Mundt,
renferment une pensée pieuse et profonde. »
Die Füsze der Dem. Taglioni haben einen andüchtigen und
sinnreichen Inhalt
89. Le même ◀auteur imaginait,
pour caractériser le talent de l’artiste, une formule qu’on a souvent citée, sans en
indiquer l’origine exacte : « Elle danse Gœthe, elle est aussi froide, aussi grandiose. »
Sie tanzt Gœthe, so kalt, so groszartig
90. Le mot n’est pas
heureux. Gœthe, arrivé à sa pleine maturité, était un classique, ami des formes plastiques
aux contours précis, tandis que le domaine où Marie Taglioni se confinait était le monde
vaporeux du romantisme.
Les voix dissidentes se perdaient dans l’hosannah universel. Il y eut contre Marie Taglioni des essais d’opposition. Tantôt ils venaient des partisans fidèles du vieux ballet mythologique qui regrettaient le temps où Vénus se faisait prendre dans les filets de Vulcain. Tantôt c’étaient les admirateurs de Fanny Elssler qui manifestaient leur mauvaise humeur contre une rivale prétendue invincible. Ou bien les attaques venaient des dénigreurs de profession, des mercenaires de la presse qui se vengeaient d’avoir vu leurs services refusés ou payés insuffisamment.
La tendresse pour Fanny Elssler influença certainement le jugement que Rahel Varnhagen
porta sur Mlle Taglioni. La spirituelle Berlinoise écrivait, le 21 juin 1832, à Louis
Robert une longue lettre qui est une critique impitoyable de la danseuse alors idolâtrée
sur les bords de la Sprée. Elle déclare que ce phénomène tant vanté ne lui a pas semblé
aussi surnaturel qu’à la foule. Elle fixe sur la déesse son regard perçant comme une
vrille et discerne dans ce corps dont on a tant loué l’harmonie deux moitiés disparates.
Le haut est délicat, touchant, quoique d’une grâce un peu mièvre, sans passion forte, sans
flamme. La partie inférieure est exagérément développée ; les pieds surtout sont trop
grands. Rahel analyse les mouvements des jambes et préférerait des bonds bien francs à
leurs flexions truquées. Les chevilles manquent de solidité. Chez cette danseuse que l’on
représente comme un modèle de naturel, l’amie de Fanny Elssler découvre une grâce étudiée,
des effets cherchés et calculés. Elle est choquée, comme d’une tache, par la position des
mains et des doigts. Un grave reproche qu’elle fait à Marie Taglioni, c’est de danser à
côté de la musique. « Elle n’en est pas pénétrée, écrit-elle en
français, et voilà ce qui
manque à ses
membres »
, et elle continue en allemand : « Ils ne sont pas animés
d’un seul et même esprit comme chez Fanny Elssler. »
Rahel revient à
l’appréciation du physique pour s’écrier : « Magra, magra, magrissima ! » et pour dénigrer
les bras qui deviennent rouges, malgré la couche de blanc dont l’artiste les recouvre.
Mais Rahel reconnaît que les défauts mêmes qu’elle censure séduisent le public, cet enfant. Aber gerade das entzückt Publikümchen. Et ce n’est pas seulement la foule qui est dupe ; c’est aussi l’élite. « Ventredieu ! s’écrie-t-elle, je suis absolument seule de mon avis. »
Cette vogue colossale rendaient difficiles les rapports entre Marie Taglioni et les directeurs de théâtre. Sûre de trouver partout un fructueux engagement, elle les traitait de haut. La poétique sylphide, l’immatérielle créature qui apparaissait, sur la scène, étrangère aux basses réalités, avait dans les questions d’argent des exigences féroces. Un jour, à Londres, au King’s Theatre, le rideau tardait à se lever. Le public perdit patience et fit du bruit. Le directeur, Laporte, parut et annonça que Mlle Taglioni refusait d’entrer en scène. C’est que Laporte, toujours à deux doigts de la faillite, n’avait pu ce soir-là payer d’avance, comme le voulaient les conventions, le cachet de l’artiste, et celle-ci ne consentait pas à lui faire crédit jusqu’au lendemain.
