(1921) Danse et musique « Danse et musique, par André Suarès — X » p. 139
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(1921) Danse et musique « Danse et musique, par André Suarès — X » p. 139

X

Si propre aux sentiments et à la passion, la musique l’est beaucoup moins au drame. Tout ce qui est trop précis finit par lui nuire ; elle-même nuit toujours à l’action : par nature, elle l’arrête, elle la fixe. Le cri est le contraire du chant, et jusqu’à un certain point le dialogue même. Dès qu’elle parle au sentiment, toute musique est lente. Au contraire, elle invite au rêve ; elle en ouvre les avenues, à l’infini. Je dirai tout d’abord par où je veux conclure : le drame des idées non rationnelles est le drame musical entre tous. Il ne peut plus y avoir de métaphysique persuasive ou pénétrante qu’en musique. Et cette musique doit être un poème de danse, ou ne s’en mêler pas.

Quand la science ou le bon sens vulgaire s’en prennent à la métaphysique, elle n’a plus qu’à refuser le combat, à céder la place et à fuir. La science et la raison commune triomphent à peu de frais : elles sont les servantes du Seigneur, qui sont devenues ses maîtresses ; et elles comptent bien hériter du domaine, quand il sera mort du cœur. Ces deux filles de ferme ont l’insolence tranquille des paysans qui, une fois propriétaires, ne se rappellent plus leur servage de la veille ; et tandis qu’ils remuent du purin, qu’ils entassent du fumier et qu’ils préparent leurs champs, ils demandent avec la plus morne outrecuidance à Newton formulant ses équations sous un pommier, et bien plus encore à Shakespeare écrivant la Tempête : « À quoi cela sert-il ? Mange-t-on du papier ? Il n’est bons chiffres que la somme des recettes au retour du marché. » Mais Shakespeare sourit, et fait parler Caliban.

La science a raison dans son ordre, comme le sens commun dans le train de la vie quotidienne. Toutefois, tant qu’il y aura des esprits pour rêver, pour concevoir le monde et n’y pas être seulement, la religion et la métaphysique seront pour eux une nécessité : comme elle est la plus amoureuse, elle est la plus profonde, sinon la plus directe. L’art y répond ; et entre tous les arts, la poésie et la musique.