(1910) Dialogue sur la danse pp. 7-17
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(1910) Dialogue sur la danse pp. 7-17

Dialogue sur la danse

La Danseuse

Et qui vous fait tant aimer les danses de caractère ?

Moi

Ah ! Mademoiselle, si vous dites tout de suite le sujet de mon article, il n’aura plus aucun intérêt pour le lecteur.

La Danseuse

Vraiment ? Vous êtes bien fat. Qui vous dit que dans cinq minutes, vous n’aurez pas changé d’avis ? Vos opinions préconçues ? Je ne m’en inquiète pas. J’ai une théorie sur la danse. Et j’ai des arguments pour la soutenir. Contre mes arguments je ne crains pas les vôtres.

Moi

S’ils sont dansés, vos arguments, ils seront irrésistibles.

La Danseuse

Je n’ai pas besoin de danser une théorie d’art pour la faire admettre par un public d’artistes. Je vous parle.

Moi

Vous ne faites que parler ? Prenez garde ! Avec quatre pas, Régina B. en dirait plus que vous.

La Danseuse

Et pourquoi ? Que reprochez-vous tant à la danse italienne ?

Moi

Qu’elle m’ennuie.

La Danseuse

Elle a passionné le xviiie  siècle. Elle a enflammé les romantiques. Ne chercherez-vous pas à comprendre par quels sortilèges ?

Moi

Je ne le puis plus. Que voulez-vous m’enseigner ? Que Mlle Taglioni a été une artiste incomparable ? J’en suis certain. J’ai en son génie une sorte de foi qui repose, comme l’autre foi, sur de grands témoignages. Je sais qu’elle avait tant de charme, tant de talent, qu’elle ne pouvait inspirer que des imitatrices. Le principe de sa danse était sauf. On ne le discutait même pas. Mais vous savez bien qu’il s’est perdu…

La Danseuse

C’est trop fort !

Moi

Et quand, cinquante ans après elle, j’ai vu Mlle Lubra…

La Danseuse

Elle dansait fort bien.

Moi

Feue Mlle Lubra n’a jamais su danser.

La Danseuse

Et Mlle Mauri ?

Moi

C’est autre chose. Mlle Rosita Mauri dansait toute droite comme un petit bâton de bois, et c’était si gentil, si malin, si net, si délicatement spirituel qu’il n’était pas possible de ne pas l’applaudir quand elle avait fini sa variation. Elle dansait comme les rédacteurs du « Figaro » écrivaient à la même époque, il y a vingt ans ou même davantage. L’esprit de Paris était en elle.

La Danseuse

Alors ?

Moi

Alors je l’applaudissais ; mais tout en regardant ses petits pieds, si pressés, si vifs, si amusants, je me disais : « Ce n’est pas ça, la danse. »

La Danseuse

Et pour parler votre langage : « Qu’est-ce que c’est, la danse ? » Je danse depuis vingt-cinq ans. Vous serez fort aimable de m’apprendre mon métier.

Moi

Ne m’accablez pas. Je ne sais aucun métier, pas même le mien. Et quand vous sauriez le vôtre jusqu’au bout des orteils…

La Danseuse

Répondez-moi ! Lorsque je parais en scène, qu’attendez-vous de ma danse ?

Moi

Qu’elle signifie quelque chose.

La Danseuse

Ah ! j’en étais bien sûre ! Vous voulez que tout, en art, ait une signification littéraire. Vous vous trompez. Nous dansons sur de la musique. La musique signifie-t-elle toujours quelque chose ? Prenez au hasard un morceau… sur lequel on ne danse même pas. Prenez la toccata en fa que Bach a écrite pour orgue. Y a-t-il rien de plus beau, dites-le ?

Moi

Rien de plus beau.

La Danseuse

Et qu’est-ce que cela veut dire ?

Moi

Rien du tout. Cela a sa force en soi. Cela se passe de toute littérature. C’est une merveille. C’est une joie de la vie.

La Danseuse

Alors, pourquoi voulez-vous que notre art ait une signification quand la musique même qui nous anime peut être belle et sans pensée ?

Moi

Parce que nous ne sommes plus à l’époque de la toccata en fa. Ce sera ma seule réponse. La danse classique est morte comme la musique classique, mais alors que les partitions de 1730 restent aussi jeunes, aussi pures que jadis, rien ne peut plus nous représenter ce que fut Mlle Camargo, ni Mlle Taglioni. À la fin du siècle dernier, l’art chorégraphique était arrivé à un tel degré de dégénérescence que la jeunesse n’y comprenait plus rien, et que, d’une seule voix, elle demande autre chose

La Danseuse

Et quoi ?

