(1921) Une dernière étape des « Ballets russes ». La Belle au Bois Dormant pp. 227-231
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(1921) Une dernière étape des « Ballets russes ». La Belle au Bois Dormant pp. 227-231

Une dernière étape des « Ballets russes » : La Belle au Bois Dormant,
par André Levinson

Spectacle émouvant entre tous que la première de La Belle au Bois dormant à Londres ! C’est que cette victoire incontestable et du reste parfaitement prévue de Tchaïkovski et de Marius Petipa sur le public de Leicester-Square, je la considérais surtout comme des grandes manœuvres effectuées sur un terrain solidement occupé avant le vrai, le décisif assaut — qui sera livré à Paris. Car ce retour de M. de Diaghilev en arrière est évidemment l’offensive la plus hardie entreprise par cet homme intrépide contre telles préventions invétérées qu’il fut le plus actif à susciter. De même Igor Stravinski qui, dans sa lettre au Times, s’élance à fond de train et la cravache brandie contre les présumés détracteurs de Tchaïkovski, ne serait que Don Quichotte chargeant un troupeau de brebis, — tant d’engouement béat le public « insulaire » a invariablement montré aux auditions du maître russe, — si ce n’était qu’il visât Paris ! Cette lettre franchira le détroit1 telle une escouade d’éclaireurs violant la frontière la veille de la déclaration de guerre. C’est pourquoi je croyais humer dans cette salle paisible et bruyamment sympathique comme une odeur de combat.

Quelle est la signification de ce grand geste de défi ? Diaghilev aurait-il, en montant un ballet de la plus pure essence classique et qui date de 1890, fait œuvre d’archéologue, un essai de reconstitution, d’exhumation d’un art suranné et désuet, une « restauration de la maison Romanoff » comme opinait narquoisement à la générale quelque mauvais plaisant ? S’agit-il d’une capitulation ou d’un affranchissement ? Quel est le chemin où s’engage le fameux manager en exaltant la tradition qu’il avait hier encore si formidablement battue en brèche, celui de Canossa ou celui de Damas ? Et comment devons-nous chiffrer le résultat par lui obtenu dans le bilan de la danse moderne que ce cahier est appelé à dresser ?

Eh bien, La Belle au Bois dormant n’est aucunement une évocation rétrospective, un spectacle historique péniblement déchiffré par l’érudition, un pastiche savant ; c’est une pousse de l’art russe vivant transplantée en Europe et que Diaghilev s’essaie à greffer sur le théâtre occidental. Entre le ballet russe en Russie qui, sans se renier, sans déchoir, sombre peu à peu dans la débâcle matérielle et morale du pays et cet effort d’une personnalité autoritaire et dédaigneuse du péril, il y a continuité parfaite.

C’est que le ballet de Petipa-Tchaïkovski n’avait à Saint-Pétersbourg et à Moscou jamais quitte le programme ; il y a huit mois ou bien neuf je l’ai vu de mes yeux au « Théâtre Marie », mêlé à un public de gardes rouges et de matelots « en corvée »…

Le 3 janvier 1890, jour de la première de la Belle, fut une des plus grandes dates de la « période héroïque » du ballet russe s’affranchissant enfin de la tutelle des virtuoses italiens, renonçant à la musique étrangère fabriquée par des musiciens appointés. Celui qui contribua si puissamment à la création d’une école nationale fut le Marseillais Marius Petipa qui tint à la Russie par 56 ans de services ininterrompus sous quatre empereurs, qui fut l’éducateur de tant de générations de danseurs russes et qui, ayant dansé l’Esméralda avec Fanny Elssler et le Faust de Perrot avec Carlotta Grisi, devait un jour diriger les premier pas d’Anna Pavlova. Sa collaboration avec Pierre Ilitch Tchaïkovski, que la mort déjà guettait, décida de la victoire.

