Chapitre II. De la Danse théâtrale des Grecs
La Pythie déclara par un Oracle, qu’un bon Danseur devait se faire entendre par le seul secours des gestes, comme un excellent Acteur par le moyen de la parole et un grand Chanteur par les différentes inflexions de la voix. On était heureux dans ce temps d’avoir de pareils secours, pour éclairer la multitude. Elle recevait sans contradiction, une clarté dont le merveilleux la frappait. On pouvait fixer par là les objets que devaient embrasser les Arts, le goût des Spectateurs, et le but des Artistes. Un mot qui sortait de la bouche de la Sybille [Sibylle], était plus puissant que ne peuvent l’être aujourd’hui, la raison, la discussion, l’expérience, et les meilleurs traités. Il n’est guère de Particulier qui ne s’érige en juge des arts, et qui ne se croie très digne de l’être.
Un Clerc, pour quinze sols, sans craindre le holà,Peut aller au parterre insulter Attila ;Et si le Roi des Huns, ne lui charme l’oreille,Traiter de Visigoths tous les vers de Corneille.
Chacun est son propre oracle, et regarde, comme une entreprise sur ses droits, les soins charitables que quelques Citoyens plus éclairés et mieux instruits, prennent quelquefois de l’éclairer et de l’instruire. On n’est jamais que dans un enthousiasme extravagant, ou dans une froideur glaçante sur les Arts agréables, et sur les gens qui les exercent. Le moyen de faire entendre à un homme insensible, qu’il doit être ému, ou à un homme qui est dans un accès de frénésie, qu’il devrait être tranquille. La Pythie ne parle plus de nos jours ; ou si elle ose parler, c’est la voix qui crie dans le désert. Tout le monde est sourd, ou parce qu’il n’entend pas ; ou ce qui est pis encore, parce ce qu’il ne veut pas entendre.
Les Grecs qui avaient la vue déliée et l’oreille fine, entendirent l’Oracle, et en conséquence, ils regardèrent toujours la Danse, comme une imitation par les gestes, des actions▶ et des passions des hommes.
Portée au Théâtre, elle y reçut plusieurs accroissements glorieux à l’Art, sans perdre aucun de ses premiers avantages. On l’y assujettit à des Lois sévères ; mais semblable (s’il m’est permis de m’exprimer ainsi) à ces États qui deviennent plus florissants en cessant d’être libres, elle s’embellit de la gêne qu’on lui imposa. [Voir Ballet]
Il fallut qu’une exposition claire et précise offrît l’idée de l’◀action▶ qu’elle devait peindre ; qu’un nœud ingénieux en suspendît la marche, sans l’arrêter ; qu’elle arrivât ainsi graduellement à un développement agréable, par un dénouement bien amené, quoiqu’imprévu.
Elle fut dès lors un spectacle brillant et régulier, composé de routes les parties difficiles, dont la liaison forme au théâtre ce bel Ensemble, qui est un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain.
Bientôt à la place de cette Danse allégorique, que les Athéniens avaient portée d’abord sur leur théâtre, et qui représentait le mouvement des Astres [Voir Danse astronomique], on substitua une ◀action Nationale. Elle était l’image des détours du Labyrinthe de Crète, des évolutions que Thésée avait imaginées pour en sortir, de son combat avec le Minotaure, et de son triomphe.
Ce Héros avait composé cette Danse lui-même, après sa victoire ; et il l’avait exécutée avec la jeunesse de Délos50. Les Athéniens devaient revoir avec plaisir, dans les Intermèdes de leurs Tragédies, le tableau d’un événement dont leurs Pères avaient partagé la gloire. [Voir Danse de la Grue]
De nouveaux sujets sans nombre51 succédèrent à ces premiers. Les Grecs eurent toujours l’imagination féconde et l’exécution facile. Ce Protée, dont la Fable raconte tant de merveilles n’était qu’un de leurs Danseurs, qui par la rapidité de ses pas, et la force de son expression, semblait, à chaque instant, changer de forme. Ils eurent encore, entre plusieurs femmes extraordinaires qui firent honneur à l’Art, cette célèbre Empuse, dont l’agilité était si grande, qu’elle paraissait et disparaissait comme un fantôme. C’est l’amour des talents qui les fait naître : on les voit toujours en foule où on les aime.