Moi

À peu près ce que vous voyez aujourd’hui.

La Danseuse

Ah ! c’est joli ! Des danseuses qui ne savent pas danser !

Moi

Ne dites donc pas cela ! Wagner a eu la faiblesse d’écrire les Meistersinger pour répondre à des phrases de ce genre. Il y a des artistes assez entêtés pour exécuter même ce qu’ils ne veulent pas faire, afin de prouver aux contradicteurs qu’ils sont capables de tout. Défiez, si vous le voulez, Mlle R. B. : elle vous battra dans le style classique qu’elle aime le moins. Quant à Mme Isadora Duncan…

La Danseuse

Oh ! celle-là ! elle ne passerait même pas son examen de choryphie.

Moi

Et après ? Victor Hugo non plus n’aurait jamais passé son examen de poète : il ne savait faire ni les textines, ni les ballades, ni même les rondels. Et que lui dénierez-vous ? Le génie ? Le talent ? ou la facilité ?

La Danseuse

Vous vous moquez de moi.

Moi

Mme I. D. est admirable…

La Danseuse

Ce n’est pas l’avis de tout le monde…

Moi

C’est le mien. Mme Duncan paraît, et aussitôt…

La Danseuse

Vous la trouvez jolie ?

Moi

Et aussitôt elle nous émeut par cet enthousiasme, cette sincérité, cette foi qui est en elle et qu’elle nous transmet. Elle nous montre d’abord l’allégresse de danser et c’est charmant à voir. Nous comprenons tout de suite qu’elle est là par plaisir. Elle ne danse ni pour un public, ni pour un cachet, ni même pour sa gloire. Elle danse pour elle…

La Danseuse

Dites-le donc ! elle ne danse pas pour vous, et voilà pourquoi vous en raffolez ! Quel sentiment masculin !

Moi

Oh ! comme il vous plaira ! Si vous ne voulez pas de ce sentiment là pour votre sexe, je le prends pour le mien, je le proclame, je le développe, je le signe, et je le fais signer par tous les artistes. Défiez-m’en.

La Danseuse

Alors il suffit de…

Moi

Non, il ne suffit pas ! mais c’est déjà beaucoup que lorsqu’une artiste prétend exprimer une émotion, elle l’éprouve elle-même à un tel degré qu’elle ne sache plus qui la voit en scène, ni comment elle sera jugée.

La Danseuse

Vieux débat que celui-là !

Moi

Tranché depuis longtemps… Donc Mme Duncan paraît, et dès que nous avons applaudi en elle, avant toute chose, la joie de la danse, nous sommes pris par l’objet du spectacle qu’elle donne. Tour à tour, elle anime des statuettes antiques, des figures de vases que nous avions vues immobiles et qu’elle semble ressusciter ; ou bien, elle invente, elle reconstitue, que vous dirai-je ? elle interprète ; il le faut bien. Ces gestes de tête si antiques et si nouveaux qui placent le cou tantôt dans la ligne du bras et tantôt, renversée, dans la ligne du corps, c’est la résurrection de la danse athénienne. Et quand Mme D. au milieu d’une danse grave, s’arrête tout à coup, lève le genou jusqu’à la poitrine et fait avec la jambe droite un pas lent d’un si beau caractère tragique…

La Danseuse

Oui. Vous comprenez ça.

Moi

Une trouvaille !

La Danseuse

Vous savez donc l’anglais mieux que le grec ?

Moi

C’est méchant ce que vous dites là et ce n’est pas juste. Sans doute, Mme D. danse un peu en anglais, comme d’autres en français ou en italien ; mais elle danse surtout en grec, et c’est ce dont vous ne douteriez pas si vous saviez le grec mieux que l’anglais.

La Danseuse

Oh ! moi, on ne m’a guère appris à danser en littérature, je vous l’ai déjà dit. Et voilà justement le pire défaut que je trouve à vos danses de caractère, c’est qu’elles sont nationales et que vous les aimez surtout en raison de leur exotisme. Vous n’aimez point les danses françaises parce qu’elles parlent notre langage et n’ont pas de mystère pour vous ; mais comme vous ne savez pas le russe, je suis sûre que vous délirez devant Mme Rubinstein. Ne dites pas non.

Moi

Je ne dis pas non. Mais que me parlez-vous de Russie à propos de Mme R. ? Elle n’a jamais dansé qu’en français.

La Danseuse

Ah ! vraiment ?