Je refuse de relever le gant jeté par Stravinski à la sensibilité musicale moderne ou plutôt je me récuse, n’étant point musicien mais surtout — selon la locution d’usage en mon pays — ballettomane. Comme tel je suis un de ceux — et qu’on ne m’en veuille pas — qui, dans toute création chorégraphique, considèrent la danse comme l’élément primordial, imposant ses caractères rythmiques a la musique qui l’accompagne. Tchaïkovski composant toutes les pages de sa partition selon les mouvements indiqués par le maître de ballet, s’adaptant aux formes symétriques propres à la danse classique, calquant le rythme sur les accents et les intervalles du mouvement du corps humain, réalisa un texte musical qui secondait merveilleusement les danses de Petipa. Si, comme je suis tenté de le supposer, la musique de danse est un art applique, l’œuvre de Tchaïkovski en remplit toutes les fonctions essentielles. Cela n’empêche point que tels « scherzi » du divertissement final — Le petit chat blanc peut-être aient bien des chances d’être appréciés — grâce à leurs jeux harmoniques divers et l’invention mélodique toujours en éveil — comme de charmants exemples de « l’humour » musical.

L’action dramatique du ballet-féerie est établie sur les données très simples fournies par le conte de Perrault que chacun se remémore. Les auteurs ont situé cette action dans un milieu Louis XV de fantaisie, d’une splendeur naïve, d’une majesté enfantine. Aussi Tchaïkovski et Petipa n’ont pas songé à arranger Lully ou à plagier Pécourt en faveur de leur libre et poétique fiction d’un « grand siècle » imaginaire. Ils ont préféré l’invention désinvolte nuancée de souvenirs historiques, d’éléments de style frappants. En somme c’est à l’époque des « neiges d’antan » que se déroulent les événements dansés du ballet.

Aussi toutes ces cérémonies et danses de cour s’accordent-elles parfaitement avec les éléments classiques de l’œuvre : danses d’ensemble des fées, variations de la princesse Aurore, des masques italiens, la célèbre valse villageoise avec guirlandes et corbeilles, le « pas de la vision » et des nymphes, épisode de « ballet blanc » venant se mêler à l’action fastueusement colorée.

Viennent enfin les « danses des contes de fées », brefs épisodes joués et dansés, raccourcis de sujets qui hantent l’imagination enfantine, ce que les Anglais appelleraient des « sketches » : le Petit chaperon rouge, l’Oiseau bleu (ce pas de deux est une des 3 ou 4 pages les plus merveilleuses de grâce et d’invention de tout l’œuvre énorme de Petipa), d’autres encore. Diaghilev en élagua quelques-unes en les remplaçant par des danses d’un caractère analogue tirées d’un autre ballet de Tchaïkovski ; l’une d’elles, ainsi que la variation exécutée au premier acte par la Fée des Lilas appartient en propre à feu Léon Ivanov, dont le nom n’est même pas mentionné sur le programme : homme d’un talent admirable qui végétait, modeste et obscur, à l’ombre des lauriers de Petipa.

Restituons-lui donc sa part. D’autres « unités » enfin furent introduites à Londres par Mlle Nijinska, sœur du danseur illustre : « Jean le simple » très mouvementé de style, grotesque russe, variation d’Aurore, biffée avant la première de 1890 et, en conséquence, jamais exécutée, une Barbe bleue plutôt insignifiante, une Shéhérazade — parodie qui, à vrai dire, détonait : en somme un ensemble énorme de morceaux chorégraphiques, tout un monde ! Je me borne aujourd’hui à cette brève nomenclature ; — toute analyse suivie des formes et des procédés sera mieux appréciée par un lecteur qui aura été spectateur : elle est donc à remettre pour plus tard.

