(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre VI » pp. 76-89
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre VI » pp. 76-89

Chapitre VI

Sommaire. — Le Casino Cadet. — Ma prime. — Scènes dialoguées. — Alida Gambilmuche. — Alice la Provençale. — Marguerite la huguenote et l’Indépendance belge. — Les femmes célèbres. — Les portraits de mesdames de Sévigné, Girardin et autres. — Alice la Provençale, choriste aux Délassements-Comiques. — Rosalba. — Cancan. — Nini Belles-Dents. — Son bonnet, les moulins et ses chapeaux. — Pourquoi elle met de côté. — Hortense. — Ernestine. — Charles le danseur. — Chopart dit l’aimable.

I

Tout le monde sait que je suis une des habituées les plus assidues du Casino-Cadet et des salons de Markouski.

Qu’est-ce qui ne connaît pas le Casino-Cadet ?

Ce palais de la chorégraphie fantaisiste et du langage élégant ?

Tout Paris y va.

Nonobstant je vais me permettre d’en donner quelques détails.

Cela rentre dans mes attributions.

II

Soyez donc assez bon, cher lecteur, pour me suivre dans cette oasis aristocratique, vous n’aurez pas besoin de payer votre place, mes cavaliers ont leur entrée.

C’est ma prime.

LE CASINO CADET

dialogue pris sur le vif.

Un provincial. C’est gentil, ici. — Qu’est-ce qui croirait jamais que c’est un bal public, c’est plus joli que notre mairie.

Alida , jeune nymphe sur le point d’atteindre sa deuxième majorité. Il n’y a pas encore grand monde, je ne vois personne de connaissance, et j’ai déjà soif.

Un habitué , à son ami. Parole d’honneur ! tu n’es jamais venu ici, toi ?

L’ami. Parole d’honneur !

L’habitué. C’est drôle ? Où donc passes-tu tes soirées ?

L’ami. Dans ma famille.

L’habitué , avec intérêt. Pauvre garçon !

L’ami. Les femmes célèbres sont-elles déjà venues ?

L’habitué. Pas encore. Je crois cependant avoir aperçu Alice la Provençale.

L’ami. Qu’est-ce que c’est qu’Alice la Provençale ?

L’habitué. Ah ça ! mon cher, tu ne connais donc rien ?

Alice la Provençale est une charmante demoiselle qui danse presque aussi bien que Finette, qui fait trembler la gambilmuche, et que Marguerite la huguenote salue comme une collègue.

L’ami. Ah ! Marguerite la huguenote ? je la connais ; on en parle dans l’Indépendance belge, même que cela scandalise ma mère. Est-ce qu’elle n’est pas un peu la maîtresse de ce Mané ?

L’habitué. On dit que c’est son oncle.

L’ami. C’est donc cela ? — Est-ce qu’elle va venir ?

L’habitué. Sois-en convaincu. Les bals du Casino ne pourraient pas avoir lieu sans elle…

L’ami. Danse-t-elle vraiment bien ?

L’habitué. Comme un ange1.

Les deux amis, tout en causant, arrivent dans la salle des portraits.

L’ami. Quelles sont ces femmes ? Les célèbres danseuses dont nous venons de parler, probablement. Décidément ce bal est trés-galant ; il est entièrement dédié aux dames.

L’habitué. Merci, pour ces portraits… ces dames sont mesdames Sévigné, de Girardin, etc. — Tu les flattes !

L’ami. Tiens ! c’est vrai.

L’habitué. C’est heureux que tu aies dit cela tout bas, on se serait moqué de nous.

L’ami. Qui ça ?

L’habitué. Les habitués.

L’ami. C’est cela qui m’est égal, que ces messieurs et ces dames se moquent de nous…

L’habitué. Oui, mais ça ne l’est pas à moi… Tiens ! voilà Alice. — Veux-tu que je te la présente ?

L’ami. Je n’y tiens pas.

L’habitué. Si, laisse donc faire, faut connaître tout le monde… — (Appelant) Eh ! Alice !

Alice la Provençale. Qu’est-ce qu’il y a ?

L’habitué. Monsieur qui voulait te voir de près.

L’ami , confus. Mademoiselle, je…

Alice. Il est vilain, ton ami. — Monsieur ne vient pas souvent ici, n’est-ce pas ?

l’ami. C’est la première fois, et je suis heureux, pour une première visite, de…

Alice. Payes-tu quelque chose ?

l’ami. Avec plaisir : c’est me faire beaucoup d’honneur, certainement, car…

Alice. As-tu fini tes manières.

Ils s’installent dans les galeries qui servent de café.

Alice. Vois-tu, mon petit, ici faut te déshabituer de parler comme tu parles… C’est pas convenable, ça humilie les autres.

L’ami. Mais je ne parle pas mal, je crois..

Alice. Comment que tu t’appelles ?

L’ami rougit et ne répond pas.

— Tu ne veux pas le dire, — ça m’est égal… Tu viens en incognito ; est-ce que tu es marié ?

L’ami. Pas encore.

Alice. Tu l’es ! je vois ça… Eh bien ! mon petit, faut amener ta femme ici, ça la formera..

L’habitué. Quant à cela, le Casino-Cadet est excellent pour les éducations.

Alice. Oui, on y prend de l’aplomb. Tiens, moi qui te parles, il y a six mois, avant de venir ici, j’étais plus bête qu’une bouteille vide. — J’étais choriste aux Délassements-Comiques, et j’avais des émotions au moment d’entrer en scène. Des bêtises de jeune fille à marier, quoi ! Maintenant, je jouerais des rôles à M. Mélingue, si on me le demandait.