De grosses sommes étaient nécessaires à Mlle Taglioni pour suffire à ses besoins et à ses caprices. Mille fantaisies ruineuses épuisaient rapidement ses ressources. Ses appointements fixes qui étaient de 20 000 francs à l’Opéra, les feux, c’est-à-dire les cachets par soirée qui pouvaient, en une année, s’élever à peu près au même chiffre, les représentations à bénéfice, dont l’une, celle du 22 avril 1837, donnait une recette de 35 784 francs, somme énorme, si l’on songe que la même année le bénéfice de Nourrit, un artiste pourtant choyé du public, n’avait produit que 24 000 francs, les guinées, les roubles et les thalers ramassés dans les tournées à l’étranger, tout cet or coulait entre ses mains prodigues. Elle demandait souvent à la caisse de l’Opéra des avances sur ses émoluments du mois. Elle ne pouvait pas attendre que les comptes des représentations à bénéfice fussent mis à jour, elle prélevait le soir même une part de la recette. Les archives de l’Opéra renferment un grand nombre de reçus signés par Mlle Taglioni, par son père ou par son homme d’affaires, et qui attestent ces paiements urgents.
Un mariage malheureux que fit Mlle Taglioni augmenta encore ses embarras financiers. Elle épousa, en 1832, le comte Gilbert de Voisins, un des familiers de Véron, qui passait pour une des plus mauvaises têtes du royaume, et que Joseph d’Arçay juge ainsi :
« Enfin une des physionomies les plus curieuses de ce temps-ci, un homme plein d’élégance et d’esprit, portant facilement un des grands noms parlementaires de notre pays, le comte Gilbert de Voisins, le mari trop célèbre de la célèbre Taglioni, qu’il était assez plaisant de voir accepter en riant et remplir, comme il l’aurait fait à la cour de Louis XV, la charge d’intendant des menus chez l’ancien directeur de l’Opéra. Singulier homme que le comte de Voisins, mélange bizarre de qualités charmantes et de défauts pour lesquels on est souvent trop indulgent ; aimable, obligeant, mais dangereux quand il n’avait pas d’argent. En un mot, un disciple du chevalier de Grammont égaré dans la société bourgeoise du dix-neuvième siècle91. »
L’union fut orageuse et courte. Des désaccords perpétuels, envenimés par les difficultés d’argent, rendirent nécessaire une séparation qui fut prononcée dès les premiers mois de 1835.
Il était à prévoir que, pressée par le besoin, Marie Taglioni romprait un beau matin l’engagement qui la liait à l’Opéra, pour répondre à l’appel du plus offrant. La Russie la guettait. La menace de son départ était pour Véron une épée de Damoclès.
Il fallait aussi, pour s’accommoder de son caractère, une forte dose de patience et de philosophie. Cette grande artiste poussait à l’extrême les défauts les plus insupportables de la cabotine. Vaniteuse, jalouse, elle réclamait tout le succès pour elle seule et se jugeait lésée, lorsqu’elle avait à partager des applaudissements avec des camarades. A la fin de la première représentation de la Révolte au Sérail où Perrot avait été associé à son triomphe, elle fit dans les coulisses une scène ridicule. « N’est-il pas affreux, s’écriait-elle, qu’un danseur obtienne plus d’applaudissements que moi ! c’est une trahison ! une infamie ! » Véron essaya de la calmer. Il fit appeler Auguste et le tança vertement pour avoir laissé faire à un danseur un succès plus grand qu’à la première danseuse. Le malheureux chef de claque expliqua de son mieux qu’il n’avait pu maintenir la discipline dans sa troupe, ni empêcher le public payant d’être très chaleureux à l’égard de Perrot. « Sortez ! » lui cria Véron d’un air courroucé. Cette exécution ne consola pas Marie Taglioni. En vain son père joignit les paroles les plus persuasives à celles de Véron et de Duponchel. Longtemps encore elle sanglota en criant : « C’était bien la peine de faire tant de sacrifices pour un semblable résultat92 ! »
Enfin il eût été imprudent de laisser reposer la fortune du ballet à l’Opéra sur le concours exclusif d’une artiste dont la carrière pouvait à tout moment être interrompue par un accident. La santé de Marie Taglioni, sa vie même était sans cesse menacée au cours de ses innombrables voyages. En administrateur sage, Véron se préoccupait de n’être pas pris au dépourvu à l’heure inévitable où le plus fantasque et le plus inconstant des lutins lui échapperait.
Pour remettre à la raison ce despote en jupes de gaze, le moyen le plus sûr était de lui montrer, en lui suscitant une rivale, qu’on pouvait se passer de ses services. Mais où trouver une artiste capable de partager la souveraineté avec une Taglioni et, au besoin, de la remplacer ? Le meilleur sujet de l’Opéra, Mlle Duvernay, n’était point de taille à se mesurer avec elle. C’est alors qu’en interrogeant le firmament des célébrités européennes, Véron découvrit, du côté de Londres, l’astre montant de Fanny Elssler