Si en Russie les danses imaginées par Petipa avaient conservé leur éclat primitif, il n’en était pas de même du spectacle dans son ensemble qui avait sensiblement périclité depuis la mort du maître nonagénaire. Les anciens décors brossés par des praticiens éprouvés, les costumes dessinés par Vsevolocdsky, directeur-grand seigneur, aimable et distingué dilettante, qui ne manquait ni de science ni d’imagination, avaient été à Saint-Pétersbourg sacrifiés à une nouvelle variante exécutée par le peintre Korovine. Sous le poids de ce Louis XIV impressionniste, trivialement documenté et alourdi de clinquant, le rêve que fut ce ballet s’effondrait lamentablement. De même les groupes, processions, ensembles décoratifs de figurants, auxquels Petipa tenait énormément, étaient totalement négligés. Pour le texte chorégraphique Diaghilev pouvait s’appuyer en toute confiance sur les notations et tracés conservés par le régisseur Serguéev et surtout sur les souvenirs des exécutants. Pour le spectacle et sa magie tout était à refaire. Léon Bakst en fut chargé.

Ce que réalisa Bakst importe à tel point pour les destinées de La Belle que je ne saurais le passer sous silence. Lui non plus ne succomba pas aux suggestions du document historique, aux facilités du pastiche. Il ne fut point tenté de copier Versailles. Si l’on veut, c’est plutôt l’esprit de Tiepolo et de Piranèse qui plane au-dessus de ses colonnades en rotonde, de ses escaliers monumentaux. Grandiose, légère et sobre l’architecture de ses décors ; les parties en sont situées dans l’espace de façon à obtenir une impression de profondeur et de hauteur prodigieuse, une harmonie de lignes et de volumes, de plans verticaux et de contours incurvés, si vaste et si multiple qu’il faut remonter au-delà de la scénographie moderne, vers les Bibbiena et les Gonzago pour rechercher les rivaux de Bakst ; pour ce qui est des 300 costumes improvisés en six semaines, je ne signalerai que l’exactitude parfaite des rapports établis entre leurs colorations chatoyantes ; la « correspondance » des couleurs ne se dément nulle part. Aussi les groupes ordonnés par la Nijinska sur le fond de ces décors imposants forment des ensembles qui vont jusqu’au pathétique. Telle la scène finale du premier acte où les courtisans prosternés montent en une vague vermeille nuancée d’émeraude vers le berceau de la princesse et le couple royal, velours bleu et hermine, avec un groupe de nègres noir et or pour repoussoir. Mainte fois les décors furent applaudis dès le lever du rideau — et pour cause.

L’exécution fut remarquable quoiqu’inégale. La princesse du premier soir fut Mlle Olga Spessivtseva, jeune ballerine qui nous vint récemment de Pétrograd et dont je suis les progrès depuis ses examens. Elle possède la « ligne romantique » dans toute sa vibrante beauté ; si vous voulez elle exagère Taglioni, tant sont frêles et délicats ses bras et ses jambes allongées ; elle a l’air de voler — et de tenir à peine debout. Avec sa petite tête aux traits charmants et tristes, elle ressemble à une vignette de Célestin Nanteuil. Danseuse encore incomplète mais incomparablement poétique ! Elle est doublée par Mme Egorova, très bonne danseuse « de précision » ; beaucoup de noblesse, point d’émotion. La « fée des Lilas » est Mlle Lopoukova : on connaît sa verve, son ingénuité sympathique. Parmi les hommes M. Idzikovski, admirable sauteur, léger, vibrant de musique, dénué, du reste, de qualités plastiques, M. Vladimirov, soutenant la ballerine avec vigueur, bon acteur, virtuose somptueux du saut et de la pirouette, M. Vilzac, bien fait, équilibre, gracieux. Mais mieux vaut remettre toutes ces appréciations au jour où paraîtra sur une scène parisienne La Belle au Bois dormant ; c’est alors également que les spécialistes pourront juger des qualités du fougueux M. Fitelberg, chef d’orchestre célèbre en Russie, mais débutant dans les ballets.

Si je me suis attardé à ce bref aperçu de la première londonienne, c’est que j’ai cru, en toute humilité, écrire une page de l’histoire du théâtre national russe. Ce qui se joue actuellement sur les planches mal rabotées de l’« Alhambra », c’est peut-être l’avenir d’une tradition séculaire et illustre, une part importante de l’avoir artistique russe. Formidable enjeu ! Mais, comme je l’ai dit tout de suite, c’est à Paris que sera jouée la partie suprême dont dépend l’avenir de la danse classique.

André Levinson