Moi

Mme R. ? c’est la petite-fille spirituelle de Théophile Gautier, c’est la digne élève de Flaubert, c’est toute l’antiquité vue à la française. Et vous voyez combien votre opinion est imprudemment hasardée, puisque le jour où on présente enfin une élève nourrie de notre culture, nous applaudissons, en effet, nous délirons si vous voulez. Un seul regret nous reste, c’est que Flaubert et Gautier, si dignes de rénover l’art chorégraphique, n’aient pas eu d’abord la chance d’inspirer une danseuse vraiment parisienne, et la plus éminente de toutes, mademoiselle ; c’est à vous que ce discours s’adresse.

La Danseuse

Merci, après tout ce que vous venez de me dire, je vous tiens quitte de vos compliments.

Moi

Vous les recevrez, malgré vous. Ne pensez pas que j’aurais tenu ici toute cette discussion sur la danse si je ne vous admirais pas à l’égal de vos ennemies.

La Danseuse

Moi ? Vous m’admirez aussi ? Ah ! mon cher, vous devenez fade. Vous applaudissez tout le monde.

Moi

Tout le monde ? Oh ! non. Vous et elles. C’est assez.

La Danseuse

C’est trop. Et comment nous conciliez-vous ? Puisque ce sont mes ennemies, comme vous dites si bien.

Moi

Vous ressemblez à M. Ingres.

La Danseuse

Physiquement ? Ha ! Ha !

Moi

Ne plaisantez pas. M. Ingres réalisait en 1840 une formule d’art qui était morte ailleurs et qui ne vivait plus que par lui seul. Vous me parliez tout à l’heure d’une toccata de Bach… Mais quoi de plus émouvant que la Stratonice ? Voulez-vous mon sentiment le plus sincère ? La Stratonice est presque plus belle que les plus hauts chefs-d’œuvre du romantisme, et pourtant le romantisme avait raison contre elle. Pourquoi ? Vous allez me demander pourquoi ?

La Danseuse

Oui.

Moi

Parce que la vie même de l’art est soumise à une influence naturelle et constante, que l’on peut haïr, que l’on peut condamner, mais qui est évidente comme le jour et la nuit, et qu’on appelle la Mode.

La Danseuse

Ah ! par exemple ! Voilà une phrase que je n’attendais pas de vous.

Moi

Le devoir des artistes est de diriger cette mode et même de la brusquer, mais il ne faut pas lui obéir. Le général qui a dit : « Je suis leur chef, il faut que je les suive ! » était assurément un homme poétique, mais ce n’était pas un homme de guerre, ni un artiste. En art, il y a une mode à considérer, il n’y a pas de mode à suivre.

La Danseuse

Ce que vous appelez la mode, c’est la tradition.

Moi

En aucune manière ! La tradition ? Mais c’est notre loi. Et que fait Mme Duncan, sinon reprendre une tradition, plus vieille de vingt siècles que la vôtre ? Nous prétendons seulement que la tradition s’altère, s’abâtardit et que les gestes originels, jadis expressifs, deviennent inintelligents, de même que les anciens caractères chinois, si clairs, si simples dans leur forme primitive, sont devenus aujourd’hui les hiéroglyphes absurdes que vous connaissez.

La Danseuse

Oh ! je vous en prie ! Je ne sais pas non plus le chinois.

Moi

Vous le sauriez en quinze jours si vous le lisiez tel que ses auteurs de jadis l’écrivaient. Mais votre art comme leur écriture est devenu quelque chose d’inutilement abscons, où la formule remplace l’idée, où l’on ne sait même plus si l’artiste comprend la valeur des gestes traditionnels qu’elle répète. Et comme elle n’en est plus émue…

La Danseuse

Qu’en savez-vous ?

Moi

Je le sens… Et comme elle n’en est plus émue, elle nous éloigne de l’art qu’elle-même abandonne. Devant ce débat esthétique où nous sommes simples spectateurs, croyez bien que notre considération s’adresse à la danseuse autant qu’à la théorie dont nous voudrions la trouver éprise. À propos de danses, je vous ai parlé de Wagner, de Victor Hugo et de M. Ingres parce que j’ai un vif sentiment de l’égalité entre les arts et, malgré la liberté de mes opinions sur l’avenir de la chorégraphie, je vous admire, mademoiselle, plus que la plupart des poètes ou des musiciens vivants. Le graveur est parfois supérieur au peintre, le tragédien au dramaturge, la danseuse au librettiste. Quels candidats voudrais-je voir élus à l’Académie des Beaux-Arts ? Par rang d’âge, le premier serait Mounet-Sully, le second Mme Sarah Bernhardt…

La Danseuse

Et le troisième, moi ?

Moi

Non.