L’ami , bas à l’habitué. Quelle drôle de fille !

L’habitué. N’est-ce pas ? j’en suis fou.

Alice , regardant dans la salle. Tiens, voilà Alida Gambilmuche, Rosalba et Nini. Les voilà toutes !… Ohé !

Se penchant sur la balustrade.

— Bonjour, mes sœurs.

Alida , d’en bas. Salut, Alice ; est-ce que tu consommes, là-haut ?

Alice. Ce que je veux. Je suis avec un nouveau.

Alida. Je monte, alors.

Alice , à l’ami. Çà t’est égal, mon vieux, qu’Alida vienne se rafraîchir avec nous ?

L’ami. Au contraire, et je suis enchanté…

Alice. T’es toujours enchanté, toi, tu ne vivras pas longtemps.

Alida , arrivant. Bonjour, messieurs et la compagnie. — Garçon, de la bière !

L’ami. C’est de la bière que vous voulez prendre, vous ne préférez pas plutôt une glace ?

Alida , le regardant. Monsieur n’habite pas Paris ?

L’ami. Pourquoi me demandez-vous cela ?

Alida. Pour rien. — Garçon, donnez-moi des échaudés alors, et de la bière anglaise.

L’ami. C’est vous qu’on nomme Alida ?

Alida. Oui, monsieur, Alida Gambilmuche, de mon nom de bal.

L’ami. Vous êtes danseuse ?

Alida. Par vocation, oui, monsieur.

L’ami. Il y a longtemps que vous venez ici ?

Alida. Depuis la fondation. — Monsieur est juge d’instruction ?

L’ami. Je suis négociant.

Alice. Fais pas attention, ma fille, monsieur ne connaît pas le Casino-Cadet, et il cherche à s’instruire.

Alida. Monsieur veut étudier les mœurs, comme… Eh bien, mon fils, on va le les faire connaître. Ça t’est égal que je le tutoie ? ça me gêne de dire vous !…

L’ami. — Tutoyez-moi… je n’y vois pas d’inconvénients.

Alida. — Il est très-gentil : mon petit, tu es très-gentil. Or, jeune homme, puisque tu tiens à savoir à fond le Casino-Cadet, suis bien mon raisonnement. Je vais t’en montrer les habitants et les habitantes. — Tu vois bien là-bas cette demoiselle qui a l’air d’une femme chic, c’est Rosalba-Cancan, une charmante fille qui danse ledit cancan comme personne : excepté Marguerite la huguenote, qui en est la reine. Ne fais pas la bêtise de me demander des détails sur sa vie privée, je ne dis jamais de mal de mes camarades. Celle qui est en face, c’est Nini belles-dents. Inutile de te dire pourquoi on l’a appelée ainsi, ton intelligence te le fait deviner : c’est une dame très-bien, qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins et qui court après depuis ce temps-là en chapeau à cinq louis. — On dit qu’elle est très-bien dans ce moment-ci, qu’elle demeure dans du palissandre bon teint et qu’elle place de l’argent. — Elle économise et tient beaucoup à se faire des rentes.

L’ami. — Elle a raison.

Alida. — Ça dépend des tempéraments. — Son amie, c’est Hortense, — Hortense la riche, comme on la nomme ici. — Elle nage dans les billets de banque, mais elle jette l’or par les fenêtres. Les mauvaises langues assurent qu’un joli jeune homme fait pied de grue sous sa croisée, histoire de recueillir les louis qui tombent, mais je n’en crois pas un mot : — le temps de ces messieurs-là est passé. On reçoit, mais on ne donne plus, c’est devenu mauvais genre.

L’ami. — C’est horrible, du reste.

Alida. — Ça dépend encore des tempéraments. — Enfin celle qui arrive en faisant sa tête, c’est Ernestine. autre femme dans l’aisance. — Elle a été longue à faire fortune ; mais elle a tellement fait des pieds et des mains, qu’aujourd’hui elle ne se ferait pas couper une mèche de cheveux pour dix mille francs.

L’ami. — Mais alors toutes ces dames sont riches.

Alida. — Toutes, ah ! bien oui ! — dans le pétrin, plutôt. — D’abord il y a moi, Alice que voici, et le restant. — Nous courons toutes après les billets de mille, mais ces gueux-là courent plus vite que nous.

L’ami. — Quel est ce monsieur qui donne le bras à Rosalba ?

Alida. — C’est Charles le danseur, — une réputation mâle du bal, — un Brididi rajeuni. Il danse bien, mais il a trop d’orgueil, il se croit aussi célèbre que Rigolboche, c’est ce qui lui fait du tort. — L’autre, c’est Chopart, dit l’aimable, un bon garçon, celui-là, qui saute comme une sauterelle et qui n’en est pas plus fier pour ça.

L’ami. — En somme, tout cela est très-amusant.

Alida. — Je te crois. — C’est pour cela que nous y venons tous, et que le Casino-Cadet gagne des millions. Sur ce, mon vieux, je te laisse… Voilà un quadrille, je vais me l’offrir, — à moins que tu ne veuilles me servir de cavalier.

L’ami. — Merci, je ne sais pas danser.

Alida. — Alors, au plaisir de te revoir. — Viens-tu, Alice ?

Alice. — Voilà. — (Saluant.) — Messieurs.

L’ami répond à ce salut par une respectueuse révérence. — Une fois ces dames parties, l’habitué prend le bras de son ami.

L’habitué. — Eh bien ! qu’en dis-tu ?

L’ami. — Je dis que c’est charmant et que je suis enchanté d’y être venu…

L’habitué. — N’est-ce pas ?

L’ami. — Pour n’avoir plus à y revenir.